« Quand je mourrai que l’on me mette,
avant de clouer mon cercueil,
un peu de rouge à la pommette,
un peu de noir au bord de l’œil »
Théophile GAUTHIER
Nous n’avons jamais été à Gannaar, mais savons que les coups d’Etat se suivent et se ressemblent au pays d’Ould Daddah. Un ordre militaire y remplace toujours un désordre démocratique. Comme en Gambie, figurez-vous. Comme en Guinée-Bissau ! Et que devons-nous faire, nous autres Sénégalais ? Nous estimer heureux d’avoir un Dieu à la place d’un président de la République. Farba Senghor, son courtisan attitré, l’a une fois appelé « le soleil ». Il dépasse tout le monde, et personne ne peut s’approcher de lui en sagesse. Il brille de son intelligence éclairée au-dessus de ses sujets. Il fait les marées et les saisons. Il remplit les greniers de riz et de mil. Il dit le juste et l’injuste. La théorie n’est pas son fort. Mais l’ingénieur des âmes sait pénétrer les cœurs. Il sait aussi ce que nous avons dans la tête. Il sait aisément qui est capable de gouverner et qui ne l’est pas. Il distribue les rôles en fonction des dons qu’il accorde à chacun.
Dans son royaume, il est la seule constante devant laquelle toutes les variables se prosternent. Il peut saisir les volontés avant qu’elles ne s’expriment. Quand il lit dans votre regard l’ombre d’une arrière-pensée maléfique, il vous chasse de son royaume et vous livre à la géhenne populaire. Il aime accueillir en son paradis tropical les nouveaux venus qui lui doivent tout, qui le regardent avec un dévouement vibrant, la lumière écarlate qui rallume les cœurs et ravive les esprits. Senghor voulait le choisir, le premier d’entre tous. Mais Collin ne l’aimait pas, c’était un mécréant. Qu’importe si personne ne peut en témoigner, et témoigner de ces faits passés qu’il est seul à avoir vécus. Il est lui-même la vérité, « l’exception » qui dicte la règle à tout le monde. C’est pourquoi il est tout à l’égard du néant que nous sommes. Mécanicien au-dessus des mécaniciens, informel au-dessus des informels, paysan au-dessus des paysans, syndicaliste au-dessus des syndicalistes, ancien combattant au-dessus des anciens combattants et tout récemment, journaliste au-dessus des journalistes. Il a établi son trône au sillage du grand astre. Nous avons beau nous agenouiller, nous aplatir, nous ne trouverons jamais grâce à ses yeux. Des onze millions de sénégalais, il n’y a personne capable de le remplacer. Depuis Ramses, l’Afrique n’a rien inventé d’aussi grand. Il est Abdoulaye Wade, l’Alpha et l’Omega. Le maître d’"Un destin pour l’Afrique". Son corps s’en va, mais prions pour que son esprit ne nous quitte pas. Nous serions orphelins, nous, peuple élu parmi les peuples. Nous ne l’avons pas choisi, c’est lui qui nous a choisis alors que nous n’étions encore rien.
J’ai pu encore m’en apercevoir à Chicago. J’ai pu voir Dieu de près. Ses caniches cherchaient dans le fond de ses pupilles un ordre implicite, prêts à donner l’assaut. Il a expliqué comment il a été désigné par ses pairs africains « président du Nepad ». Mais surtout, comment il a construit la « grande muraille verte ». Ne cherchez pas ce bloc de chlorophylle sur les sentiers terrestres. C’est une œuvre majestueuse de son royaume céleste.
Devant un parterre de petits curieux venus chercher le « brillant » homo africanus, il s’est fait discret. Pour qu’on le cherche du regard. Et puis, des applaudissements nourris que le conférencier compulsif ne refuse jamais. Avec le même courage, il a affirmé devant les plus grandes chaînes de télévision américaines que le journaliste qui a été tabassé au Sénégal a agressé un joueur de l’équipe nationale de football. Quand cette réponse n’a pas semblé suffire aux journalistes, il a ajouté que le journaliste a agressé un policier. Mais Dieu ne ment pas, chers lecteurs. Dieu ne ment pas. Il nuance.
C’est quand Abdoulaye Wade veut escalader les sommets de l’intelligence que son esprit s’essouffle. A chaque fois qu’il cherche à prendre des hauteurs, son esprit s’affaisse. Mais à basse altitude, le stratège d’arrière-boutique a les idées claires. Il n’abandonnera le pouvoir à personne. Quand il ne sera plus là, son fils sera son seul digne remplaçant, et il le commandera du ciel où il se trouvera. Dieu ne meurt pas. A chaque fois que la mort l’approche, il tue quelqu’un. Grabataire ? Il ne vieillit pas non plus. Le pinceau de la nièce et son fond de teint font des miracles. Même porté par une sonde et deux gaillards à l’arrière, il a le visage neuf. Pour le bien de tout le Sénégal. C’est ce qui en fait le seul digne de régner, le seul autorisé à se désigner un « successeur ». Les organisations de droits de l’Homme s’en offusquent. Mais quand on veut être perché aussi haut que Dieu dans les cieux, voilà ce qu’on risque : des vertiges.
Entendons-nous donc. Wade ne veut pas installer son fils. Il va installer son fils. Ainsi soit-il. Il nomme les choses et elles sont. Il nomme les gens et ils sont. Il « crée ».
Dans ses incantations mystiques dont il a le secret, sa « créature » Idrissa Seck lui a une fois dit : « tu sais Me Wade, si l’univers se réduisait au Sénégal et que Dieu descendait du ciel, il se mettrait sur ton trône. Il signerait des décrets comme toi. Comme toi, il aurait droit de vie et de mort sur tout le monde. Il distribuerait ses bienfaits selon sa convenance. Mais la différence, c’est que Dieu n’a jamais peur ». Le tout nouveau président de la République, déjà en phase de sacralisation, a pris ces propos pour des révélations. Depuis, il se prend pour Dieu. Il décrète tout de sa plume divine et il n’a plus peur de rien. Karim Wade au pouvoir, ce n’est pas de l’ordre de l’avènement. C’est de l’ordre de l’événement. Il l’est déjà. Abdoulaye Wade ne se prépare pas à nommer celui qui va le remplacer. Il l’a déjà nommé. Il s’est arrogé le droit de nommer le président du Sénat. Eh bien c’est ce « nommé » qui sera, dans les circonstances les plus optimistes pour nous, notre futur président de la République. Dans le pire des cas, il reviendra en son fils, par la sainte trinité. Le fils « putatif » jurait que Karim Wade finirait à la ramasse. « Le seul qui s’est réclamé fils de Dieu dans l’histoire a fini sur la croix », avait averti Idrissa Seck au cours du dernier dîner que le mauvais esprit a partagé avec le père et le fils. Mais le fils de Dieu a déjà son royaume. Celui de son père. Il a son état-major parmi les plus hauts gradés de la gendarmerie. Il a son aide-de-camp et dirige le pays entouré de ses fidèles. Depuis les hauteurs de l’immeuble qui abrite l’Anoci, il transmet des ordres à chaque segment de la République. Quand il sort de sa « cache », il plonge dans sa Mercedes blindée. On peut voir Dieu, mais on ne peut pas voir son fils. C’est un Deus absconditus avant l’heure. Un Dieu caché. Sa grande réussite est d’avoir pu dire à Abdoulaye Wade, qui en était déjà convaincu, « tu as déjà régné sur le Sénégal, va régner sur l’Afrique et le monde ». C’est ainsi que notre Dieu vivant s’est transformé en ambassadeur itinérant. Toujours dans le royaume des cieux, à propager son évangile et sa bonne parole aux quatre coins du monde. Tout le monde vient ramper à ses pieds. Ses moindres bienfaits sont accueillis par une série de génuflexions. Devant lui les chefs religieux se prosternent. La peur physique et le dévouement intéressé se sont réunis pour faire du mégalomane de Kébémer une divinité. Mais c’est un Dieu de cirque. Un Dieu de carnaval. Voilà ce qu’il est.
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