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La Culture des Sens : Entretien avec Mame Diarra, la blogueuse

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La Culture des Sens : Entretien avec Mame Diarra, la blogueuse

 

La Culture des Sens


Entretien avec Mame Diarra, la blogueuse


?(Première Partie)

Par A. Aziz Mbacké Majalis

Le terme « sentir » semble de nos jours posséder, dans le langage populaire, une signification assez singulière qu’il nous paraît intéressant d’analyser. Tiré du jargon franco-wolof en vogue, surtout chez les jeunes sénégalais, on le retrouve de plus en plus dans des expressions populaires du genre « Loolu laa sentir » (C’est ainsi que je le ressens), « Defal loo sentir » (Fais ce que tu ressens et ne t’occupe pas des autres), « Moom laa sentir » (C’est lui que j’aime) etc.


Ce genre d’expressions à la mode (dans les médias, sur Facebook etc.), nous semble être un prolongement assez significatif d’autres formules choc ayant contribué, surtout à partir des années 90, à modeler profondément la mentalité des nouvelles générations et de leur aspiration à se dégager progressivement des pesanteurs sociales, culturelles, politiques et religieuses. Conceptions et concepts qui s’inspirent des modèles exaltés par la mondialisation, à travers le showbiz, la culture hip-hop, l’Internet etc.  : « Boul faalé » (T’en occupe pas), « I don’t care » (Je m’en moque), « Y en a marre », « Ku mu neexul toppal feulé » (T’as qu’à aller voir ailleurs, si ça te plaît pas), « Noo ko yeugee » (Fais comme tu le sens), NTS (Nouveau Type de Sénégalais) etc.

?Il est connu que la jeunesse fut très souvent, dans l’histoire de l’humanité, le moteur de bouleversements socioculturels majeurs ayant jusqu’ici fait évoluer le monde. En remettant en cause certains schémas de pensée hérités des générations précédentes, fut-ce par la révolte, quelques fois salutaire, contre l’arbitraire et les traditions dénaturées, la jeunesse symbolise, par essence, l’avenir. Un avenir qu’elle est appelée à s’approprier et à remodeler sans cesse, grâce à la vigueur de ses actes, de sa pensée, de sa propre vision. Serait-ce en s’opposant aux aînés généralement plus soucieux de fidélité que de mouvement, de conservation que de rénovation du système. Ce progrès, souvent nécessaire à la perpétuation de l’espèce, ne manque cependant pas, quelques fois, de créer des dysfonctionnements susceptibles à terme, non canalisés et mal pensés, de remettre en cause la nature même et le sens profond de cette humanité.  Le sentiment de révolte, né du désir de justice et de liberté coulant en chacun d’entre nous, semble ainsi constituer à la fois la sève nourricière et le fatal poison de la vie. Surtout lorsqu’il s’inspire de systèmes de pensée extrêmement puissants, à l’instar de l’idéologie matérialiste moderne, dont l’une des forces majeures réside dans son prodigieux potentiel d’attraction et une omniprésence instantanée, visible ou subliminale, dans notre vie de tous les jours.

Chez les jeunes sénégalais, « sentir » renvoie en général au « sentiment », souvent « positif », car « sincère » et authentique, reflétant leur « vraie » personnalité et leur « franchise » sans détours. Tout en s’opposant à l’hypocrisie, au mensonge et à la fausseté que symbolise, à leurs yeux, le « masla » sénégalais qui a gangrené tout le « système ». En rétorquant « Loolu la sentir » (C’est ainsi que je le ressens) aux détracteurs contestant leurs choix vestimentaires, comportementaux, culturels, sexuels, ces jeunes (ou même, de plus en plus, d’adultes) adoptent une attitude idéologique dont ils n’entrevoient en général que l’esprit d’autonomie et d’individuation sociale, sans souvent réaliser toutes ses implications socioculturelles et même spirituelles. Pour illustrer de façon très simple cette situation nous ayant depuis toujours semblé assez singulière et même ambiguë, l’on se contentera de relater une intéressante discussion que nous eûmes récemment avec une jeune et très célèbre blogueuse sénégalaise. Echanges nous ayant d’ailleurs convaincu de rédiger la présente réflexion. Un exemple parlant, comme on dit, valant en effet plus que mille mots…

?Lorsqu’elle nous exposa, au cours de notre entretien, digne, ma foi, d’une véritable maïeutique socratique, sa vocation à toujours faire ce qu’elle « sentait » en elle-même, sans tenir compte de l’avis des autres, nous l’interrogeâmes sur ses motivations et sur ce qu’elle entendait exactement par « sentir quelque chose ». Pour elle (nous l’appellerons Mame Diarra, ou plutôt « Diara-Web », pour faire plus « moderne » et mieux nous conformer à la personnalité numérique qu’elle veut se donner), pour Diara-Web donc « chacun se doit de ne faire que les choses qu’il ressent » et de ne pas se soucier outre mesure du qu’en dira-t-on. En d’autres mots « Laisser les gens parler, avancer dans la voie que l’on s’est tracé, sans regarder dans le rétroviseur. Le choix d’une personne ne regardant qu’elle, les avis de la société importent peu. L’essentiel, c’est d’être bien dans sa tête et de s’accepter tel que l’on est. Tant pis si l’on ne plait pas à tout le monde. L’essentiel est d’être en accord avec soi-même, tout le reste n’ayant aucune importance. Car on risque fort d’être malheureux en faisant toujours attention aux autres. ». Et puis « Sénégal, nit gni da gnou lay tardeel… » (Ecouter les gens, dans ce pays, t’empêche d’avancer). Exemple : au moment de sortir, elle choisit toujours de se coiffer et de porter les vêtements qu’elle « sentait » le plus. Qu’ils plaisent ou non aux autres, qu’ils les jugent décents ou non. En quoi d’ailleurs cela les regardait-t-il ? « Khanaa bari jot rekk…» (N’ont-ils pas d’autres chats à fouetter ?). Et puis n’y avait-il pas d’autres choses plus graves dans ce pays, s’ils tiennent vraiment à discourir ? Quelle manie que de s’occuper de la paille d’autrui tout en oubliant la poutre dans ses propres yeux ! Ainsi Diara-Web n’acceptera-t-elle jamais que l’on s’immisce dans sa « vie privée », en lui dictant ses choix vestimentaires, ses attitudes, ses fréquentations (comme ses copines qui fument ou boivent), en un mot ses « sensations » et choix de vie qui, en fait, ne regardaient qu’elle. Quid des parents alors ? « Kham nga rekk, pa bi ak mère bi mooy loolou quoi… » (Traduction approximative : On essaie de se débrouiller comme on peut avec leur autorité). C’est-à-dire, en langage adulte plus clair : jeu de cache-cache avec l’emploi du temps, SMS discrets rapidement effacés, RV inbox sur Facebook avec les copains etc. Pour Diara-Web, la liberté constitue un don du ciel dont il revenait à chaque être humain de jouir autant qu’il jouit de la raison. La privation de cette liberté, en aliénant l’homme et en le mettant à la merci de toutes les injustices, dépossède celui-ci d’une parcelle capitale de son humaine condition. Et il fallait, pour Mame Diarra, reconnaître que la société sénégalaise, de par ses contradictions, son « hypocrisie » et ses dérives se perpétuant sous couvert de la tradition ou de la religion, s’oppose souvent à cette aspiration légitime des jeunes vers la liberté, l’indépendance d’esprit et le progrès…


Après avoir patiemment écouté son ardente plaidoirie, nous ne pûmes nous empêcher de lui poser un certain nombre de questions. Bien que reconnaissant la nécessité, quelques fois dans la vie, de ne pas se laisser détourner d’un noble objectif par les autres, sans une raison valable, et de mettre en valeur ses dispositions et aspirations propres, ne faudrait-il pas à Mame Diarra mitiger la valeur absolue qu’elle semblait donner à ses  « sensations » par rapport au jugement des autres ? Pour préciser davantage notre pensée, nous l’invitâmes à réfléchir sur quelques cas d’école assez concrets et de nous y donner son avis. Ce à quoi elle consentit avec un certain intérêt, experte avérée en débats intellectuels dont le sens de la répartie et de l’argumentaire logique étaient bien connus dans ses blogs et brillants com’. Bon. Sachant qu’elle ne saurait logiquement dénier aux autres la liberté de choix qu’elle leur réclamait en ces termes, elle serait, en principe, obligée de reconnaître aux autres le droit de se comporter eux aussi selon leurs propres « sensations », sans tenir compte de ses avis, n’est-ce pas ? OK. Bon. Que dirait-elle si sa mère (qu’elle aimait et respectait plus que tout au monde) décidait, du jour au lendemain, de sortir avec des tenues plus indécentes même que les siennes, sous l’argument que c’est ce qu’elle « ressentait » désormais ?

Diara-Web sembla un instant hésiter. Prise de court par ce cas inattendu (et assez choquant, il est vrai, bien qu’elle tenta de le dissimuler), il lui fallut pourtant s’enfoncer davantage, ne serait-ce que pour rester sur la corde raide de sa logique. Assez intelligente pour prévoir que le seul argument de l’âge ou même de la responsabilité parentale ne saurait suffire à ce niveau de débat. Aussi dut-elle acquiescer à demi-mot : « Ben, si c’est ce qu’elle ressent vraiment… » Ah ! Cela voulait donc dire, dans cette même lancée, qu’elle accepterait aussi sans aucune réticence ou état d’âme que sa chère maman devienne danseuse dans les clips obscènes (comme il en pullule à la télévision sénégalaise) ? Ou même, pourquoi pas ?, qu’elle opte pour le métier de mannequin, acceptant de défiler à demi nue sur les estrades du monde entier ? Et de se faire ainsi photographier par les paparazzis, la cigarette à la bouche, sirotant placidement, en « galante compagnie », une coupe de champagne dans un célèbre dancing de la place ? Ou même trainant ivre morte dans une boîte huppée comme y excellaient ses congénères mannequins ? Photos qui seront, après coup, largement diffusées sur le net et partagées par ses amis de « face bi » sur son mur et commentées dans leurs groupes de discussion ?

Diara-Web tiqua. Ne pouvant s’empêcher de réprimer un imperceptible haut-le-corps, en imaginant la scène un brin saugrenue et même, il faut le dire, assez choquante. « Ben, ça par contre non, je l’accepterais jamais ! », finit-elle par lâcher vigoureusement. Ah bon ? Pourquoi donc ? Même si c’est ce que sa mère disait « sentir » ? Après avoir hésité : « C’est pas pareil ! Elle, elle a des enfants et doit tenir compte de leurs avis. C’est pas comme moi qui suis encore jeune et sans enfants… » Hum… Avait-elle un seul instant imaginé que le choc et la peine qu’elle avait ressentie face à certains choix potentiels de ses proches, ces derniers pouvaient aussi en ressentir face à ses propres choix en contradiction avec leurs valeurs ? Que ses parents, et tous ceux qui l’aimaient sincèrement, pouvaient aussi désapprouver et même souffrir à cause des « sensations » qu’elle se permettait d’exprimer librement sans se soucier d’eux ? N’y avait-il pas de limites subjectives à sa liberté individuelle ? Si oui, lesquelles ? Selon quelles normes intangibles ? Devait-on toujours attendre d’avoir des enfants ou des responsabilités pour contenir enfin ses « sensations » ? Que faisait-elle de la puissance des habitudes solidement ancrées, de la psychologie à la base de nos choix et comportements ? Des « résidus » de son passé, surtout envers ses futurs enfants ? Pensait-elle seulement à ces derniers et au « casier judiciaire » de leur mère qui pourrait, à chaque moment, leur être opposé (avec, surtout, l’avènement des bases de données perpétuelles du web) ? Savait-elle réellement ce que signifiait la notion de « responsabilité » ? Diara-Web semblait visiblement à court de répartie. (Aurait-elle accepté les derniers scénarii terrifiants sur sa mère que nous étions prêt à verser dans la surenchère : tel une mère qui « sent » désormais le besoin de se prostituer pour s’offrir des « fringues » plus « top », un père qui « sent » un penchant pour l’homosexualité etc. Mais nous savions au moins que, malgré sa vocation de jeune « libre-penseuse » (en réalité, d’ « apprentie-intellectuelle » du prêt-à-penser ambiant), il restait encore à Mame Diarra ce niveau minimal de kersa (pudeur) qui empêchait encore certains sénégalais de basculer dans le matérialisme ultra-extrémiste du monde moderne.)

?Un ange passa…

En réalité, sans même le savoir, Mame Diarra constitue une icône assez intéressante de l’idéologie moderne, tendant de nos jours à s’universaliser, au-delà même des religions et des cultures, fondée sur l’esprit de la « tolérance » et de la « liberté ». Du moins telles qu’explicitées par l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, stipulant que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Idéologie plus matérialiste et individualiste que réellement humaniste, subtilement inculquée aux générations actuelles et à venir, à travers le jeu des médias et du système mondialisé qui semble même l’avoir implicitement érigée en dogme religieux. Dogme ayant même suppléé, dans la psychologie collective de beaucoup d’entre nous, les précédents dogmes des religions révélées. Ainsi, « sentir » (c’est-à-dire laisser libre cours à ses pulsions profondes et à ses « envies ») prime désormais de plus en plus sur nos « sentiments religieux » fondés sur des règles morales, des interdits et tous ces préceptes rigoureux qui empêchent de « jouir en rond ».  C’est cette couche psychologique sous-jacente, à laquelle peu d’entre nous ont de moins en moins la force de résister, qui explique pourquoi aujourd’hui le fait d’être croyant ou non, d’être musulman ou chrétien, mouride ou tidiane, n’influe plus réellement sur beaucoup de nos pratiques quotidiennes et sur nos choix de vie. Et qui fait que nous ne sommes de véritables croyants qu’en fonction de l’espace et du temps, selon des moments  (vendredis, Ramadan, magal, gamou) ou des lieux déterminés (Mecque, enterrement, Touba, Tivaouane) . La religion étant devenue, pour beaucoup d’entre nous, une simple boutique où l’on ne prend désormais que ce qui nous intéresse et s’accorde à nos « sens » (c’est-à-dire les facilités, le folklore etc.). Tout en y délaissant les marchandises cultuelles les plus précieuses, car plus chères et plus difficiles à acquérir. Un magasin où nous nous contentons d’acheter des emballages (« formes ») pour alourdir notre  panier religieux, à défaut d’acquérir les articles (« principes ») dont ils étaient pourtant censés servir d’enveloppes. Ainsi le formatage culturel et éducatif, auquel nous sommes tous quotidiennement soumis, favorise-t-il désormais nos sensations (plus pratiques) sur nos convictions (souvent théoriques). Transformant ainsi beaucoup d’entre nous en simples « avatars » de musulmans, de chrétiens, de mourides, de tidianes etc., devenus plus des fans que de véritables adeptes. Déviation qui ne fut possible qu’avec la promotion d’une nouvelle vision, à priori, très positive de la liberté qui, toutefois et assez étonnamment, ne s’exerce qu’au-delà de certains présupposés théoriques loin d’être démontrés. A travers notamment un formatage philosophique excluant de s’interroger  sur la valeur et le sens des postulats sous-jacents ou d’user son esprit critique sur leurs dogmes subtilement imposés. Grâce surtout au pouvoir de la Logique (ou du dieu de la Raison) dont le Verbe cartésien résonne désormais en nous plus fort que le Coran même et la Bible. En réalité les seuls « versets » accessibles à ces nouveaux « libres penseurs » que nous sommes en vérité devenus, et que nous écoutons « religieusement », sont les démonstrations argumentées ou conformes à cette couche culturelle qui, en douceur, sape entièrement tout sens du substrat spirituel fondamental. Résultats : les prêches classiques de vieux « barbus » et autres solennels « ayatollahs » (souvent « convertis » eux aussi, sans le savoir, à ce Nouveau Type de Religion, pour devenir des « Ouz-stars ») ânonnant des versets, hadiths et psaumes à longueur d’ondes sont devenus inopérants sur beaucoup d’entre nous.

?Surtout que, maintenant, il suffit simplement de zapper ou de cliquer pour changer de monde. Un monde où la raison des sens prime désormais sur le bon sens de la raison…

PS : « Toute ressemblance avec des personnes virtuelles, existantes ou ayant existé, ne saurait être que coïncidence fortuite ». Surtout pas certaines bloggeuses (ou plutôt bloggeurs du nom du « Vrai ») vivant à Saint-Priest (France) et qui, je pense, se reconnaitront assez facilement…

(Suite voir deuxième partie)


Extrait du Recueil « VIATIQUE DES JEUNES (DE LA MONDIALISATION) » de A. Aziz Mbacké Majalis

 



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