Le Salon du Livre de Paris aura lieu cette année du 17 au 22 mars. Il est consacré au thème de la Francophonie. À cette occasion, Didier Jacob du Nouvel Observateur a recueilli ces propos d’Achille Mbembe.
Les écrivains francophones sont-ils, à votre avis, de plus en plus isolés, voire pénalises, dans un monde où domine l’anglais ?
Le développement d’une langue étant fonction de la puissance politique, militaire et économique des peuples qui la parlent, les écrivains francophones et les penseurs de langue française dont les œuvres ne sont pas traduites en anglais sont, de fait, de plus en plus isolés sur la scène mondiale.
Aujourd’hui, la langue des affaires multinationales, des transports, des états-majors, de la finance, de la publicité, des organisations internationales est l’anglo-américain. L’anglo-américain est également la langue des images, du cinéma, des grands médias électroniques, de la world music. Elle est le véhicule privilégié de la seule culture populaire dont le rayonnement aujourd’hui est véritablement global. C’est aussi la langue des grands sports de masse, à l’exemple du basket-ball, voire, plus près de nous, du football, du cricket ou du rugby.
Mais par anglo-américain, il faut bien comprendre tous les dialectes de transaction qui, sous l’appellation générique de l’anglais, participent à la création d’un immense monde créole et cosmopolite de Mumbai en Inde à Kingston en Jamaïque, du Bronx (New York) à Lagos au Nigeria, de Karachi (Pakistan) à Toronto (Canada), de Sydney en Australie à Johannesburg (Afrique du Sud) et Nairobi (Kenya).
La francophonie, de votre point de vue, se porte-t-elle bien ? Son avenir est-il menacé ?
Pour bien appréhender les difficultés auxquelles fait face la langue française dans le monde aujourd’hui, il faut se démarquer des problématiques bureaucratico-institutionnelles. Le projet officiel francophone est une affaire de chefs d’État – et donc de politique politicienne - qui, par définition, n’intéresse personne de sérieux. Les institutions de la Francophonie sont, quant à elles, au service de petits réseaux très fermés de clients qui vivent d’une rente juteuse – la rente linguistique.
La véritable interrogation est de savoir comment faire de la présence du français au monde un projet véritablement intellectuel – philosophique, artistique et esthétique. Pour renaître au monde qui se construit sous nos yeux, et qui est très différent du monde ancien, chaque grande langue est appelée à se dénationaliser ou, si vous voulez, à se vernaculariser.
Or, de ce point de vue, le plus grand obstacle au développement de la langue française dans le monde aujourd’hui est ce qu’il faut bien appeler le narcissisme culturel français et son corollaire, le parisianisme.
Je veux dire que la France a toujours pensé le français en relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le centre du monde. Au cœur de cette géographie mythique, la langue française était supposée véhiculer, par nature et par essence, des valeurs universelles. Sa tache était de représenter la pensée qui, se mettant à distance d’elle-même, se réfléchit et se pense elle-même. Dans cet éclat lumineux devait se manifester une certaine démarche de l’esprit - celle qui, dans un mouvement ininterrompu, devait conduire au triomphe de la raison humaine. On le sait, ce rapport quasi-métaphysique à la langue s’explique par la double contradiction sur laquelle repose l’Etat-nation français. Il s’agit de la tension entre le cosmopolitisme et l’universalisme. Cette tension, je pense, est au fondement du narcissisme culturel français.
Or, le triomphe de l’anglo-américain comme langue dominante du monde contemporain devrait entraîner la réalisation selon laquelle à trop nationaliser le français, on finit nécessairement par faire de cette langue un idiome local, sans grand intérêt pour le monde au large. Il est tout à fait significatif qu’à Paris, à la télévision, dans les grandes maisons d’édition et dans les grandes institutions culturelles, l’on continue de penser et d’agir comme si la France avait l’exclusive propriété d’une langue dont on sait par ailleurs qu’elle est aujourd’hui davantage parlée hors de France que dans l’Hexagone. L’on tarde donc à comprendre qu’elle est désormais une langue au pluriel qui, en se déployant hors de l’Hexagone, s’est enrichie, s’est infléchie et a pris du champ par rapport à ses origines.
Je crois donc que si l’on veut aller loin et ouvrir un futur à la langue française, il faut définitivement sortir de l’illusion selon laquelle elle appartient à la France.
Il faut, par exemple, ouvrir l’Académie française à des non Français. Il faut dénationaliser les instances qui accordent les grands prix littéraires aux meilleures œuvres du genre. Il faut inviter aux grandes émissions littéraires les Alain Mabanckou, Véronique Tadjo, Ken Bugul, Abdourahman Waberi, Samy Tchak, Efoui Kossi et ainsi de suite – les auteurs des banlieues, ceux et celles de la Réunion, de la Martinique, de la Guadeloupe.
Il faut décloisonner non seulement les prix, mais aussi les genres artistiques francophones, favoriser les métissages et les collaborations entre créateurs français et francophones ; en matière cinématographique, donner la voix autant à un Basseck ba Kobhio qu’à une Eliane de la Tour au lieu de continuer de les opposer quand il s’agit des mécanismes de financement.
Faisons donc comme les Anglais avec le Booker Prize par exemple ! Que les grands quotidiens et hebdomadaires et les grandes institutions culturelles accordent toute l’attention qu’il faut, non pas seulement à la pensée française, mais à la pensée de langue française.
Malheureusement, ce ne sont guère ces orientations qui semblent prévaloir pour l’instant. Fouettée par sa Bête (le racisme), la France semble plutôt s’engluer dans une période de glaciation culturelle. Comme on le sait, ce sont des périodes qui commencent, en général, par le déclin de la langue.
L’influence des auteurs écrivant habituellement en français serait-elle plus grande s’ils passaient à l’anglais (à supposer qu’ils parlent couramment cette langue) ? Et pensez-vous que les écrivains d’origine francophone pourraient être tentés de faire le choix d’une autre langue (je sais que vous écrivez aussi en anglais), espérant ainsi pour leur style, et leur univers, une diffusion plus large ?
Chaque fois que le meilleur de la pensée de langue française est traduit en anglais ou dans d’autres langues, l’impact est immédiat. On l’a vu avec la philosophie et les humanités. Aux Etats-Unis par exemple, l’influence de Foucault, Derrida, Bourdieu, Deleuze et bien d’autres sur la pensée mondiale est immesurable. Je ne voudrais pas me citer moi-même en exemple. Mais l’impact de mon livre On the Postcolony dans le renouvellement du discours postcolonial dans les milieux anglo-saxons ne saurait être sous-estimé. Cela n’a été possible que parce que l’ouvrage a fait l’objet d’une traduction en anglais.
Il y a donc quelque chose que permet la langue, et qui serait totalement perdu si nous nous mettions tous à l’anglo-américain. Mais j’insiste sur le travail interne de dé-balkanisation de la créativité de langue française, des arts et des humanités de langue française. La France porte, à ce sujet, une lourde responsabilité. Il faut qu’elle arrête de se regarder le nombril ; qu’elle s’ouvre à la diversité du monde, à sa propre diversité.
Vous-même, pensez-vous écrire toujours en français, ou bien envisagez-vous d’abandonner complètement le français dans l’avenir ?
Par la force des choses, je m’exprime en plusieurs langues – africaines et européennes. Aujourd’hui encore, mon instinct premier est d’écrire en français et de me faire traduire en anglo-américain. Mon sujet de réflexion privilégié est l’Afrique, ce signe obscur dans l’économie symbolique de notre monde. Pour arracher ce signe à la mort (surtout celle qu’une certaine violence linguistique lui fait subir) et le rendre à la vie, j’ai besoin de m’exprimer totalement, dans une langue ouverte et disposée elle-même à la réanimation.
Pour moi, le français continue de jouer cette fonction. Car pour écrire l’Afrique, il est absolument nécessaire de pouvoir expérimenter avec la langue. Pas nécessairement à la manière à mes yeux bon banania, petit nègre, d’un Ahmadou Kourouma. Je veux dire qu’il faut procéder à une sorte de travail de démolition de la langue, comme s’y sont essayés les meilleurs de nos auteurs – Yambo Ouologuem, Sony Labou Tansi, et avant eux, Frantz Fanon, Aimé Césaire, Senghor.
J’ai moi-même tenté un tel geste dans mon dernier ouvrage, de la postcolonie, par le biais d’une écriture faite de raccourcis, de répétitions, d’inventions – une manière de raconter qui fait usage tant de souvenirs et de digressions que de phrases qui se veulent claires. Mon écriture de l’Afrique en langue française, je la veux tantôt ouverte, tantôt hermétique, faite de rythme, de mélodies et de sonorités, d’une certaine musique, à la manière d’un chant qu’il faudrait non pas l’ouie seulement, mais tous les sens pour capter, pour entendre véritablement.
Pour moi, les rapports de l’écriture et de la langue se situent donc à cette interface. Il s’agit d’une écriture et d’un usage de la langue qui cherche à conduire le lecteur à la rencontre de ses propres sens. Mais ces rencontres, elles ne m’intéressent qu’en ce qu’elles sont fragmentaires, évanescentes, hachées, quelques fois ratées. Il s’agit de rencontres avec des zones surchargées de la mémoire et du présent africains – des zones que l’on doit faire parler de manière telles qu’on puisse se faire entendre au loin, au large.
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