La quatrième édition du festival international « N'Djam s'enflamme en slam » réussit, avec peu de moyens, à créer un moment politique fort dans la capitale.
Sur la scène mise à disposition par l’Institut français du Tchad, un drôle de groupe lance quelques notes hésitantes. Le bassiste ? Il s’occupe aussi de la logistique du festival. La saxophoniste est une amie hollandaise réquisitionnée pour l’occasion. Et la pianiste, une slameuse qui connaît les bases du clavier.
Tandis que la formation bricolée s’ébroue, Croquemort déboule. Derrière le pseudonyme macabre se dissimule Didier Lalaye, un grand gaillard de 33 ans devenu une célébrité à N’Djaména, où il ne peut faire 100 mètres sans être salué d’un « Salut, Croque ! C’est comment ? ».
Ce n’est pas l’argent qui fait un festival, mais une équipe !
Médecin de profession, cet ovni de la scène artistique est passé du rap au slam, et a su écrire des textes inspirés comme « Je voudrais devenir star », en 2010, qui ont donné des aspirations et des respirations à la jeunesse du pays. Ovationné après sa prestation, le « Tchadien de l’espace » présente les professionnels, tous des amis, qui ont permis à la quatrième édition du festival N’Djam s’enflamme en slamde se tenir du 23 au 29 octobre en réunissant une cinquantaine d’intervenants venus de 17 pays différents. Il conclut dans un sourire radieux : « Ce n’est pas l’argent qui fait un festival, mais une équipe ! »
Au départ de la manifestation, en 2013, « l’équipe » se résumait en fait à deux personnes : Croquemort, donc, et son ami Manuel Deuhb, alias « Zyzou », aujourd’hui infographiste de 27 ans.
« Avant Croquemort, le slam était un art méconnu au Tchad, explique Zyzou. Ses albums (ndlr : Dieu bénisse Idéfix, en 2011, et Apprenons à les comprendre, en 2015) ont eu énormément de succès. Ce qu’il disait était nouveau, fort. A certains concerts, seulement un tiers des gens présents pouvaient entrer dans la salle. On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose de tout ça… Mais on n’avait pas un sou. On a décidé de créer un mini-festival, le seul qui s’organise sans argent, mais avec des bonnes volontés. »
Deux fois moins cher que Maître Gim’s
Quatre ans plus tard, la manifestation fauchée – qui ne reçoit toujours pas de subvention publique, malgré des demandes répétées – peut tout de même compter sur des partenaires de poids. D’abord l’Institut français, devenu la maison du festival, où se passent de nombreux concerts. Mais aussi la maison de production et de promotion Selesao concept, ou encore le Ministère des affaires étrangères des Pays-Bas. Cela n’empêche pas le tandem initial d’être sur tous les fronts : programmation, réservation d’hôtels, organisation des repas, transports des invités… à tel point que Zyzou s’interdit de commander des Gala, la bière locale, pour tenir le coup.
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Princesse Kadidja © La slameuse Princesse Kadidja en concert.
Basée sur un budget d’une trentaine de milliers d’euros, la manifestation n’est certes pas réellement « le festival à zéro franc » vanté par Croquemort. Mais on est loin des sommes conséquentes – au moins le double, selon nos sources – débloquées par le Tchad pour accueillir le seul Maître Gim’s, l’année dernière.
« C’est un duo très performant, note le directeur de l’Institut français, Abou Kamaté. Il nous a fallu seulement cinq réunions avec eux pour organiser le festival quand il en faut parfois 40 sur d’autres événements. »
L’institut mise beaucoup sur le slam qui crée une forme de débat apaisé. « Les jeunes peuvent s’exprimer sur tous les sujets qui les touchent, les ambitions brisées, le chômage, la pauvreté, même le viol… Mais avec la poésie que véhicule cet art, ils ne tombent jamais dans l’outrance. »
Régime cadenassé, parole libre
Tandis que le rap, grand frère commercial, évoque aujourd’hui plus souvent les jolies formes que les sujets de fond, le slam s’autorise des thématiques ancrées dans le réel, qui ouvrent le micro aux préoccupations africaines.
Paradoxe saisissant, au Tchad, où l’activisme politique est parfois durement sanctionné et où les agents de renseignement se glissent dans le moindre regroupement public, la parole reste totalement libre sur scène.
Les spectateurs blaguent, se mettent en colère, engagent des discussions avec les slameurs
Durant le festival, le Centrafricain Arnold Esatis Ngbagalet, alias Esatis le bon, a pu clamer sa haine de la politique politicienne et l’amour de sa patrie avec toute la fougue de ses 22 ans et la hargne des réfugiés. Le jeune Tchadien Clément s’en est pris à la « sale âme de Boko Haram » et a encouragé une jeunesse courbée à devenir « ressort ».
Faithfull, artiste camerounais de 30 ans, a dénoncé pour sa part la dépendance de l’Afrique par rapport à l’Occident, le corps comme traversé par des crises d’épilepsie. Sans parler des artistes féminines qui justifient à elles seules un prochain article…
La parole fuse, les idées aussi
Le slam, qui met des mots sur les maudits maux, s’est fait baume. Croquemort racontant dans un même texte les enfants qui sniffent de la colle à 6 ans, et ceux qui réussissent aussi à se changer en avocats, slameurs… ou deviendront peut-être un jour président !
Durant les performances les spectateurs blaguent, se mettent en colère, engagent des discussions avec les slameurs. La parole fuse, les idées aussi. D’autant qu’en marge des concerts plusieurs « causeries » menées avec des universitaires permettent de débattre de sujets brûlants comme la légitimité du franc CFA…
« Ce sont des discussions très riches, souligne Mirjam de Buijn, professeure d’anthropologie à la manœuvre, à cheval entre l’université de Leiden aux Pays-Bas, et celle de N’Djaména. Le festival est à l’image de Croquemort, slameur et médecin, il est fait pour les esprits nomades. Ce sont eux qui trouveront demain les solutions aux problèmes d’aujourd’hui. »
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