Sadou Yehia était éleveur à Léléhoy, une bourgade du Gourma malien, dans cette zone dite des trois frontières, à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, où se concentrent les violences contre les populations civiles et se focalisent désormais les armées française et sahéliennes dans la lutte contre les groupes djihadistes.
Selon le récit de membres de sa famille, il a été enlevé le 5 février dans son village par des islamistes armés avant d’être abattu trois jours plus tard. Trois semaines auparavant, le 13 janvier, France 24 diffusait un reportage où cet homme dénonçait à visage découvert les rackets des djihadistes alors que son village recevait la visite d’une unité de l’opération française « Barkhane ».
La chaîne, très regardée en Afrique, a-t-elle mis Sadou Yehia en danger de mort comme le pensent certains ? L’anonymisation des sources est-elle « illusoire » comme le rétorque la direction de France 24 qui avait, dans un premier temps, qualifié d’« artificielle » toute précaution sur l’identité des personnes interrogées en raison de « l’imbrication des terroristes dans la population locale dont ils sont eux-mêmes issus » ?
La direction de France 24 s’est dite « profondément atteinte par cet assassinat barbare », mais refuse d’être désignée « comme les coupables dans une inversion insupportable des responsabilités ». La section du Syndicat national des journalistes (SNJ) de France Médias Monde (France 24, RFI et MC Doualiya) a toutefois dénoncé vendredi 14 février les « explications emberlificotées » de la direction et a estimé que « la diffusion à visage découvert du témoignage [de Sadou Yehia] contrevient à tous les principes déontologiques de base ».
Dans un entretien au Monde Afrique, Yvan Guichaoua, enseignant chercheur à la Brussels School of International Studies de l’université du Kent et spécialiste du Sahel, souligne que si les djihadistes n’ont pas besoin de France 24 pour être informés, des précautions maximales doivent être prises pour éviter de mettre en danger ceux qui témoignent contre leurs agissements.
France 24 s’est-elle montrée au mieux imprudente en diffusant ce reportage ?
L’absence de floutage constitue une erreur que je ne pensais pas un jour voir advenir. Cela fait partie des précautions basiques à prendre quand on effectue ce type de reportage. Les justifications données par la suite ne tiennent pas la route. L’anonymisation du répondant, du lieu de l’entretien, le floutage des visages sont des précautions minimales à prendre dans le contexte de violences systématiques contre les civils dans cette zone.
France 24 a cependant expliqué que la question de l’anonymisation ne se posait pas du fait de l’imbrication des terroristes parmi les populations…
Il y a eu deux séries de justification de France 24. Il y a eu un premier communiqué surréaliste sous-entendant grosso modo que les groupes terroristes et les communautés sont tellement imbriqués qu’on ne peut pas distinguer les bons des méchants. Le second communiqué est plus nuancé et dit que « l’anonymisation est illusoire » pour protéger les personnes interviewées. Ce n’est pas à France 24 de décider du niveau de risque auquel sont exposées les populations.
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Dans ces situations où l’on navigue à vue en matière de sécurité, on prend les précautions maximales. On ne peut pas faire des choix unilatéraux de ce que risquent ou pas les populations lorsqu’on les interroge. Ce qui me semble sidérant dans les justifications de la direction de France 24, c’est qu’ils se présentent comme des experts de la zone capables de prédire les effets d’une anonymisation. Mais ce n’est pas à eux de décider. Ils se doivent seulement de prendre les précautions maximales pour éviter que les gens interviewés ne soient pas plus exposés qu’ils ne le sont déjà.
Peut-on pour autant faire un lien direct entre le témoignage de cet homme et son assassinat ?
Si on raisonne de manière distante et théorique sans se référer à ce cas, on sait que les djihadistes sont informés des va-et-vient de « Barkhane ». Ils n’apprennent pas à la télévision sur France 24 qu’une patrouille a eu lieu dans une zone dans laquelle ils opèrent. Ils ont leurs observateurs, leur réseau d’information qui leur apprend les mouvements des soldats français ou maliens quasiment en temps réel.
Sur cette base-là, il est difficile d’établir un lien de cause à effet entre l’assassinat de ce villageois et le reportage de France 24. Cependant, une journaliste d’Arrêt sur images [site Web d’information sur les médias] a pu contacter des membres de la famille de la victime qui affirment que les terroristes sont venus le chercher spécifiquement, ont prononcé son nom qu’ils n’ont pu connaître que dans le reportage, même s’ils n’ont pas fait référence à la chaîne.
Il m’est impossible d’établir un lien de cause à effet, mais il faut tout de même écouter la famille. Par ailleurs, le lendemain de l’assassinat, les groupes armés djihadistes seraient revenus dans ce campement pour chercher d’autres protagonistes de ce reportage.
Comment protéger les sources dans un tel environnement ?
La logique qui doit s’appliquer est celle utilisée par les chercheurs et les humanitaires dont les interventions ne doivent pas exacerber la vulnérabilité des populations. Pour les journalistes, le floutage, l’anonymisation du lieu et des personnes me semblent les précautions minimales.
Dans le monde de la recherche universitaire, les comités d’éthique nous demandent de faire signer des documents de consentement éclairé. Je ne sais pas si cela est possible pour les journalistes. Mais quand France 24 assure que cette personne a délibérément souhaité témoigner des exactions des djihadistes, bien sûr qu’il a voulu envoyer un cri d’alarme pour sa communauté, mais il ne voulait pas non plus être liquidé. C’est aux journalistes et à la rédaction de prendre leurs responsabilités pour communiquer le message sans que la source du message soit exposée à des représailles.
Enfin, j’ai trouvé assez scandaleux dans la communication de France 24 de se poser comme le porte-voix des victimes de la barbarie dans la zone, comme s’ils en avaient le monopole, alors que beaucoup de journalistes locaux travaillent pour transmettre des informations précises. L’argument que la critique fait le jeu des djihadistes et réduit les populations au silence est d’un paternalisme insupportable.
Cyril Bensimon
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