Ce phénomène de l’exode des étudiants prend des proportions alarmantes dans les pays en voie de développement et en particulier au Sénégal. Ceci est d’autant plus préoccupant qu’il touche des secteurs et des activités à haute technologie et à forte valeur ajoutée.
En effet au Sénégal, cette nouvelle forme d’émigration concerne surtout les lauréats du « concours général », organisé pour récompenser les meilleurs élèves des lycées du Sénégal. Mais aussi des étudiants de deuxième et troisième cycle, formés dans les universités sénégalaises. Ainsi, tous les lauréats et beaucoup d’étudiants du deuxième et troisième cycle partent à l’étranger chaque année soit juste après leur formation soit pendant leur formation. On constate de véritables brigades de recrutement des lauréats, qui sont mises en place à travers un système d’octroi de bourse pour une spécialisation dans un domaine bien précis.
Les coûts de ce précieux phénomène sont incommensurables pour le développement économique et social du Sénégal. En l’absence de statistiques globales et fiables, on peut avancer quelques éléments d’appréciation qui donnent une idée et de l’ampleur de cette forme d’émigration sur le développement.
- Au niveau des coûts en formation : On peut avancer une indication permettant de situer un peu ce genre de coûts. Ainsi, un étudiant boursier sénégalais en France coûte environ 3 000 euros par an à l’État et combien de milliers d’euros cela fera si l’étudiant doit aller jusqu’au doctorat? À ce montant il faut ajouter toutes les dépenses liées à sa formation avant son départ. Cette indication permet de mesurer l’ampleur des pertes subies par l’État du Sénégal du fait de ce phénomène. Ainsi, le budget de l’État sénégalais supporte les coûts en formation d’une partie non négligeable des ingénieurs et cadres des pays développés. Autrement dit, un volume appréciable des dépenses budgétaires relatives à l’éducation et à la formation sert en fait à financer le développement technologique des pays bénéficiaires de cette nouvelle forme d’émigration.
- Au niveau de l’appel aux experts étrangers, cette fuite de compétences ne peut se traduire que par l’appel important et de plus en plus coûteux à l’expertise internationale. Ce phénomène grève lourdement les ressources déjà très maigres des pays en développement, dont le Sénégal. Dans ce cadre, « (pour combler ces fuites, le continent fait non seulement appel au personnel qualifié en provenance des pays occidentaux (100 000 expatriés non africains), mais également débourse de fortes sommes (4 milliards $ américains annuellement) »[1], selon le quotidien Le soleil, Fuite des cerveaux en Afrique : Une saignée de 23 000 universitaires par an 23.oct. 2007
Ces données assez élémentaires montrent l’autre facette de cet exode en termes de coûts financiers directs et qui certainement connaîtront de fortes augmentations au cours des prochaines années.
Dans ces conditions, les pays en développement, dont le Sénégal, se trouvent dans un véritable cercle vicieux. Ils dépensent beaucoup d’argent pour la formation de leurs étudiants et cadres bien sûr qui fuient à l’étranger d’un côté, et doivent faire venir des experts étrangers pour leurs besoins à des coûts exorbitants de l’autre côté.
- Au niveau enfin des coûts en expériences, ils sont difficilement quantifiables et sont souvent de source de dégâts considérables. Ils s’agissent des coûts inhérents au « pompage » de cadres, ingénieurs, médecins, et enseignants - chercheurs, qui ont déjà une grande expérience au sein des entreprises, universités, et hôpitaux dans le pays de départ. Car il faut souligner qu’ils partent pour la majorité pour une spécialisation à l’étranger et restent pour la plupart après leur formation. Ces coûts peuvent se mesurer en termes de perte de fonctionnement rationnel et efficace, de réduction de compétitivité, de non-réalisation des projets… pour les entreprises et l’administration du Sénégal victimes de ce véritable pillage. En effet cette dernière catégorie d’émigrés nouveaux est non seulement bien formée, mais a également une expérience pratique importante au sein du tissu économique du pays.
Face à l’ampleur du phénomène de l’exode des compétences et de ses conséquences très fâcheuses, il est devenu de plus en plus urgent d’arrêter cette saignée ou du moins d’en atténuer les dommages. Ainsi une véritable stratégie nationale visant à retenir les cadres, ingénieurs, médecins et à faire rentrer le maximum d’entre eux doit être initiée et mise en œuvre. Celle-ci doit s’articuler autour d’un ensemble de mesures et d’actions cohérentes et complémentaires visant à créer un environnement général favorable à ces compétences. Parmi les mesures de réformes à envisager, on peut insister, en particulier, sur :
- Une amélioration très profonde des mécanismes de fonctionnement de l’État et des entreprises à travers l’installation d’une véritable méritocratie : respect des compétences réelles, véritables plans de carrières, ouvrir la voie de la responsabilité aux jeunes.
- Une moralisation de la vie publique et au sein des entreprises au moyen de l’application des principes de priorité, d’intégrité, d’honneur… les sens de la responsabilité et de la citoyenneté doivent être de mise un peu partout;
- La nécessité de moderniser les mentalités tout en élargissant les espaces de liberté et de démocratie. De même, la culture du travail, le sens du professionnalisme;
- La mise en application d’une véritable politique de promotion de la recherche/développement. Il s’agit entre autres de développer les centres et instituts de recherche tout en les dotant des moyens humains et techniques satisfaisants, d’élargir l’interface entre le monde de la recherche et celui des affaires…
En somme, nous pouvons dire que la « fuite des cerveaux » est devenue la nouvelle forme d’émigration des Temps modernes. Le Sénégal n’échappe pas à ce phénomène qui prend une ampleur sans précédent et très inquiétante. Ainsi, une grande partie des étudiants sénégalais formés au Sénégal partent chaque année à l’étranger. Et le départ contribue certes à une perte pour le pays qui a dépensé beaucoup d’argent, mais qui va en dépenser davantage par le biais de bourses d’études qui leur sont octroyées. Ainsi, ces derniers restent dans les pays développés à la fin de leurs études. De même que ceux qui ont gagné de l’expérience dans les entreprises sénégalaises et qui partent pour une spécialisation et qui malheureusement ne reviennent plus. Ces situations entraînent des pertes aussi bien en termes de coûts financiers, qu’en termes d’expériences et de performances des entreprises et des administrations. Mais aujourd’hui, il faut être beaucoup plus nuancé quand on parle de fuite de cerveau en évoquant la notion de perte ou de gain. Pour faire face à l’avancée de la science et de la technologie, le Sénégal est obligé comme les autres pays en voie de développement, d’envoyer ou de laisser partir ses étudiants et intellectuels étudier ou se former à l’étranger en particulier dans les pays développés. Ainsi, il convient de repenser la façon dont la fuite des compétences est analysée et perçue, l’idée serait de laisser tomber le concept négatif de « fuite des cerveaux » pour parler de « circulation des cerveaux ». Car jusqu’en 1990 cette expression de « fuite des cerveaux » évoquait, l’idée d’une migration définitive et à sens unique de personnes hautement qualifiées, venant du monde en voie de développement vers les pays industrialisés. De nos jours, ce type de migration n’est plus un déplacement définitif dans un seul sens, les effets positifs de celle-ci sur le progrès économique et social et culturel ont fini par faire comprendre que la circulation des compétences et de la main-d’œuvre pouvait être un catalyseur du développement. On peut remarquer de multiples retombées globales de ce type de migration internationale : la création et le transfert de connaissance, constitution d’une main-d’œuvre instruite et qualifiée et le développement des relations commerciales, sont dans certaines mesures, partagées par les pays situés aux deux extrémités de la chaine migratoire, par le biais des étudiants qui retournent dans le pays d’origine. De nombreux expatriés contribuent déjà massivement à l’économie de leur pays de départ par les transferts de fonds à destination de leur famille, notamment les diplômés qui restent dans le pays de formation ou dans un autre pays du Nord. Ainsi, pour appuyer cette thèse révèle, une étude de la DPEE (direction de la prévision et des études économiques), citée par l’APS (agence de presse sénégalaise), que les transferts de fonds des Sénégalais de l’extérieur ont représenté en 2007 environ 460 milliards, soit trois fois plus que les investissements directs étrangers. Ce qui explique l’importance de ces fonds. Toujours selon la même source, la principale conclusion tirée de cette étude, mentionne que les envois de fonds des migrants réduisent significativement, le nombre de ménages en dessous du seuil de pauvreté (incidence) à hauteur de 31 %. Ce qui signifie que le tiers des ménages recevant des transferts auraient été pauvres, s’ils ne recevaient pas ces fonds. Cette étude révèle que les transferts de fonds accroissent en moyenne de 60 % les dépenses par tête des ménages qui les reçoivent, même si la répartition selon les milieux de résidence et le niveau de revenu fait sortir des disparités au sein des ménages. Les résultats de l’étude révèlent que le découpage des ménages en cinq groupes de revenu allant du plus pauvre au plus riche (quintile) montre une évolution croissante de l’effet des transferts en fonction du revenu. L’étude ajoute que Dakar et les autres villes présentent les impacts les plus forts avec respectivement 95 % et 63,2 % d’accroissement des dépenses en raison des transferts, comparés au milieu rural où l’impact n’est que de 6 %. Dans les autres villes, note l’étude, on remarque une baisse beaucoup plus forte de l’incidence de la pauvreté (60 %), en raison des transferts des migrants, et précise aussi que deux ménages sur trois des autres villes recevant des transferts auraient été pauvres en l’absence de transferts. On précisera que cette catégorie de personnes qualifiées toutefois n’est pas perdue pour le Sénégal, et constitue une réserve de main-d’œuvre qualifiée que le pays pourra utiliser en cas de décollage économique. En effet pendant la période de l’alternance en 2000 au Sénégal, le pouvoir politique avait fait venir de l’étranger des personnes qui occupaient de hautes fonctions dans les pays développés pour occuper des postes ministériels. Cependant cette idée novatrice a subitement était freinée, par une politique politicienne qui a repositionné au sommet de l’Etat des militants de partis politiques qui n’ont aucune compétence et expertise pour mener le pays sur la voie du développement.
Magatte FALL Dr en géographie (Ph.D.)
Spécialiste en géographie de la population :
((Im) migration, pauvreté et développement
Membre du réseau REDATC (Im) migration de l’université de Montréal
Membre du cercle de réflexion des sénégalais du Canada
<48>[email protected][1] Quotidien Le Soleil, Fuite des cerveaux en Afrique : Une saignée de 23 000 universitaires par an 23.oct. 2007
0 Commentaires
Participer à la Discussion