En 2016, lors de sa tournée mondiale, la superstar américaine Beyoncé faisait polémique en reprenant « Enta Omri » dans une introduction sensuellement explicite à son titre « Naughty Girl ». Ce qui choqua le monde arabe, ce n’est pas seulement que le classique de la diva égyptienne Oum Kalthoum soit détourné pour « pimenter » un show en s’appuyant sur un cliché orientaliste éculé, mais que le sens profond de la chanson d’origine, et son histoire, soient totalement occultés.
« Les douces nuits, le désir et l’amour / Depuis longtemps, mon cœur les portait pour toi / Goûte avec moi l’amour, goûte. Grain par grain / De la (grappe de) tendresse de mon cœur dont le désir pour toi n’a que trop duré. » Oui, « Enta Omri » (« tu es ma vie ») célèbre bien le désir et l’amour. Mais la chanson est plus politique qu’il n’y paraît.
Issue d’une famille pieuse et modeste du delta du Nil, l’artiste n’a eu de cesse de chanter la grandeur de l’Égypte. Quand le pays essuie une défaite cinglante face à Israël, en 1948, elle organise déjà un concert pour la brigade qui a résisté au siège de Falloujah, et dont plusieurs gradés forment le Mouvement des officiers libres, avec Gamal Abdel-Nasser.
"Elle met sa voix au service du projet panarabe de Nasser
Une fois le roi Farouk renversé, Nasser, devenu l’homme fort du pays, se pose en protecteur d’Oum Kalthoum, permettant notamment à la diva, un temps interdite d’antenne pour avoir chanté les louanges de l’ancien régime, de retrouver le chemin des ondes. Et celle-ci le lui rend bien : elle met sa voix au service du pouvoir et du projet panarabe de Nasser. Son répertoire s’élargit à des chants très patriotiques qui louent la grandeur de la nation égyptienne : comme « Nashid el Gala’ », ou « Walah Zaman ya Silahi », composée après la nationalisation du canal de Suez et qui deviendra l’hymne officiel égyptien.
À travers les chansons d’Oum Kalthoum, écoutées de l’Irak au Maroc, mais aussi le cinéma, le raïs étend le prestige et l’influence de l’Égypte bien au-delà des frontières du pays. Et « Enta Omri », enregistrée en 1964 pour Sono Cairo (rééditée en 2019 chez Souma Records en vinyle), peut aussi être perçue comme l’un des leviers du soft power égyptien.
Le dirigeant veut frapper un grand coup, et il emploie toute sa force de persuasion pour convaincre El-Sett (« la dame ») de collaborer avec l’un de ses principaux rivaux sur la scène égyptienne, le chanteur, musicien et compositeur Mohammed Abdelwahab.
Celui-ci raconte qu’en 1963, son violoniste Ahmed El Hefnawi joua les intermédiaires et le convainquit qu’Oum ne s’opposerait pas à collaborer sur l’une de ses compositions. Il travailla toute la nuit sur ce nouveau morceau avant une entrevue. Oum l’écouta trois fois avant de donner son accord. Après un mois de répétition et douze heures de studio, une version d’« Enta Omri » fut enfin enregistrée pour la radio Sawt Al Arab (« la voix des Arabes »), diffusée dans chaque foyer parlant arabe, l’un des principaux instruments de propagande du nassérisme.
"Mohammed Abdelwahab finit par la convaincre [d’accepter une guitare électrique], faisant de ce hit planétaire un symbole de l’ouverture du monde arabe
La grande originalité musicale de la chanson composée dans le mode kurdi (réservée à l’expression de la tendresse et de l’amour) arrive à la deuxième minute du morceau : une guitare électrique vient annoncer l’un des principaux thèmes de ce très long titre (59 minutes et 11 secondes). Oum Kalthoum s’était d’abord opposée à l’idée d’utiliser cet instrument, car pour elle, le modernisme de la chanson ne devait pas s’exprimer en ayant recours à cette nouvelle valeur sûre de la pop occidentale. Mais Mohammed Abdelwahab finit par la convaincre, faisant de ce hit planétaire un symbole de l’ouverture du monde arabe. La collaboration entre les deux virtuoses sera qualifiée de « rencontre des nuées » (liq?’ al-sa??b).
Durant sa carrière Mohammed Abdelwahab écrira en tout huit longues chansons d’amour pour Oum Kalthoum, bientôt considérée comme la « première dame d’Égypte ». Mais « Enta Omri » restera la plus célèbre, réinterprétée par de nombreux artistes arabes de générations diverses (le Libanais Wadih Al-Safi, l’Égyptienne Amal Maher), ainsi que des chanteurs d’horizons différents (l’artiste israélienne Sarit Hadad ou l’Américain Richard Bishop).
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