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Afrique

Dette africaine : la part chinoise à 40 %, mythe ou réalité ?

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Dette africaine : la part chinoise à 40 %, mythe ou réalité ?
Dans une belle unanimité forcée par les circonstances, le FMI et la Banque mondiale, le G20 et même le pape François se sont prononcés pour un allégement de la dette des pays africains, la Chine faisant plus ou moins figure d'accusée. Mais à combien se monte réellement la dette africaine à l'égard de la Chine ?

Depuis quelque temps, les médias français annoncent que 40 % de la dette africaine serait due à la Chine. Dans le même temps, Deborah Bräutigam avance le chiffre de 17 % dans un article paru le 15 avril 2020 dans The Diplomat intitulé « Chinese Debt Relief. Fact and Fiction ». J'ai donc essayé de comprendre d'où venait ce chiffre 40 %, car celui de Deborah Bräutigam résultait d'une exploitation des données accessibles par tous sur la base de données statistique de la Banque mondiale et d'une lecture de l'édition 2019 de son rapport International Debt Statistics 2018.

La querelle de statistique autour de la dette africaine est partie d?un communiqué de Reuters en date du 7 avril, rapportant une déclaration du ministre ghanéen des Finances © DR

Et si le poids donné à la Chine était exagéré

L'enchaînement des faits semble clair. Tout serait parti, d'un communiqué de Reuters en date du 7 avril, rapportant une déclaration du ministre ghanéen des Finances qui, lors d'une discussion avec le président d'un think tank de Washington, aurait indiqué que « la dette africaine à l'égard de la Chine s'élèverait à 145 milliards de dollars environ ». Il semblerait qu'un éditorialiste de RFI dans une de ses chroniques ait voulu mettre ce chiffre en perspective et le comparer au chiffre de l'endettement total, il aurait retenu le chiffre de 365 milliards de dollars (145/365 = 40 %). Par la suite, ce calcul a été repris dans toute la presse française et francophone. Or, ce calcul pose problème.

  • Le ministre ghanéen ne dit pas de quel type de dette il s'agit (totale, publique ou privée, à court terme, à long terme ou totale, garantie par les États ou non, en quelle année?).

  • Le chiffre de 365 milliards de dollars fait strictement référence aux dettes publiques à long terme garanties par les États en 2018 ; de surcroît, elle ne concerne pas l'Afrique, mais l'Afrique subsaharienne. Elle laisse donc de côté 53 % de la dette africaine totale en 2018.

  • Si nous prenons le chiffre du ministre ghanéen au sens strict de son énoncé, le taux d'endettement ne serait plus que de 19 % (145/774) en 2018.

Un autre aspect doit encore être pris en compte. Ce chiffre de 145 milliards de dollars a sans doute été repris (en l'arrondissant) sur le site du CARI (China-Africa Research Initiative de l'université Johns-Hopkins) ; or il s'agit du montant des prêts effectivement octroyés par la Chine entre 2000 et 2017. Ce même chiffre a été recalculé pour la période 2000-2018 et s'élèverait désormais à 152 milliards de dollars (voir l'article de Deborah Bräutigam cité supra). En vérité, cette somme ne correspond pas au montant de la dette africaine envers la Chine : certains prêts ont d'ores et déjà été remboursés quand d'autres sont en cours de remboursement. Si nous pouvions véritablement évaluer la dette, nous ne connaîtrions pas encore le poids exact que peut représenter cette dette pour les pays africains, car il faudrait pouvoir estimer le service de la dette, c'est-à-dire l'ensemble des remboursements du principal et du paiement des intérêts.

J'ai repris avec Deborah Bräutigam les calculs qu'elle avait menés également à partir des données de la Banque mondiale, mais pour 2017. Elle annonçait que 17 % des dettes publiques à long terme en Afrique subsaharienne résultaient de prêts chinois en 2017, ce que j'ai pu avérer avec la base de données de la Banque mondiale.

Derrière les chiffres, des arrière-pensées politiques

Bref, si le continent africain est lourdement endetté à l'égard de la Chine, c'est dans des proportions bien moindres que ce qui a pu être proclamé et repris avec des arrière-pensées plus politiques. Ainsi, dans les colonnes du Monde dans sa livraison du 29 avril 2020, l'ex-président du Bénin, Thomas Boni Yayi, reprend ce chiffre de 40 % et affirme que : « La question est de savoir si un pays comme la Chine, membre du G20, est prêt à annuler sa créance sur le continent, soit 40 % de la dette africaine qui se situerait autour de 360 milliards de dollars. »

L'économiste américain Minxin Pei a fait paraître le 1er mai dans le Nikkei Asian Review un article sous le titre de « China's expensive bet on Africa has failed » dans lequel il témoigne de ses positions anti-chinoises que l'on peut qualifier de trumpiennes en dénaturant les données chiffrées disponibles. Dans le passage qu'il consacre à la dette, il cite le chiffre de 152 milliards de dollars de prêts qu'il attribue au CARI alors que cet institut n'a pas encore publié ce chiffre ; or ce chiffre a été énoncé qu'une seule fois par Deborah Bräutigam dans son article paru dans The Diplomat déjà cité qui de fait remet en cause toute l'argumentation de Minxin Pei.

En citant le CARI et non Deborah Bräutigam, Minxin Pei s'approprie un chiffre et la caution du CARI passant outre aux critiques contenues dans l'article. Les autres chiffres sont également discutables. La Banque mondiale n'a jamais donné le chiffre de 64 milliards de dollars avancés par Minxin Pei ; quant au pourcentage de 60 %, il est celui du montant des prêts bilatéraux chinois à long terme et publiquement garantis en 2017, c'est-à-dire environ 13 % de l'endettement africain total en 2017 ou encore 17 % de l'endettement garanti que calcule Deborah Bräutigam. Il est clair que faire résonner le chiffre de 60 % en détournant l'attention du lecteur « démontre » mieux qu'un exposé circonstancié concluant à chiffre moindre.

Les chercheurs ne sont pas énormément intéressés à la question de la dette africaine ni au rôle éventuel de la Chine dans sa constitution. © DR

Pendant ce temps, que dit-on en Chine ?

Une question se pose. Que disent les dirigeants et chercheurs chinois pendant ce temps ? Pour commencer, je noterai que certains communiqués récents (10 et 14 avril) du ministère chinois du Commerce (MOFCOM) se sont contentés de rapporter assez exactement des propos parus dans la presse occidentale sans tenter d'argumenter, ce qui n'est généralement pas le cas des responsables qui s'expriment.

Rappelons que Ning Jizhe, directeur adjoint de la Commission nationale du développement et de la réforme, affirmait que ce n'était pas la faute de la Chine si certains pays africains étaient endettés. Ils avaient déjà des dettes auprès d'autres pays avant que la Chine ne leur octroie un prêt. Un argument sorti tout droit du fond d'une cour de récréation : « M'dame, cé pa moi ka commencé ! »

Les chercheurs ne sont pas énormément intéressés à la question de la dette africaine ni au rôle éventuel de la Chine dans sa constitution. En consultant la base chinoise de données bibliographiques du China National Knowledge Infrastructure (CNKI), le plus important agrégateur et dispensateur chinois de ressources scientifiques numérisées (accès en ligne à plus de dix mille revues scientifiques chinoises et plus de soixante-trois millions d'articles), je n'ai relevé que quatre articles abordant ce sujet, dont deux parus en ce début d'année 2020 dans la revue Asie occidentale et Afrique de l'Académie des sciences sociales de Chine.

Ces articles ne produisent aucune statistique chinoise permettant de faire un bilan des prêts, sauf quelques chiffres ponctuels se référant à des prêts bonifiés alors que ceux-ci sont l'exception à partir desquels les auteurs se livrent à une généralisation. Sinon, ces auteurs utilisent les chiffres de la Banque mondiale pour prouver la mauvaise foi des analystes occidentaux et montrer que la dette africaine due à la Chine serait très faible par comparaison « aux 38 % dus aux banques commerciales [occidentales, NDLR], aux 36 % dus aux prêteurs multilatéraux et aux 26 % aux prêteurs bilatéraux, dont la Chine qui n'en finance qu'une faible partie ».

Comparaison biaisée

Les termes de cette comparaison sont biaisés, aucune banque commerciale seule, aucun prêteur bilatéral seul, ne détient une part aussi grande que celle détenue par la seule Chine (17 %, selon Deborah Bräutgiam) ; quant à la Banque mondiale et les autres institutions multilatérales, elles prennent des décisions auxquelles la Chine participe activement. Fondamentalement, ce que l'on doit comprendre serait que la Chine ne disposerait pas de statistiques lui permettant d'argumenter solidement et doit se réfugier dans une argumentation qui relève plus de l'apagogie ou du syllogisme politique.

Enfin, qu'il s'agisse ou non du chiffre de 17 %, calculé par Deborah Bräutigam, il ne faut pas oublier que ce sont des chiffres moyens qui peuvent être très éloignés de la situation propre à chacun des pays endettés à l'égard de la Chine. En fait, dans le contexte actuel, ces chiffres mesurent plutôt la « punition » que le G20 aurait voulu imposer à la Chine pour son interventionnisme en Afrique. C'est pourquoi le chiffre de 40 % a tant retenu l'attention en France du moins, car ailleurs d'autres prennent le relais.


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