Il compte et recompte l'argent dans ses mains. 250 francs. Pas encore assez. Est-ce qu'il va y arriver ? Comme tous les soirs, l'enfant a peur. S'il ne rapporte pas la somme entière, les 350 francs CFA (53 centimes d'euros) qu'exige son maître coranique, il sait que les coups l'attendent. Va-t-il fuir, ne pas rentrer, comme l'ont fait avant lui, la semaine précédente, deux de ses condisciples ? Mais ce ne sera que pour se retrouver à la rue, mêlé aux bandes d'adolescents souvent drogués dont il n'a pas non plus grand-chose à attendre. Alors il repart, tendant la main. Il a 9 ans. C'est un talibé. Un élève d'école coranique. Trop souvent un mendiant, un fugueur.
Partout, en Afrique de l'Ouest, les mosquées poussent. Au Burkina-Faso, à Ouagadougou, dans le quartier de Hamdalaye ou celui de Poutenga, leurs tours de terre se dressent face au ciel. Autour, dans des petites (trop petites...) maisons, se trouvent de nombreuses écoles coraniques. Comme celle de Cheikh Youssef. Le soir, alors que la nuit a déjà recouvert "Ouaga" et que brillent les lueurs des lampes à pétrole, une soixantaine d'enfants l'écoutent, partageant un Coran à plusieurs. Les plus jeunes dorment déjà, affalés sur les jambes des autres. Au carrefour suivant, un groupe d'une douzaine de jeunes attend, au bord du "goudron". Ce sont des Peuls, anciens élèves de l'école. Ils ont fugué et, depuis, traînent dans la rue.
Les maîtres, souvent, sont venus de la campagne avec leurs élèves. Ils ne touchent rien pour l'entretien des enfants, sont censés les loger et les nourrir. Dans l'école de Cheikh Youssef, une seule pièce abrite les élèves. Une vingtaine d'entre eux y tient. Les autres dorment dehors. Si on lui demande pourquoi, Cheikh Youssef répond que c'est la volonté d'Allah, et que ce que les enfants apprennent de sa parole justifie ce petit sacrifice. Mais qu'apprennent-ils ? A 11 ans, Baari Sule a fui la maison du village de Logo, où il était souvent battu et s'est réfugié à l'école coranique de Poutenga. Il a beaucoup pilé le mil. Il ne sait toujours pas lire, ne mangeait pas à sa faim. Régulièrement, on l'envoyait mendier. Très vite, ses journées y sont passées. Il a fui, à nouveau.
Comme lui, beaucoup décrochent. Un jour, ils sortent, las de cette tyrannie, des reproches, des coups quand ils ne rapportent pas l'argent demandé. "On me prenait tout, raconte Dieudonné Ouedraogo, 13 ans, et je ne mangeais vraiment que quand on m'en donnait et que je pouvais le faire en cachette." Il est resté trois ans dans son école, de 9 à 12 ans. Et puis il en a eu assez. Un soir, il n'est pas rentré. Il a gardé pour lui le produit de sa manche. Depuis, il a recroisé les autres. Il lui arrive de traîner à nouveau devant son école. De loin.
Les rues de Ouagadougou sont pleines de ces talibés fugueurs. On les reconnaît à leur "mallette", la grosse boîte de conserves de tomates coupée en deux qu'ils portent autour du cou, et dans laquelle les gens glissent quelque monnaie ou de la nourriture. Le soir, ils font la tournée des maquis, les restaurants locaux, pour récupérer les restes. Récolte souvent profuse : on ne meurt pas de faim à Ouaga. Les talibés ont la chance de susciter parfois l'apitoiement, à l'inverse des autres enfants des rues, considérés - pas toujours à tort d'ailleurs - comme des voleurs et des drogués, bacoramans à Ouagadougou, fakhman à Dakar.
Plus à l'est, la capitale du Sénégal n'est pas épargnée par ces enfants errants. On les voit aux feux rouges, aux carrefours, près des restaurants, vêtus de haillons, la gale ou la teigne rongeant leurs membres et leur crâne, souvent rasé. Ils sont souvent migrants, venus de la campagne ou des pays voisins. D'après l'Unicef, 45 % de ces petites victimes sont des Peuls et des Toucouleurs ; plus de la moitié viennent de Guinée-Bissau et 26 % de Casamance. Soixante pour cent des marabouts véreux opérant dans la capitale sénégalaise viennent de Guinée-Bissau. Ils viennent souvent avec leurs talibés. Dakar est dure. Ses bandes sont plus violentes que celles de Ouagadougou. Mais ses dérives sont les mêmes. Les daara, les établissements coraniques, y sont installés depuis très longtemps. Ils ont longtemps été une branche alternative au système éducatif officiel, héritage de la colonisation française.
Deux confréries religieuses, les mourides et les tidjanes, se partageaient des formations qui passaient par l'alphabétisation en arabe, l'enseignement du Coran et de ses valeurs, et une formation professionnelle. La mendicité, même s'il y a un débat doctrinal sur son enseignement et si certaines écoles la rejettent, faisait partie de cet enseignement pour apprendre l'humilité aux enfants : ils devaient passer une heure par jour de maison en maison et rapporter de quoi manger. Une heure par jour... Aujourd'hui, la plupart des talibés errant dans Dakar y consacrent de six à dix heures. "Leur présence est la preuve d'une dérive de l'enseignement coranique. Elle l'est aussi malheureusement d'un effritement très fort de la solidarité familiale africaine, note avec dépit un travailleur social. Les parents envoient leurs enfants dans les daara souvent en connaissance de cause."
Dans les années 1970, des daara ont commencé à s'ouvrir en ville, où l'exode rural poussait beaucoup de familles. La grande sécheresse de 1975 a précipité le phénomène. Des marabouts, souvent étrangers aux confréries, ont commencé à ouvrir des écoles qui se sont vite révélées parfaitement indignes. La mendicité s'y est développée jusqu'à en devenir le but premier. Thierno a 10 ans. Il est élève d'un daara de Dakar. "C'est mon grand frère qui m'a amené chez le marabout. Mes parents le voulaient. Ils habitent en Guinée Conakry, et nous ont envoyés tenter notre chance à Dakar." Le soir, Thierno dort au marché de Sandanga, le grand marché de la ville, repaire de trafiquants où les policiers interviennent souvent avec violence. Le matin, il mendie, puis à 14 heures rejoint son daara, où il a cours de Coran jusqu'à 17 heures. Puis il retourne dans la rue. S'il rapporte 350 francs, il peut avoir à manger sur place. Parfois, le maître lui fait crédit. Mais il faut qu'il compense le lendemain ce qu'il n'a pas gagné la veille.
Certaines écoles ont une soixantaine d'élèves : à 300 francs par jour et par talibé, le rapport est plus que bon... "Mon père le veut, alors je reste", soupire-t-il, serrant contre lui la boîte de conserve dans laquelle une bonne âme a versé trois cuillerées de riz et un soupçon de poulet. Le vendredi, jour de prière, il faut rapporter 525 F CFA. Pour pallier les jours où cela ne marche pas, Thierno a sa "banquière" : une femme du marché de Sandanga, une vendeuse de fruits qui lui garde son argent les jours où il en a "trop" pour le lui rendre ceux où il n'en a pas assez.
Sinon, il est battu. Ou puni. Des photos ont beaucoup choqué, qui montraient des enfants enchaînés par les pieds. "Une fois, je ne savais pas mes leçons, on m'a enchaîné tous les soirs pendant plusieurs semaines", raconte Bassirou, 15 ans, qui a fui son daara et erre depuis deux ans dans les rues de la capitale.
Cette exploitation commence à remuer les foules. Au Sénégal, le grand écrivain Cheikh Hamidou Kane, auteur de L'Aventure ambiguë (Julliard, 1961), roman africain fameux qui raconte entre autres la jeunesse du romancier dans un daara musclé, a décidé de défendre les talibés. Une association a été créée, Parrer (Partenariat pour le retrait et la réinsertion des enfants de la rue), qui regroupe intellectuels, hommes d'affaires, responsables d'organisations et chefs religieux pour mettre fin au scandale des enfants des rues et à celui des talibés mendiants.
Le 10 octobre 2006, un "conseil présidentiel sur les enfants de la rue" a soulevé le problème, rejoignant un "document de stratégie de réduction de la pauvreté" élaboré en 2002. "Pendant dix-huit mois, explique l'écrivain, nous allons tester divers modules de réinsertion : soit aider les familles pauvres en milieu rural, soit aider les marabouts à améliorer les daara. Il faut insister sur le rôle des chefs religieux dans la modernisation des écoles coraniques." Et il tourne sa colère vers d'autres. "D'après moi, les parents sont les premiers responsables."
Parents qui ne savent pourtant pas toujours ce qui se passe. A Dakar, le SAMU social ramène parfois chez eux des enfants talibés fugueurs. Comme Barafa. Il habite à Touba, ville religieuse en train de devenir la deuxième ville du pays. En toute bonne foi, son père et sa mère ont confié Barafa à une école de Gossas, village proche de Touba. "Il fallait qu'il apprenne ce qu'était réellement le Coran pour devenir un homme", dit le père. Barafa a surtout appris à travailler les terres de son maître. Lassé, il est parti pour Dakar, marchant des dizaines de kilomètres à pied avant d'y arriver.
Aujourd'hui, on le reconduit chez lui. Il a été difficile à convaincre. Dans la voiture, il se terre, silencieux, ses yeux inquiets dévorant un paysage qu'il ne connaît que trop. Sa mère n'ose l'embrasser. Son père le regarde, assis dans un coin, tête baissée, buté. Il faut presque le forcer pour qu'il parle, raconte, dise ce dont il a envie. Ses frères et soeurs, inquiets, passent un oeil par la porte restée ouverte. Il est décidé qu'il restera un temps chez lui, puis tentera de suivre les cours d'un nouveau daara, à Touba, sûr celui-là. Lui s'en est sorti. Il y a, pense-t-on, 8 000 talibés mendiants à errer dans les rues de Dakar.
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