« JE l’ai dit quand j’étais président de la République : vous ne pouvez pas arrêter la mer avec vos bras ! » Ainsi parle Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), sur la douloureuse question de l’émigration clandestine. Une analyse fine de la situation rendue publique il y a plus d’une décennie. L’homme reste égal à lui-même sur le sujet. La mer dont il parlait débordait de toutes parts les barricades dressées par les autorités des pays d’accueil. Le nœud de la question a été et reste le développement, à côté des flux régulés et dictés par une demande qui épouse le sens de l’histoire des peuples.
Dans cet entretien exclusif accordé au quotidien Le Soleil, nous redécouvrons le militant d’une Afrique fière et digne, décidée à compter d’abord sur ses propres ressources pour marcher, résolument, vers le progrès. Cette Afrique de demain compte aussi dans cette Organisation internationale de la Francophonie (OIF) à la tête de laquelle l’ancien président de la République du Sénégal a été porté au Sommet de Beyrouth, en octobre 2002, avec le soutien actif des autorités de son pays. Cette communauté, dont le ciment est d’abord la langue française dans une parfaite cohabitation avec plus de deux mille autres langues, consolidait l’option politique abordée au sommet de Hanoi en 1997.
Abdou Diouf a contribué à asseoir ce qu’il appelle « une autre manière d’aborder les questions internationales ». Les piliers de cette nouvelle démarche se nomment alerte précoce, règlement pacifique des crises et des conflits, accompagnement des processus de transition et de la consolidation de la paix… La Charte dite de la Francophonie est un outil important de ce dispositif. Entretien avec un homme qui a le recul de l’expérience des grandes questions internationales, la pratique héritée d’un pays reconnu dans le cercle des démocraties, la passion d’un continent qui n’est pas vide de raisons d’espérer et, enfin, le bonheur de présider aux destinées d’une communauté devenue de plus en plus attrayante à travers le monde.
Le XIe sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie va se dérouler, en Roumanie, les 28 et 29 septembre prochains (à compter de ce jeudi, ndlr). Qu’est-ce qui explique le choix porté sur un pays comme la Roumanie pour abriter cette rencontre, et quels en sont les enjeux ?
« La Roumanie avait exprimé, depuis longtemps, le désir d’accueillir ce grand rendez-vous de la Francophonie. A Ouagadougou, en 2004, les Chefs d’Etat ont entériné ce choix. Il importe de retenir que c’est la première fois que le Sommet de la Francophonie se tient dans cette partie du monde. Après l’Europe de l’Ouest, après l’Afrique, après l’Océan indien, après l’Amérique du Nord et le Moyen Orient, il est tout à fait normal que l’Europe centrale et orientale organise cet événement majeur. D’autant plus que l’Union européenne s’apprête à accueillir la Roumanie et la Bulgarie en son sein. Ce qui sera tout à fait bénéfique pour l’influence de la Francophonie dans ces institutions : nous compterons alors 13 membres à l’UE et sans doute davantage à l’avenir ! »
La Francophonie s’élargit vers l’Europe de l’Est, enregistrant l’adhésion de pays qui ne sont pas francophones, ni par le parler ni par la culture. L’organisation ne risque-t-elle pas, si cette tendance persiste, de perdre son identité, sa spécificité ?
« Pas du tout. La langue française reste le ciment naturel avec lequel nous construisons les piliers de notre communauté, c’est indéniable. Mais la Francophonie, c’est aussi une autre manière d’aborder les grandes questions internationales, c’est une approche par le dialogue, le partage des expériences et des compétences sur la base de notre langue commune, et un idéal de paix. Nous sommes tous francophones et tous différents mais nous cultivons ces différences qui font la richesse du monde. D’ailleurs, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que certains pays sont éloignés culturellement. Prenez l’exemple des pays d’Europe centrale et orientale : la tradition francophone y est ancrée depuis des siècles ! La Roumanie et la Bulgarie ont été les premiers pays de cette région à rejoindre notre organisation, en 1991, en tant qu’observateurs. Aujourd’hui, ils sont tous les deux devenus des membres très actifs ! Notre organisation, c’est une communauté de valeurs qui attire de plus en plus de candidats. Et je trouve cela très positif ! »
La Francophonie a été très active dans la défense et l’illustration du français, dans les premières décennies qui ont suivi sa création. Qu’en est-il concrètement, en ce moment, pour la revalorisation d’une langue dont la pratique internationale est toujours en recul par rapport à l’anglais ?
« Je ne suis pas d’accord avec vous. De manière générale, le nombre d’apprenants en français est en croissance constante. Partout où je me déplace, je rencontre des demandes en matière d’enseignement du Français : plus de professeurs, plus d’écoles, plus de possibilités d’apprentissage, etc. Et je m’efforce de relayer ces requêtes. Par contre, sur la scène internationale, la Francophonie a fait de la promotion de la langue française une priorité absolue. Au sein des Nations Unies, à l’Union africaine, à l’Union européenne ou au Comité international olympique, nous nous battons pour faire respecter l’utilisation de notre langue. Depuis plusieurs années, l’OIF a en outre développé une politique linguistique active de renforcement des compétences de travail en français des fonctionnaires et diplomates européens. En Roumanie, par exemple, nous finançons des cours de français pour 1300 cadres spécialisés dans les questions européennes. A l’issue de cette formation, la majorité d’entre eux sera capable de mener une négociation en français, de rédiger en français et plus généralement d’utiliser le français comme langue de travail. Et nous menons des actions similaires en République tchèque, en Hongrie, en Slovénie, en Bulgarie, en Lituanie, en Slovaquie et en Croatie.
La Francophonie compte aujourd’hui 63 pays, dont 29 États africains qui, en plus du français qu’ils ont en partage, oeuvrent pour la promotion de leurs langues nationales, comme le Sénégal, par exemple. Dans quelle mesure l’OIF soutient-elle ces initiatives ?
Nous menons, au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie, un programme d’aménagement linguistique en collaboration avec les langues partenaires. Cela signifie que les langues nationales, africaines et créoles surtout, sont élevées au rang de partenaires. L’OIF soutient ces langues à travers l’édition d’ouvrages et de dictionnaires en langues nationales, l’organisation de prix, de festivals, de rencontres, de colloques, mais aussi par l’accompagnement des Etats-membres dans la mise en place de politiques linguistiques nationales.
La défense du français n’est-elle pas en contradiction avec le soutien aux langues nationales africaines et à la diversité culturelle ?
Non. N’oubliez pas que notre organisation prône une cohabitation saine entre le français et les quelque deux mille langues qui sont parlées dans l’espace de la Francophonie. L’OIF a fait de la diversité culturelle un de ses credo, j’allais dire sa raison d’être !
Depuis le sommet de Hanoi en 1997, la Francophonie a une démarche plus politique, à travers des prises de position et actes en faveur de la démocratie, des droits de l’Homme, de la solidarité, de la lutte contre les inégalités, de la résolution des conflits, du maintien de la paix, etc. L’OIF est-elle suffisamment outillée pour pouvoir intervenir sur tous ces terrains ? Vos interventions vous donnent-elles satisfaction ?
Il est toujours possible de faire plus et mieux. La Francophonie n’est pas un acteur direct en matière de Maintien de la Paix, et il n’est pas dans ses objectifs de le devenir. Par contre, l’OIF a fait de l’alerte précoce, du règlement pacifique des crises et des conflits, de l’accompagnement des processus de transition et de la consolidation de la paix, un axe privilégié de ses interventions. Cette méthode, nous l’avons appliquée aux Comores, en RDC, en Haïti, en République centrafricaine, et partout ailleurs où nous sommes intervenus. Un domaine dans lequel la Francophonie peut aussi s’impliquer et développer ses savoir-faire, en complément des actions qu’elle mène déjà, est certainement celui de la formation. Je vous donne un exemple : à Bamako, pendant le Symposium international portant sur le bilan de la mise en œuvre de la Déclaration de Bamako, la première école de formation de policiers francophones a été inaugurée, amorçant le lancement d’un nouveau programme de formation/perfectionnement de policiers francophones du Sud. A mes yeux, la Francophonie peut s’impliquer davantage dans ce type de projet avec l’aide des Etats qui s’y intéressent.
La Francophonie s’est dotée d’un nouvelle charte, dite Charte de la Francophonie, lors de la 21e session de la Conférence ministérielle qui s’est tenue à Antananarivo le 23 novembre 2005. Pourquoi cette charte et quels changements introduit-elle ?
Cette Charte permet de définir de manière plus cohérente les domaines de compétence des différentes institutions de la Francophonie. Elle favorise une synergie nécessaire et une coopération plus étroite avec les différents opérateurs. Elle génère une dynamique nouvelle qui doit contribuer à une plus grande cohésion et une plus grande lisibilité de l’action globale de la Francophonie, notamment celle menée sur le terrain. Elle consacre l’importance de la dimension politique de notre Organisation, qui marque fortement sa vocation à être un acteur universellement reconnu et à part entière des relations internationales. Je voudrais ajouter que cette réforme nous avait été demandée par le dernier Sommet de Ouagadougou, en 2004. Nous y avons travaillé ensemble avec un remarquable esprit constructif et nous avons respecté les délais qui nous avaient été fixés, soit un an plus tard. Inutile de vous dire que la Conférence ministérielle d’Antananarivo fut un moment marquant, un tournant décisif dans l’évolution de la Francophonie institutionnelle.
Quels place et rôle la nouvelle charte accorde-t-elle à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie, dans le dispositif institutionnel de l’OIF ?
Selon la nouvelle Charte adoptée à Antananarivo, l’Assemblée parlementaire de la Francophonie fait partie des Institutions de la Francophonie. L’APF reste un pilier de notre dispositif institutionnel. Et j’attends qu’elle continue à jouer son rôle de vigie de la démocratie. Elle a, dans ce domaine de la démocratie et des droits de l’Homme, des atouts irremplaçables : la légitimité des élus, l’expérience pratique de la vie démocratique, une grande liberté politique qui donne une véritable force à ses interventions. Je suis vraiment impressionné par la qualité et la variété de ses activités. L’APF aborde et traite de multiples sujets, au-delà même du cœur de son action qui porte sur la démocratie. Je suis également très sensible à ses activités pour renforcer la place des femmes dans la vie publique, pour faciliter l’accès des jeunes à la citoyenneté, pour lutter contre la propagation du VIH/SIDA, et puis bien entendu, à son engagement en faveur de la diversité culturelle et linguistique et de la langue française.
Vous avez eu à déclarer que « le troisième millénaire sera le millénaire de l’Afrique » et vous en êtes certainement convaincu. Mais qu’est-ce que le continent doit faire pour que ce dessein se réalise ? Et que peut-il escompter du reste de la communauté internationale, notamment francophone, en termes de soutien ?
Le continent doit d’abord compter sur lui-même, sur ce génie qui lui est propre, sur sa matière grise, ses infinies ressources humaines. Vous savez, j’ai l’habitude de dire que le problème de l’Afrique, qui est aussi sa chance, c’est qu’elle est capable à chaque instant du meilleur comme du pire. Je suis de ceux qui pensent que l’Afrique de demain est en passe de se construire. Il y a des signes d’espoir : la démocratie, l’Etat de droit se mettent petit à petit en place. Regardez la progression en RDC, aux Comores, en République centrafricaine, etc. D’autre part, le taux de croissance des économies africaines s’améliore. C’est aussi un signe d’espoir même si le problème de la pauvreté, si rien n’est fait pour l’endiguer, risque de fragiliser ces acquis démocratiques. La vraie réponse reste le développement de nos pays. L’Afrique a plus besoin de solidarité et de partenariat que d’assistance pure et simple. C’est dans cette logique que se reconstruisent ses relations avec ses partenaires bilatéraux et internationaux.
Vous vous être récemment insurgé contre la loi sur l’immigration « choisie » de M. Nicolas Sarkozy, le ministre de l’intérieur français. Vous serez plutôt favorable à l’idée d’une immigration « régulée ». Qu’est-ce à dire ?
Il faut une concertation entre tous : les pays d’origine, de transit et d’accueil mais aussi les organisations concernées comme l’Union africaine et l’Union européenne !
Les Etats du Nord ont le droit de décider des conditions d’entrée et d’établissement de personnes étrangères sur leur sol et les Etats d’Afrique doivent être responsables et veiller à ce que les flux soient contrôlés. Il y a l’immigration clandestine, contre laquelle il faut se battre, mais il y a aussi des milliers de travailleurs sans histoire, qui respectent scrupuleusement les lois de leurs pays d’accueil. Toutes les études le disent, les pays du Nord ont ou auront, bientôt, besoin de main d’œuvre. Nous, les pays du Sud, nous avons besoin de nos diplômés, de nos forces vives pour développer nos pays.
Ce qui continue de poser problème, c’est l’émigration « sauvage » des jeunes Ouest-africains qui cherchent à rallier l’Espagne, au péril de leur vie, à bord de pirogues. Quel appel lancez-vous à ces jeunes Africains qui sont nombreux à chercher à aller en Europe, à tout prix ?
Je leur dis que j’entends leur appel au secours, je comprends leurs angoisses et je leur demande de nous aider à construire l’Afrique de demain ! Qui n’a pas été choqué par ces images d’un autre temps de ces jeunes Africains entassés dans des bateaux où ils risquent leur vie ? Ceux qui sont morts en cours de route, au large, dans le froid, dans l’obscurité, entassés dans des bateaux, ne verront jamais l’Espagne.
L’immigration clandestine est un phénomène à combattre, nous en convenons tous : les filières mafieuses envoient ces milliers de gens à la mort et c’est révoltant ! Mais je l’ai dit quand j’étais président de la République : vous ne pouvez pas arrêter la mer avec vos bras ! Les migrations sont inévitables mais elles doivent être régulées avec le plus d’humanité possible. La vraie réponse, c’est le développement. Il faut que tous, pays du Sud et pays du Nord, s’attèlent à cet objectif sans relâche. Et je sais qu’ils le font ! Mais cela prendra du temps…
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