Dieu en Louis Vuitton

« La faiblesse des démocraties, c'est qu'il leur faille,
 trop souvent, se renier pour survivre »
Jean ROSTAND

Il nous faut, pour évoquer le cas Bethio Thioune, combattre un préjugé. Ce n’est pas parmi les populations démunies que cet homme recrute ses plus dévoués disciples, c’est parmi les jeunes des classes les plus aisées et les mieux éduquées. Ce sont des étudiants en Europe et en Amérique, des cadres de grandes entreprises qui fraudent les compagnies de téléphone, détournent leurs frais de scolarité, manipulent les comptes de leurs entreprises pour servir un homme qui n’hésite plus à faire étalage de ses richesses. S’ils agissent avec autant de désinvolture sans penser à la prison, aux conséquences sociales de leurs gestes et au regard de la société, c’est justement parce qu’ils sont fanatisés.
Mais c’est aux familles démunies que Bethio Thioune cause le plus de tort. Le seul moyen pour un parent d’échapper à la pauvreté, c’est d’offrir à son enfant une éducation qu’il n’a pas eue. Ce n’est pas une condition suffisante, vous me direz, mais c’est une condition nécessaire. Nous avons pu, pour la plupart d’entre nous, échapper à la misère et nous élever à un certain degré d’avoir ou de savoir, parce que nous avons su saisir la chance qui nous a été donnée d’accéder à la connaissance. Notre sort eut été différent si nous n’avions pas nos collèges, nos universités et nos instituts de formation.
Et voilà que cet homme arrache aux familles les plus pauvres leurs enfants, au moment où ils sont les plus fragiles, pendant leur adolescence. Quand nos jeunes tournent le regard vers l’ailleurs, remettent en cause l’autorité parentale, Bethio Thioune se présente à eux pour dire : « Vous vous cherchiez et vous m’avez trouvé. Vous êtes sauvés. Chez moi, vous n’aurez nulle contrainte.»
Il ne leur enlève pas le présent, il leur enlève l’avenir. Il leur enlève surtout la possibilité de sortir de la misère puisqu’en contrepartie de la soumission aveugle qu’il leur demande, les milliers de jeunes qui le suivent n’obtiennent que quelques réjouissances mondaines et une vague espérance d’un paradis hypothétique. Point besoin de savoir s’ils ont conscience de la gravité de leurs actes ou s’ils ont obtenu le consentement de leurs parents. Il suffit aux jeunes couples de s’inscrire sur une liste et les voilà unis par les liens sacrés du « Thiantacoune ». Il arrive que certaines soirées se prolongent jusqu’aux premières lueurs de la matinée parce que la rumeur a couru qu’avant de se retirer, le Cheikh a légalisé toutes unions.
L’objet de tant de déférence dit lui-même tout ignorer du Coran. Mais il réussit un savant dosage entre un mysticisme benêt et une bonne connaissance de la psychologie des foules. Pour qu’il devienne lui-même Dieu, il lui fallut faire de celui qui l’a fait Cheikh un Dieu. « Serigne Saliou moo nima maay moom, mooy man », et le tour est joué. Depuis que le saint homme est parti, il distribue quantité de brouets de ce genre, en étant certain que personne ne pourra le démentir. Les jeunes qui accourent pour remplir ses tentes, le dos bien plié, sont ainsi persuadés qu’ils sont en face de Dieu.
Ce qui fait la complexité de ce phénomène, c’est qu’il est le lieu de rencontre entre les passions les plus contradictoires et les plus radicales. Le jeune qui arrive croit appartenir à une famille qui élargit ses pouvoirs d’influence et ses chances de s’en sortir; le Cheikh se sert de la masse de nouveaux adhérents pour marchander avec le pouvoir politique. Ce n’est pas que ces jeunes n’agissent pas selon leur intérêt bien compris ou celui de la classe à laquelle ils appartiennent, pour rester fidèle à un précepte cher à Marx. C’est qu’ils ne le connaissent pas. Ou alors, pour dire le mieux, ils confondent leur besoin immédiat et leur intérêt véritable.
Pour comprendre un tel phénomène, il faut remonter aux sources du mouridisme. Cette belle et dynamique confrérie a toujours été traversée par une tendance païenne, liée aux conditions dans lesquelles elle est née, fruit de la rencontre entre la tradition Ceddo et celle musulmane; entre un ordre aristocratique finissant et un ordre théocratique naissant. L’arrivée de nouveaux adeptes issus du dernier royaume du Cayor a laissé prospérer à la périphérie du mouridisme, des communautés restées attachées aux rites païens, tout en se réclamant de Cheikh Ahmadou Bamba. Leur existence n’a jamais remis en cause le caractère fondamental de l’islam enseigné par le fondateur du mouridisme.
Ce que prône Bethio Thioune est un tout autre ordre. Son goût du luxe tranche d’avec la philosophie Baye Fall, faite d’ardeur au travail, de renoncement à la vie mondaine et d’invocation de la Chaada. Il est aux antipodes du nationalisme enseigné par le vénéré Cheikh Ahmadou Bamba. Il est surtout contraire à tout ce qu’a été Serigne Saliou Mbacké, un maitre coranique à la vie simple, presqu’ascétique.
Le Magal, est lui-même la célébration d’une vie entièrement consacrée à l’adoration de Dieu et à la résistance pacifique au colonialisme. J’ai retenu ce que le président Dia en a dit lors du Magal du 4 septembre 1957, en insistant sur le fait que « le pèlerinage de Touba est notre pèlerinage, à nous nationalistes sénégalais, et tel est le sens du témoignage que nous rendons lorsque nous participons à ce grand rassemblement et à cet acte de foi sénégalais ».
Mais il nous faut aller au-delà des simples récriminations. Un tel phénomène ne se serait produit sans le culte de l’argent, sacré roi avec l’arrivée des « libéraux ». Adam Smith, un des plus grands théoriciens du libéralisme, est aussi l’auteur de la plus sévère mise en garde contre une société dominée par l’appât du gain : « Les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible. L’instruction est méprisée ou du moins négligée. »
Il faut ajouter à cela un phénomène propre à toutes les démocraties, mais qui a été perverti au Sénégal : ce sont les relais d’opinion. L’idée est que pour atteindre les électeurs, il ne faut pas les cibler directement à travers les médias. Même s’ils se font un avis à travers les médias, ils attendent toujours de le valider avec un relais d’opinion, qui peut être le chanteur, le marabout, le chef coutumier. Ce que les experts anglo-saxons appellent The two step communication. Certains le font selon leurs convictions, mais le système s’est perverti pour laisser place à du marchandage à la veille de chaque élection. Un petit nombre vient négocier le prix de vente de millions d’électeurs qu’il croit tenir comme du bétail. De telles pratiques ne peuvent plus prospérer sans menacer l’idéal démocratique pour lequel nous nous battons et surtout la stabilité du pays. Nous avons tous vu comment, pendant la dernière présidentielle, des thiantacounes fanatisés ont attaqué des convois au sabre, fait régner la terreur, sans doute avec le consentement d’Abdoulaye Wade.
Pour revenir au spectacle offert par Bethio Thioune lors du dernier Magal, il restera de triste mémoire. L’effronterie a été poussée au-delà ses limites. La vedette du jour était une chaussure, figurez-vous. Son exhibition a occupé une bonne partie du Magal des tiantacounes. Une paire de bottes Louis Vuitton montées par un mannequin de pacotille.

SJD