L’année de la célébration du cinquantenaire des indépendances des pays d’Afrique francophone, commencée avec moult promesses de renouveau, s’achève dans une insolite discrétion sur cet événement. Quel bilan fut réalisé lors de cette année symbolique ? Quels projets furent dessinés ? Quels espoirs furent suscités ? En fin d’année, les griots officiels du cinquantenaire sont aux abonnés absents, et les lendemains de fêtes sont bien moroses… Ne nous en plaignons pas, au fond. L’erreur : avoir fait accroire que le cinquantenaire était une festive étape.
Nous avions suggéré le recueillement, le bilan, voire un exercice collectif de la « parole libre », afin de dessiner ensemble l’avenir et de transformer les mots en matière dynamique. Il faudra se donner rendez-vous pour cela durant les prochaines années. On retiendra toutefois que, projetée dans un tunnel au bout duquel son destin lui était promis, l’Afrique francophone aura connu, en cinquante ans, de multiples convulsions, ses mues, ses errements, mais aussi une capacité extraordinaire à inventer son univers, fait d’espaces lumineux et de sombres rendez-vous avec l’incertitude et le chaos. Enfantements douloureux des communautés autonomes de destins…
Une partie du continent africain peine à se défaire de la mémoire de la colonisation et des blessures de cette période de son histoire. En retard de plusieurs révolutions, trop longtemps enfermés dans la gangue de ce qu’on a nommé la « stabilité » – en fait, un glacis autoritaire -, certains pays tentent aujourd’hui de construire une réalité ordinaire, un espace de vie où les citoyens s’interrogeraient eux-mêmes sur leur devenir, plutôt que de désigner le monde extérieur comme la cause de tous leurs maux. L’affranchissement de la mémoire coloniale se mesure aussi à la capacité que se donnent les peuples à évacuer de leur territoire mental les maîtres d’autrefois, à se réapproprier leur propre pensée immédiate, à occulter, dans tous les gestes de la vie, l’idée d’une main extérieure qui dominerait chacune de leur action.
L’indépendance tient avant tout à cet exercice mental : vider de son existence le pouvoir mentalement accordé à l’autre de vous dominer… Ce n’est pas simple. C’est possible. C’est surtout l’objectif. A l’aune de la crise ivoirienne, nous pouvons mesurer le chemin parcouru par certains pays africains depuis les indépendances en 1960. Cette crise est révélatrice du désarroi mental auquel se trouve confrontée encore une partie de l’Afrique. Où, face à une situation qui aurait pu – aurait dû – être abordée comme un défi national, ivoiro-ivoirien, certains ont choisi d’instrumentaliser le basique « refoulé » logé dans l’inconscient des peuples encore chahutés par le souvenir colonial. Contournant le réel, on déplace un conflit sur le terrain de la lutte contre l’impérialisme et un indéfinissable « complot international » ourdi à l’encontre d’un peuple et surtout d’un homme providentiel, le seul censé incarner le destin de ce peuple ! Ces thèmes « fonctionnent », d’autant qu’ils sont éternels, et sommeillent en toute personne portant en elle une capacité d’indignation face aux violences faite aux êtres. Défiant le rationnel, le seul fait de convoquer ces thèmes dans le contexte de cette crise ivoirienne, suffit à provoquer le trouble, à jeter le doute sur le réel. Succombant à cette passion douteuse, au nom d’une prétendue lutte contre l’impérialisme, on peut même affirmer que la Terre est un triangle…
Dans le film « L’enfer est à lui / White Heat» (Raoul Walsh, 1949), cette phrase : « Le crime n’est après tout que la forme pervertie de l’ambition ». Le régime de Laurent Gbagbo, au nom d’une ambition, naguère légitime, aujourd’hui pervertie, commet le pire en livrant au monde le spectacle d’une jeunesse infantilisée, manipulée, dominée par cette idée qu’on lui a opportunément inculquée : celle d’un ennemi extérieur, juché sur d’invisibles miradors, régentant indéfiniment son destin, niant son humanité et sa liberté. Je connais de nombreux pays en Afrique où ces manipulations politiciennes ne suscitent plus que l’hilarité ou l’affliction. Les Ivoiriens le savent-ils ?
Petite histoire… Durant les années 60, il était d’autant plus aisé, pour ceux de ma génération, de croire aux aubes nouvelles promises à nos pays que nous étions des enfants de l’indépendance. Nés pendant l’indépendance ou peu de temps après. Notre mémoire n’était pas marquée par la réalité coloniale, et notre logiciel intérieur était exempt de l’hymne national français que chantaient naguère nos parents à l’école, ou encore du souvenir des travaux forcés et des abominations infligés aux indigènes pour satisfaire les desseins coloniaux. De cette époque, nos parents nous ont parlé, assez tard d’ailleurs, avec pudeur et pusillanimité, comme s’il ne fallait pas s’étendre sur ces choses-là. Nous étions intuitivement invités à respecter cette mémoire-là, pas si lointaine au fond, même si cette réalité révolue demeurait étrangère à notre intelligence. Par une obscure nécessité, nous avons entrepris, ce qu’on appelle de nos jours, un devoir de mémoire. Mémoire de nos pères et mères. Legs nécessaire… Mais, une réalité a succédé à une autre. Aux combats menés par nos pères et mères a succédé le nôtre, différent, portant de nouvelles exigences… Et c’est celui-là que nous racontons déjà aujourd’hui, aux plus jeunes. Aussi, pour ceux nés à la fin des années 80, à l’heure où les mots démocratie et multipartisme ont investi le domaine du commun, l’ère des partis uniques et de l’autoritarisme absolu relève de la Préhistoire. Ils raconteront, à leur tour, une autre histoire, leurs combats…
C’est à l’aune de ces ruptures successives opérées en seulement cinq décennies que l’on peut évaluer l’extraordinaire vitalité de cette Afrique en construction, par delà toutes les misères et les contradictions auxquelles elle se trouve confrontée depuis cinq siècles. C’est pour cela aussi qu’il ne faut pas faire mentir les époques. Les nationalistes crépusculaires, ceux-là qui recourent à un populisme mortifère pour ordonnancer le chaos, commettent le pire en détournant les plus jeunes – qu’ils se trouvent en Côte d’Ivoire ou au Zimbabwe – de la vérité de leur époque et des combats propres à leur génération. N’oublions jamais que cette jeunesse n’aura que la vérité de leurs aînés en héritage.
1 Commentaires
Deug
En Décembre, 2010 (09:09 AM)Participer à la Discussion