Les préoccupations croissantes concernant le rôle du crime organisé dans l’instabilité et la pauvreté sur le continent africain ont motivé une quête d’outils analytiques et un appel à de plus amples recherches pour comprendre les forces contextuelles en jeu et savoir comment s’y attaquer au mieux.
Si à l’origine les débats sur le crime organisé se concentraient principalement sur le monde développé, puis sur l’Amérique latine et l’Asie centrale, l’attention s’est maintenant tournée vers l’Afrique. « Alors que les analystes mettaient en doute l’existence d’un problème de crime organisé en Afrique, ce sujet est désormais considéré comme une préoccupation typiquement africaine », peut-on lire dans le rapport Unholy Alliances: Organized Crime in Southern Africa (Alliances infâmes : le crime organisé en Afrique méridionale), publié par la Global Initiative against Transnational Organized Crime (Initiative mondiale contre le crime organisé transnational) et Rosa Luxemburg Stiftung et qui se fonde sur les discussions d’un comité d’experts qui se sont réunis plus tôt cette année. Le rapport remarque que sur le nombre croissant de mentions et de résolutions faites par le Conseil de sécurité des Nations Unies ces huit dernières années, 80 pour cent concernaient l’Afrique.
Les experts du comité ont suggéré de ne pas « montrer du doigt » le continent ni les États qui le composent, car « les États les plus développés du monde trouvent leur origine dans la corruption et le crime organisé ». En outre, à l’heure où l’on cherche des solutions, « le rôle des pays occidentaux et de leurs entreprises en Afrique doit être au premier plan en tant qu’exploitants et consommateurs ».
L’attention portée à l’Afrique coïncide avec la prise de conscience, au cours des dix dernières années, non seulement que le crime organisé menace le développement, mais que des solutions axées sur le développement sont nécessaire pour le combattre.
Le crime organisé sur le continent fait partie de « l’histoire de son indépendance », est-il écrit dans le rapport. La fin de la guerre froide et les coupures dans l’aide au développement ont ouvert la voie au financement criminel des structures gouvernementales. En outre, « la démocratie multipartite et la nécessité de financer les processus électoraux ont constitué un point particulièrement vulnérable qui a permis aux réseaux de gagner en influence et en légitimité ».
La demande croissante en Asie et au Moyen-Orient de biens tant licites qu’illicites a alimenté le trafic en Afrique. « Le marché florissant des drogues à usage récréatif et des produits de la flore et de la faune sauvages ont entraîné la croissance, la professionnalisation et la militarisation des réseaux criminels en Afrique. Parallèlement, la demande de drogues à usage récréatif dans les pays du Golfe et l’instabilité en Afrique du Nord ont attiré le trafic vers l’est », précise le rapport. Avec la hausse de la consommation d’amphétamines sur les marchés émergents du Golfe et d’Asie, la production de drogue n’est plus réduite à des zones géographiques spécifiques. En Afrique méridionale, les itinéraires de contrebande d’armes des guerres d’indépendance sont maintenant empruntés par les trafiquants d’espèces sauvages et autres biens illicites.
Selon Mark Shaw, directeur de la Global Initiative against Transnational Organized Crime, outre quelques exemples tels que les gangs du Cap-Occidental en Afrique du Sud ou les caractéristiques du crime organisé au Nigeria, les définitions classiques du crime organisé ne s’appliquent pas à l’Afrique. « Ce n’est pas quelque chose que l’on peut mettre dans une boîte et qui se produit indépendamment de l’État et des institutions commerciales. Sur le continent, le crime organisé et bien plus manifestement lié à ces institutions. »
Une « économie de la protection »
M. Shaw invoque la notion d’« économie de la protection » pour illustrer comment les différents acteurs interagissent dans les pays dont le gouvernement dispose de faibles capacités. Il identifie trois éléments clés intrinsèques à l’économie de la protection : premièrement, le recours à la violence ou à des « personnes armées » pour assurer la sécurité du transport de marchandises de contrebande, qui peuvent aller de soldats des forces de sécurité elles-mêmes à des milices, en passant par les gangs et les sociétés de sécurité privées ; deuxièmement, la corruption, dont les pots-de-vin versés à certains fonctionnaires ; et troisièmement, l’investissement des groupes criminels dans les communautés pour assurer leur légitimité et faciliter les opérations : paiements à des partis politiques ou financement d’équipements locaux, par exemple.
« Cela permet de mieux comprendre le crime organisé dans le contexte particulier d’un État faible ou incapable d’assurer la sécurité. Vous pouvez alors observer le large éventail d’acteurs gouvernementaux, d’entreprises, de réseaux criminels ou de communautés et comprendre leurs interactions », a ajouté M. Shaw, qui croit que chaque réseau criminel majeur opérant sur le continent comporte ces trois éléments à divers degrés. Là où l’État est particulièrement faible, « l’économie de la protection est plus prononcée », a-t-il précisé.
Si le phénomène d’économie de protection n’est pas réservé à l’Afrique, il est manifestement présent dans de nombreux pays du continent. L’implication de l’État varie selon les pays. En Guinée-Bissau, l’État participe complètement à l’économie de la protection, tandis qu’au Mali, certains acteurs locaux du crime organisé ont des liens avec l’État. En Libye, où de larges portions du territoire échappent au gouvernement, « la protection est offerte par des prestataires privés, souvent liés à certaines milices ».
Lorsque le crime, l’État et la politique sont imbriqués de cette manière, les réponses classiques fondées sur la loi et l’ordre – telles que la saisie des produits de contrebande et l’arrestation des coupables (souvent ceux qui se trouvent au bas de l’échelle hiérarchique) – ne sont pas une solution, a remarqué Stephen Ellis, chercheur au Centre d’études africaines de Leiden, aux Pays-Bas.
Des frontières qui s’estompent entre les sociétés légitimes et illégitimes
M. Ellis cite comme exemple les efforts vains pour combattre le trafic de drogue en Afrique de l’Ouest. Selon lui, les contingents chargés de défendre la loi et l’ordre ont généralement le sentiment de ne pas pouvoir lutter de manière adéquate contre le crime organisé, parce qu’ils « n’ont pas les bons outils. La nature du problème a changé, mais de manière difficile à comprendre », a-t-il ajouté, remarquant que les frontières entre les sociétés légitimes et illégitimes se brouillent, notamment dans les États dits défaillants ou faillis. « La notion d’État “failli” est un terme que je n’aime pas, a ajouté M. Ellis, car cela ne correspond pas nécessairement à ce qui se passe sur le terrain. » Il s’agit cependant d’un outil utile pour identifier les pays dont le gouvernement n’a pas le monopole de la violence, a-t-il convenu. D’après le classement de Foreign Policy, sur 50 États en déliquescence, 32 se trouvent en Afrique.
« De nombreuses personnes impliquées dans des activités illégales peuvent bénéficier d’une grande légitimité au niveau local », a dit M. Ellis. « Ces personnes peuvent avoir joué un rôle politique officiel, notamment à l’époque des États à parti unique. »
Selon un récent rapport de la Commission Ouest-Africaine sur les Drogues, les activités des trafiquants dans la région sont facilitées « par un large éventail de personnes, parmi lesquelles des hommes d’affaires, des hommes politiques, des membres des forces de sécurité et de l’appareil judiciaire, des hommes d’église, des chefs traditionnels et des jeunes ». Comme les élections dépendent de financements privés dans la plupart des pays de la région, l’argent de la drogue y contribue souvent.
« [les activités des trafiquants sont facilitées] par un large éventail de personnes, parmi lesquelles des hommes d’affaires, des hommes politiques, des membres des forces de sécurité et de l’appareil judiciaire, des hommes d’église, des chefs traditionnels et des jeunes » Les exemples d’implication de l’État et d’hommes politiques dans le crime organisé sur le continent sont légion – du braconnage d’éléphants et commerce de l’ivoire qui impliquent de nombreux pays, dont le Zimbabwe, le Soudan, la République démocratique du Congo, la Tanzanie et le Mozambique, à l’exploitation des mines de diamant au Zimbabwe en passant par le trafic d’armes en Afrique du Sud, le commerce de corne de rhinocéros (Afrique du Sud et Mozambique), la contrebande et le trafic d’armes et de drogue en Libye et au Sahel, le trafic de drogue et l’exploitation forestière illégale en Guinée-Bissau, le trafic d’ivoire, d’or et de diamant en République centrafricaine, etc. La liste est interminable.
M. Shaw pense que l’outil d’analyse de l’économie de la protection permet de « déterminer les coûts de [ces] économies [...] et de mesurer les progrès réalisés à leur égard ». Selon le rapport de Global Initiative, « la prise en compte des économies de la protection et de leur fonctionnement est un outil analytique qui incite à s’intéresser à un éventail plus large de problèmes et d’acteurs et l’on peut donc considérer qu’il accroit la probabilité d’une amélioration des interventions ». Selon M. Shaw, on peut faire augmenter les coûts de protection qu’impliquent la participation au crime organisé en renforçant le risque d’exposition par des enquêtes persistantes de la part des médias, par exemple, ou en aidant les communautés à devenir plus résilientes à l’introduction de groupes criminels en menant des projets de développement efficaces.
Un terrain dangereux pour les journalistes
Enquêter sur le crime organisé est plus facile à dire qu’à faire. Une étude du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) montre que 35 pour cent des journalistes tués depuis 1992 couvraient des affaires de crime organisé et de corruption, ce qui est souvent plus dangereux pour les journalistes que de couvrir des conflits. « Les lignes entre les groupes politiques et criminels sont floues dans beaucoup de pays, ce qui accroît le risque pour les reporters », précise le Comité.
« Les groupes criminels opèrent de plus en plus comme des forces politiques armées, et les groupes politiques armés opèrent de plus en plus comme des bandes criminelles à but lucratif. Des journalistes ont été attaqués alors qu’ils effectuaient des reportages sur une complicité entre de grandes figures criminelles et des fonctionnaires de gouvernement, et ils ont été ciblés tandis qu’ils faisaient des investigations sur des histoires de crime ou de corruption aussi bien en temps de paix que de guerre », a expliqué le CPJ.
Les acteurs du développement se voient de plus en plus souvent obligés de lutter contre le crime organisé, à mesure qu’ils reconnaissent à quel point ce phénomène est présent à tous les niveaux de la société et se nourrit de la pauvreté, sabotant les programmes de développement. Au Sahel, par exemple, les communautés dépendent des gains du crime organisé de la même manière qu’en Somalie elles dépendent des gains de la piraterie ou que les villageois du Mozambique dépendent du braconnage de cornes de rhinocéros. En l’absence de solutions alternatives, les communautés pauvres demeureront à la solde du crime organisé.
Selon un récent rapport de Safer World intitulé Identifying approaches and measuring impacts of programs focused on Transnational Organized Crime (Identifier les approches et mesurer les impacts des programmes axés sur le crime organisé transnational), le crime organisé transnational devient rapidement un problème clé dans le domaine du développement et les approches basées sur le développement pour lutter contre ces crimes sont de plus en plus nombreuses. « Le principal moteur du [crime organisé transnational] est la demande de produits illicites dans les pays riches et développés. Pourtant, les impacts sont ressentis bien plus profondément par les communautés des pays plus pauvres dont les institutions sont faibles. » Selon le rapport, « l’existence de liens entre les différents niveaux du système dans lequel opère le crime organisé transnational permet également de penser que des stratégies globales faisant appel à différentes approches ont des chances d’avoir un plus grand impact. »
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