Après avoir quasiment lancé en 2008, comme en avant première ou en préfiguration, le cycle des
grandes mobilisations qui secouent les pays arabes depuis 2011, le Liban se remet de nouveau dans
le mouvement qui ébranle non plus le seul monde arabe, mais plusieurs continents aujourd'hui.
À l'instar d'un mai 68 à l'envers, parti du monde occidental, d'abord en Allemagne dès 1967, puis en
France où il se généralise à l'ensemble du pays pour essaimer dans le reste du monde, en passant par
le Sénégal, le Mexique et les États-Unis d'Amérique, le cycle des grandes mobilisations qui remet
en cause les pouvoirs établis prend naissance au Proche et Moyen-Orient pour se répandre en
France après le coup de tonnerre que fût la publication du manifeste "Indignez-vous !" de Stéphane
Hessel en octobre 2010, qui donnera naissance à un mouvement qui se répand comme une traînée
de poudre en Espagne, en Grèce, en France, aux États-Unis puis dans le reste du monde.
A la différence de Mai 68 qui se développe dans la foulée des Trente Glorieuses et selon une
politique résolue de partage des richesses mise en œuvre aux États-Unis suite à la crise de 1929,
politique qui a puissamment accéléré leur croissance, leur permettant de soutenir très largement
l’effort de reconstruction des pays européens ravagés par la guerre et, dans la même logique, du
programme du Conseil National de la Résistance en France au lendemain de la seconde guerre
mondiale, période de développement continu des richesses et de leur partage positif, période
d’espoir et d’optimisme, le cycle des mobilisations actuelles se réalise au contraire dans le désespoir
d’une explosion des inégalités et des laissés pour compte noyés dans des difficultés de plus en plus
insupportables.
Ce cycle, faute de perspectives et brutalement réprimé par les dictatures du tiers-monde ou avec le
savoir faire acquis par une expérience deux fois centenaire par les oligarchies occidentales, a été
enrayé et s'est mis en sommeil.
C'était sans compter avec la déraison que procure l'ivresse de la victoire et le sentiment
d'invincibilité qu'elle génère.
Les oligarchies se sont donc senties de nouveau des ailes en accélérant encore plus le cycle du
néolibéralisme, expérimenté au Chili à partir de 1973 par les Chicago boys, à la suite au coup d’État
de Pinochet, appliqué par Thatcher en 1979, Reagan en 1980 et à leur suite Mitterrand en 1983,
pour devenir dans la foulée la nouvelle norme mondiale de l'économie capitaliste hors de laquelle
n'existeraient que les ténèbres.
De richesses promises il y en a eu. Il y en a eu comme on en a jamais vu, mais au profit d'un
nombre de plus en plus restreint. Les classes moyennes croissent massivement au cours du cycle
ouvert par les Trente Glorieuses après la seconde guerre mondiale, continuant de se développer et
progresser sur leur lancée dans les années 90 et jusqu'au début des années 2000 pour commencer à
subir les conséquences du néolibéralisme et entamer leur processus de déclin par leurs couches les
plus fragiles. Celui-ci n'a plus, depuis lors, jamais cessé de s'élargir, une fragilité entraînant l'autre,
une rupture entraînant l'autre, voire une plus grande encore.
Des richesses inouïes certes, mais de plus en plus concentrées. Et, de l'autre côté, des fragilités de
plus en plus fortes, des fragilités entraînant de nouvelles fragilités, des ruptures entraînant de
nouvelles ruptures, des cercles de pauvreté s'élargissant, ouvrant des brèches où vont se faire
entraîner de nouvelles couches devenues à leur tour fragilisées à la suite de l'effondrement de la
couche immédiatement inférieure.
Jusqu'à la défiance à l'égard de cette oligarchie politico-technocratique qui n'est plus que
mensonges, intérêts d'entre soi, jusqu'à ce que les paillettes ne soient plus l'expression de la fête
mais de la tromperie, de la rapine, du mépris, de la privation, de la faim, mais aussi de sentiment
d'échec et de honte de soi. Ingrédients terribles en fonction de leur niveau d'association et de
dosage.
Des richesses inouïes certes, et des glissements et des dérives de plus en plus autoritaires, brutaux,
liberticides, xénophobes, voire néo fascistes.
Des souffrances de plus en plus fortes, jusqu'à l'insupportable... Et puis, brusquement et contre toute
attente, une goutte d'eau qui fait déborder le vase. En France avec la taxe carbone sur l'essence, en
Algérie avec la prétention d'un nouveau mandat pour un président au pied de la tombe, au Soudan,
au Chili suite à l'augmentation du ticket de métro, et maintenant au Liban avec la décision
d’instituer une taxe sur WhatsApp.
Le cycle des mobilisations enrayé s'était mis en sommeil, mais les braises étaient ardentes sous la
cendre.
Certes, chaque pays, comme chaque soulèvement, a ses spécificités et ne saurait se confondre avec
l'autre même si le mouvement d'ensemble se nourrit de ces spécificités. Mais il est nécessaire
d’appréhender le tout pour en comprendre la partie, sa nature et son objet.
Pour en revenir donc au Liban après ce long détour, cette révolte contre les conséquences terribles
du néolibéralisme est nourrie par la forme la plus abjecte qu'elles revêtent, à savoir une corruption
inégalée des gestionnaires du pouvoir depuis plusieurs décennies.
Corruption accentuée avec la guerre civile dont le pays paie encore les conséquences, avec un
confessionnalisme encore plus aigu mais qui n'empêche nullement les différentes oligarchies de
s'entendre comme copains et coquins sur l'essentiel. Corruption comme rarement vue dans le
monde, mais aussi des factions qui se neutralisent, aveuglées par leurs cupidités et leurs jalousies
réciproques, entraînant une paralysie régulière du fonctionnement de l'État comme des projets
d'investissement.
Corruption, mais aussi étalage orgueilleux de richesses et de gabegies qui sont autant de
manifestations de mépris, de vantardise et de provocation à l'égard de leur peuple. Un peuple qu'ils
n'ont de cesse de manipuler et de dépouiller.
Cette expression spécifique de la situation du Liban ne saurait nous faire oublier les conséquences
néfastes du néolibéralisme qui y sont en œuvre.
Ce néolibéralisme est porté par le FMI comme par les soi-disant politiques d'aide, qui sont aussi
autant d'occasions de nourrir la corruption.
Le FMI exerce essentiellement ses talents dans les pays du sud, soit dans les pays pauvres. Il n'y a
apporté que chômage, démantèlement des infrastructures et des entreprises nationales, misère et
corruption. Il en est de même des aides au développement.
S'orienter dans ce sens, quelque soit
l'issue des mobilisations au Liban entraînera les mêmes conséquences. C'est ne rien comprendre aux
crises et aux mobilisations de contestation qui traversent le monde, ou alors vouloir délibérément
rester aveugle face à ce néolibéralisme qui génère la misère des populations comme le pillage et la
surexploitation des richesses terrestres au risque de remettre en cause l'équilibre physique de la terre
elle-même. C'est dire toute l'urgence à s'éloigner des solutions préconisées par le FMI et la soi-
disant aide internationale.
Croire qu'on peut enrayer une fois de plus un tel mouvement et se remettre de nouveau à se gaver de
la misère populaire serait une lourde erreur et une faute sans nom.
L'explosion des inégalités aux
XIXe et début du XXe siècles a engendré deux guerres mondiales entrecoupées de la danse macabre
des possédants dans l'entre deux guerres. La période ouverte par le néolibéralisme depuis quarante
ans s'achève dans des crises et des convulsions de plus en plus violentes et destructrices. Devrait-on
détourner le regard en attendant que cela passe et que la danse macabre reprenne de plus belle ?
Quelles perspectives ?
De nombreuses personnes s'interrogent aujourd'hui sur les manipulations de certains pays,
notamment des États-Unis, d'Israël et d'Arabie Saoudite. Il est évident que manipulations il y a et il
y en aura, des uns ou des autres, et c'est la règle dans tout mouvement.
Il appartient à ceux qui estiment que les revendications exprimées, et qui ne cesseront de s'enrichir
au fur et à mesure que le mouvement perdure, sont légitimes, pour les soutenir eux-mêmes en toute
sincérité et dans le respect de l'autonomie du mouvement qui les porte, participer à sa maturation.
exiger que l'État protège les manifestants et assure leur sécurité en veillant à neutraliser les
provocateurs et les pêcheurs en eau trouble.
C'est en agissant ainsi qu'on peut porter sincèrement les
revendications populaires, leur donner une perspective féconde d'une part, neutraliser ceux qui
veulent détruire le Liban. Ils disposent de l'argent du pétrole et de la planche à billets du dollar. Ils
sont puissants, pernicieux et agressifs, et pour les nommer clairement, aussi bien les wahhabites que
l'État d'Israël et les Etats-Unis,
Face aux mouvements de protestation en Irak, l'ayatollah Sistani, une voix sage s'il en est, a non
seulement exigé que le gouvernement accède aux revendications des manifestants du fait de leur
légitimité, mais a mis aussi en cause ce gouvernement face aux manifestants tués, non qu'ils aient
été nécessairement assassinés par le pouvoir, mais parce que ce dernier a manqué à son devoir de
les protéger.
L'essentiel des revendications populaires rejoignent celles du Hezbollah comme du général Aoun.
Ils n’ont jamais trempé dans la corruption ni les marchandages de bas étage. Il leur appartient
d'œuvrer activement et sincèrement à leur réalisation dans le respect de l'autonomie de ce
mouvement, même si de nombreuses personnes, alliées ou adversaires, devront en payer le prix tant
elles ont participé à spolier les richesses du Liban.
Et le tout ne sera pas de promulguer des réformes, mais de reconnaître le droit de la société civile
d'en contrôler l'application et de lui donner le moyen de le faire. De lui reconnaître le droit de porter
plainte pour des faits avérés de corruption et d'en suivre l'instruction.
De reconnaître le droit aux
travailleurs d'être fortement représentés au niveau des instances de décision de leur entreprise
comme cela se fait couramment en Allemagne et dans les pays du Nord de l'Europe, d'avoir la
majorité dans les instances d'administration des entreprises nationales... Les principes de la
démocratie ne se réduisent pas, pour le citoyen, au droit de voter une fois tous les quatre, cinq ou six
ans, mais de pouvoir influer, chaque fois que souhaitable ou nécessaire, sur ce qui engage sa vie au
quotidien.
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