Alors que des voix s’élevaient au Sénégal pour mettre en garde contre les risques de contagion du syndrome tunisien, les théoriciens du pouvoir et certains analystes indépendants ont trouvé que l’existence de libertés plaçait notre pays en dehors du périmètre à risques. En Tunisie, en Egypte, et présentement en Libye et dans d’autres pays arabes où le phénomène présente pour le moment moins d’ampleur et moins d’intensité, les populations, plus qu’une simple formulation de revendications de liberté, ont exprimé leur ferme détermination à accéder à un mieux-être se traduisant par une pleine jouissance des libertés citoyennes fondamentales, certes, mais aussi par une existence moins affectée par la misère économique et sociale provoquée ou accentuée par la mauvaise gouvernance, une existence davantage conforme à la dignité humaine.
C’est réduire la question à son degré primaire que de considérer que la liberté en elle-même est un vaccin infaillible contre le virus du soulèvement populaire. Parce que la liberté n’est pas une fin, c’est un moyen, un instrument qui, entre les mains d’un peuple, sert à accéder à ce mieux-être que des Nations arabes sont déterminées à arracher à tout prix. Lorsqu’elle ne permet pas à un peuple de choisir librement ses dirigeants, puis d’influencer la conduite des affaires nationales dans le sens de ses préoccupations, grâce à l’émission d’avis et d’opinions effectivement pris en compte par ces gouvernants, la liberté apparaît illusoire.
Ainsi, dans une perspective démocratique, la concurrence de ces deux facteurs se révèle particulièrement importante pour maintenir le mode de dévolution du pouvoir dans un cadre apaisé : la conviction acquise chez le peuple de pouvoir confier la direction de ses affaires à qui il veut à l’occasion d’échéances fixées à cette fin, et d’être pleinement considéré dans la conduite de ces affaires. Dégrader la liberté en leurre, s’en servir juste comme instrument de vaporisation des rancoeurs et des frustrations, et de leur évacuation sous forme de discours verbaux déversés dans les grand-places ou les médias, c’est pousser le citoyen hors du champ du consensus démocratique. Et décrédibiliser le jeu démocratique au point d’amener le peuple à ne plus se fier à son pouvoir de décision sur la dévolution du pouvoir, c’est favoriser la dénonciation de ce consensus démocratique par le même peuple.
C’est à la lumière de cette grille qu’il convient de lire la tension sociale ambiante au Sénégal et les incertitudes qui planent sur l’avenir. L’indignation et la désapprobation populaires n’ont pas empêché, pendant des années, le délaissement total des préoccupations des populations par une gouvernance d’arrogance et de mépris, agrémentée d’oppression et de déni de justice, sur fonds de patrimonialisation de l’Etat et de dilapidation des ressources publiques. Les libertés dont jouissent les Sénégalais n’ont été d’aucune efficacité pour arrêter, ni même limiter les dégâts. Les rêves de grandeur du Prince ont toujours pris le dessus sur les urgences des populations ; son populisme a balayé les valeurs républicaines les plus sacrées ; son esprit de clan et son sens de la confrontation ont mis les citoyens en demeure de s’aligner et d’applaudir, ou de survivre péniblement.
La liberté qu’on met en exergue n’empêche pas que des citoyens indociles sont exclus, des intellectuels contestataires stigmatisés, et des entrepreneurs insoumis, cassés. Et l’expérience de reports d’élections observés cette dernière décennie, en plus d’autres formes de manipulation opérées sur le système, ne confortent pas les populations dans la certitude qu’elles avaient acquise, le 19 mars 2000 au soir, de disposer enfin de la plénitude de leur souveraineté jusque dans le choix de leurs gouvernants. Dans ce genre de situation, le peuple manifeste toujours un délai d’accumulation (parfois trompeur), sa réaction, différée, découlant du croisement des effets cumulés et des perspectives qui s’offrent dans la quête de solution. Certains, dans un élan d’exigence excessive, ont trouvé que les Sénégalais sont un peuple exceptionnellement soumis et docile, inspirées ceux-là par un agenda personnel trop pressé, si ce n’est l’amertume du constat d’impuissance de réussir soi-même à changer l’ordre existant, selon ses propres ambitions ou simplement le souci de se rassurer eux-mêmes. Le système gouvernant sénégalais, librement choisi par les populations, s’apprête à célébrer sa onzième année d’existence, tout juste.
Or, dans des systèmes plus oppresseurs, plus injustes, plus accaparateurs, des systèmes dépourvus de toute légitimité tant dans leur origine que dans leur pérennisation, et qui n’offraient aux populations aucune perspective de changer elles-mêmes leur destin dans l’apaisement, les Tunisiens ont mis 23 ans à mûrir leur sursaut citoyen, les Égyptiens en ont nécessité 30, alors que les Libyens ne se sont déterminés qu’au cours de leur 42e année de bâillonnement et d’asservissement. Dans notre environnement immédiat, il y a 20 ans, les Maliens ont inauguré ce mode de changement de gouvernants par la force populaire, après avoir enduré 20 ans de dictature féroce de Moussa Traoré qu’ils n’avaient pas davantage élu, que Tunisiens, Egyptiens et Libyens n’avaient choisi les dirigeants contre lesquels ils se sont soulevés. Dans le cas Sénégalais, en 2000, les populations étaient déterminées à changer leurs gouvernants de 20 ans, et les observateurs s’accordent encore à dire que si le scrutin du 19 mars de cette année-là n’avait pas consacré ce changement souhaité, elles seraient sorties dans la rue pour l’arracher de force. En 2011, les rêves géniteurs du changement de 2000 ont tourné en cauchemar. Et aux yeux de bien des citoyens, l’alternative démocratique n’apparaît plus aussi porteuse d’espoirs qu’il y a 11 ans.
Parce que l’essentiel des acteurs susceptibles de s’offrir en alternatives se sont compromis en cautionnant la mauvaise alternative de 2000, faisant preuve, soit d’une impardonnable défaillance de jugement ou alors d’un machiavélisme politicien improductif et fort discréditant. Parce qu’aussi, l’ensemble des acteurs du jeu, depuis 11 années que notre démocratie est anéantie, notre République dévoyée et notre citoyenneté bafouée, n’ont pas été capables de concevoir et de conduire une défense conséquente pour préserver la partie la plus précieuse du patrimoine qui nous a été légué par les générations antérieures. Le consensus démocratique sénégalais est dans une perte continue de crédibilité du fait des acteurs principaux que sont les politiques. Ceux qui gouvernent ont perdu toute grâce aux yeux de l’opinion.
Ceux qui s’opposent peinent à convaincre. Une telle situation est hautement périlleuse, et ouvre des perspectives aux recours les plus inattendus. Entre les revendications observées sur le champ scolaire, la colère née de la mauvaise qualité du service d’électricité, le ras-le-bol provoqué par la dégradation continue du pouvoir d’achat des populations, le désarroi des populations inondées, le dépit des paysans de la filière arachidière, le manque de perspective de l’écrasante majorité des jeunes en âge de travailler…, le décalage apparent est si vite absorbé par une fédératrice attribution à un facteur commun.
Et la meilleure manière de désamorcer la tension, ce n’est pas de recourir à des ruses politiciennes, ou de proférer des menaces contre les citoyens. Dans une simultanéité frappante, une universitaire de renom, historienne de son état, et de jeunes artistes, musiciens du mouvement hip-hop, tous réputés non partisans en politique, émettent le même cri de révolte décliné en deux langues différentes. Pendant que Penda Mbow, quelque part à Dakar, lâchait son «dafa doy» repris comme slogan par les contestataires de l’électricité, les membres du groupe de rap Keur Gui, depuis leur fief de Kaolack, lançaient leur tube de l’année, un single à succès élargissant tous les jours sa base de popularité, sans rythme ni accompagnement musical, décliné en trois mots : «Y en a marre». Un mouvement social vient de naître des entrailles du ras-le-bol, qui suit son cours vers l’inconnu.
20 Commentaires
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En Mars, 2011 (16:33 PM)Sone
En Mars, 2011 (16:33 PM)Question
En Mars, 2011 (16:39 PM)Adji
En Mars, 2011 (16:43 PM)Abouly
En Mars, 2011 (16:48 PM)Joe
En Mars, 2011 (16:50 PM)Vérité
En Mars, 2011 (16:52 PM)Abouly
En Mars, 2011 (16:54 PM)Kheuchbi
En Mars, 2011 (16:56 PM)Topal Feulé
En Mars, 2011 (17:11 PM)Galsen001
En Mars, 2011 (17:41 PM)nous devons ala place de l'indépendance le 19 mars
on a nen marrrrr de ses hommes politiQ
on a nen marrrrr de ses facture de kouran kon nous livre tous les mois
on a nen marrrrrrrrrrrrrrr!!!!!!!!!!!!
Juleee
En Mars, 2011 (17:41 PM)Mauro
En Mars, 2011 (17:47 PM)Mandela Khar
En Mars, 2011 (18:23 PM)Bk
En Mars, 2011 (18:54 PM)Mortel
En Mars, 2011 (19:44 PM)Wakhdeugdé
En Mars, 2011 (21:46 PM)Guisse Guisse
En Mars, 2011 (22:45 PM)Doyna
En Mars, 2011 (21:33 PM)Daba
En Mars, 2011 (17:52 PM)Participer à la Discussion