Ce 1er février 2017, la figure historique de l'opposition en République démocratique du Congo s'est éteinte. Retour sur la vie politique de ce leader charismatique, porte-parole d'une population congolaise en attente de changement.
C’est une phrase, lâchée au détour d’une interview qu’il nous avait accordée en septembre 2010, alors que l’élection présidentielle devait se tenir l’année suivante et qu’il ne faisait plus mystère de sa prochaine candidature. Étienne Tshisekedi avait 77 ans et cumulait déjà les ennuis de santé. « J’ai frôlé la mort, mais je m’en suis sorti », avait-il expliqué. Son décès, avions-nous poursuivi, avait même été – plusieurs fois – annoncé… Et lui de rétorquer : « Je commence à en avoir l’habitude, au point que je me demande si on ne meurt pas plusieurs fois ! »
La politique était sa passion, et sans doute était-il l’un des rares dont elle n’avait pas fait la fortune. »
Alors, le 1er février au soir, quand la nouvelle venue de Bruxelles a commencé à se propager sur les réseaux sociaux, les Congolais n’ont d’abord pas voulu y croire. Et si, cette fois encore, il ne s’agissait que d’une rumeur infondée ? Puis, très vite, il a fallu se rendre à l’évidence, et la stupéfaction a arrêté le temps, de Kinshasa à Kabeya Kamwanga, le petit village qui l’avait vu naître, il y a 84 ans, au fin fond de ce qui était encore récemment le Kasaï-Oriental.
Abasourdis, des « combattants » – militants inconditionnels du Sphinx de Limete – se regroupent spontanément devant sa résidence de la 10e rue, dans la capitale congolaise. Ils n’en reviennent pas. Comment « Ya Tshitshi » a-t-il pu s’en aller ?
Meilleur rival de Kabila
La sidération est à la mesure du vide abyssal qu’il laisse derrière lui. Car, sur l’échiquier politique congolais, Étienne Tshisekedi Wa Mulumba était bien plus que le roi : il était la dame, la pièce maîtresse. Avec Mobutu et Lumumba, jamais, dans l’histoire contemporaine de la RD Congo, un personnage n’aura occupé tant de place dans l’imaginaire collectif. De l’indépendance du pays, en 1960, au dialogue politique instauré par le président Kabila, fin 2016.
Ces cinquante dernières années, souvent, très souvent, Tshisekedi s’est retrouvé au cœur du jeu politique. C’est d’ailleurs sur lui que Joseph Kabila, au crépuscule de son dernier quinquennat constitutionnel, avait d’abord misé pour négocier une prolongation de son bail au Palais de la nation. Pendant plusieurs mois, le chef de l’État sortant et son meilleur rival avaient discuté en secret par l’entremise de leurs stratèges respectifs.
Avec lui, Kabila espérait s’assurer de dompter Kinshasa, la capitale rebelle réputée pour n’obéir qu’au « mot d’ordre » de l’opposant historique. Mais l’étrange attelage n’aura pas tenu longtemps : Tshisekedi fait finalement marche arrière et se tourne vers Moïse Katumbi. Candidat déclaré à la présidentielle, le dernier gouverneur du Katanga convainc le « Vieux » d’unir leurs efforts et de mettre en place un large regroupement de l’opposition congolaise.
Fidèle à l’opposition
Cette offre, explique un diplomate occidental en poste à Kinshasa, Étienne Tshisekedi ne pouvait que l’accepter. « Il n’avait jamais pardonné à Kabila de lui avoir volé ce qu’il considérait comme sa victoire en 2011. Il tenait là sa revanche. » C’est ainsi que, début juin 2016, le Rassemblement des forces politiques et sociales acquises au changement voit le jour à Genval, dans la banlieue Sud de Bruxelles. Et, là, il n’est plus question de prolongation : « Kabila doit partir le 19 décembre à 23 h 59 ! » proclame la plateforme.
Tshisekedi, absent du pays depuis deux ans, quitte son modeste appartement de Woluwe-Saint-Pierre, à Bruxelles, et regagne Kinshasa fin juillet. Des centaines de milliers de Kinois viennent l’accueillir. La dame se replace dans l’échiquier, déterminée à mater le roi.
Malgré l’âge et la maladie, l’homme est resté le même. En dépit de ceux qui ont voulu, trop vite, le ranger dans les manuels d’histoire. Le mythe est intact, et il ne date pas d’hier. Albert Moleka, qui fut son directeur de cabinet au sein de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), se souvient : « La première fois où son charisme s’est véritablement manifesté, c’était le 17 janvier 1988, lors du meeting du pont Kasa-Vubu. » À l’époque, l’UDPS a tout juste 6 ans et œuvre encore dans la clandestinité.
Ce jour-là, ses dirigeants, dont Tshisekedi, sortent du bois et tiennent un premier meeting public à Kinshasa pour célébrer le 27e anniversaire de l’assassinat de Lumumba. Inimaginable, voire suicidaire, à l’ère du Mouvement populaire de la révolution (MPR), le parti-État ! Les forces de l’ordre débarquent, dispersent brutalement la foule.
Un homme inchangé malgré les pressions
Mais plus Tshisekedi est traqué par le régime de Mobutu, plus son aura grandit. Un leader est né. Capable, avec sa voix rauque aux accents de chef traditionnel luba, de faire descendre écoliers et étudiants dans la rue pour réclamer l’avènement d’un État de droit. Pour la première fois, des chants hostiles à Mobutu sont entendus. Sur les murs des édifices publics, le citoyen-président est accusé d’être un moyibi (« voleur », en lingala).
Même au sein du parti, il voulait à tout prix imposer ses idées. »
Et c’est là toute la force de Tshisekedi, selon Raph Kabengele, qui fut l’un de ses proches collaborateurs : « Les Zaïrois ont vite adhéré à son combat, ils ont apprécié sa ténacité et ses convictions marquées. Voilà un homme qui est resté constant malgré la torture, malgré la prison. On l’a envoyé dans des villages perdus avec femme et enfants, en lui interdisant d’habiter dans une maison en dur, sans lui donner accès ni à l’eau potable ni à l’électricité. Mais cela n’a fait qu’accroître son capital de sympathie auprès du peuple. »
Tshisekedi s’est-il habitué à cette vie fruste qui lui a été imposée ? Il n’était en tout cas pas connu pour son goût de l’argent et des fastes. La politique était sa passion, et sans doute était-il l’un des rares dont elle n’avait pas fait la fortune.
Zones d’ombres
Mais le Sphinx était un homme complexe, et son long parcours n’est pas exempt d’épisodes sombres. « Avec les personnages de sa trempe, c’est souvent comme l’iceberg : seule une petite partie est visible », confie Albert Moleka. Avant de jouer l’opposant irréductible face aux régimes qui se sont succédé en RD Congo, « Tshitshi » avait été un homme de pouvoir. Et s’était retrouvé, parfois sans ciller, du mauvais côté de l’Histoire.
Jeune commissaire général et anti-lumumbiste écervelé (il avait à peine 28 ans au moment des faits), il ne démissionne pas lorsque le gouvernement auquel il appartient arrête Patrice Lumumba et l’expédie au Katanga, où il sera assassiné, en 1961. Ministre de l’Intérieur, il ne bronche pas non plus lorsqu’en 1966 le Premier ministre Évariste Kimba et trois de ses ministres, soupçonnés de complot contre Mobutu, sont pendus sur la place publique, à Kinshasa.
Premier docteur en droit du pays, il participe à la rédaction du « Manifeste de la N’Sele », qui deviendra plus tard le socle de l’idéologie mobutiste. « Mais le texte prévoyait une bipolarité de la vie politique. C’est seulement plus tard que Mobutu changera la Constitution pour imposer le monopartisme », tempère-t-on dans son entourage.
La voie du dialogue
Puis vint la rupture entre les deux hommes, officialisée par une lettre ouverte signée avec 12 autres parlementaires en 1980. Les dérives dictatoriales du régime y sont dénoncées. Selon Raph Kabengele, « Tshisekedi a refusé toute compromission, alors que plusieurs de ses compagnons de lutte ont cédé, un à un, au chant des sirènes du mobutisme. »
Tshisekedi, éduqué dans les règles strictes du catholicisme (son père était catéchiste), tient bon. Il s’est forgé un caractère bien trempé – ses détracteurs parlent plutôt d’intransigeance et d’autoritarisme. « Même au sein du parti, il voulait à tout prix imposer ses idées », lâche Corneille Mulumba, ancien représentant de l’UDPS en Europe.
Mais, au crépuscule de sa vie, le « Vieux » s’était assagi, acceptant finalement de cogérer la transition avec Kabila dans le cadre du compromis politique de la Saint-Sylvestre. Le poste de président du Conseil national de suivi de l’accord (CNSA) lui était destiné. Mais le sort en a décidé autrement. « C’est à nous qu’il appartient désormais de continuer sa lutte et de militer pour la première alternance démocratique dans le pays », souligne Moïse Katumbi, qui rêve de reprendre le flambeau. Une certitude : sans la dame, l’échiquier politique congolais ne sera plus le même.
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