Dimanche dernier, cette chaine de télévision a diffusé un documentaire sur l’esclavage. Un sujet attrayant pour de millions de personnes comme moi, qui cherche toujours des arguments pour éveiller les consciences sur l’ignominie et la barbarie de cette page de l’histoire humaine, afin que pareille décadence morale ne se reproduise.
Comme cloué dans mon fauteuil, le cœur serré, les larmes aux yeux, je transpirais. Et pour une fois, je n’étais pas affecté par l’atrocité de la traite des nègres que ce document était sensée mettre en exergue, mais par bien plus que cela : par la légèreté, la complaisance du discours maladroitement déculpabilisant qui transpirait de ce film. J’étais redevenu NEGRE.
Pour situer sa relation ontologique avec un passé qui a fait de lui le nègre qu’il est devenu, un de nos illustres aînés disait qu’il « habite cette plaie sacrée ». Formule ne me semble aussi bien illustrer le sentiment, que dis-je le senti que moi, autre nègre qui ne fût pourtant pas transporté de force à travers les océans, je traine chaque fois que le sujet du commerce humain transatlantique est abordé avec légèreté et désinvolture.
La traite négrière est une plaie béante pour toute l’humanité. Plaie qui jamais n’a été traitée, soulagée, soignée, ne serait-ce que par la reconnaissance unanime de sa gravité historique. Aujourd’hui encore, certains « spécialistes » s’évertuent consciemment ou par simple naïveté intellectuelle à traiter ce sujet avec une abstraction qui frise l’insulte à l’humanité toute entière que nous sommes.
Le documentaire que j’ai regardé sur TV5 monde dimanche dernier et qui est intitulé « les esclaves oubliés » a été réalisé par quelqu’un que la décence que prône mon propos ici ne me permet pas de citer. Pour ceux qui ne l’ont pas encore vu, la trame manifeste de ce scénario s’arcboute à montrer que la traite négrière n’est pas le seul esclavage qui ait existé contre le noir. Passant en revue les différentes formes d’esclavages noirs et arabo berbères. Ceci est un fait historique, aujourd’hui indiscutable.
Mais ce message manifeste cache assez mal le dangereux discours latent qui guide toute la réalisation de ce document. Discours qui essaie de mettre sur un même pied d’égalité l’atrocité du phénomène esclavagiste noire et arabe et la barbarie d’une traite organisée des noirs entre le 16ème et le 19ème siècle.
Ce discours sciemment avancé dans les milieux de la droite française dite « décomplexée » a aujourd’hui un écho certain grâce notamment à une communication simple, implacablement distillé à souhait, visant à donner un autre son de cloche au passé négrier et colonial français. L’approche peut se résumer ainsi : « arrêtons l’auto-flagellation et la culpabilisation récurrente, nos ancêtres n’étaient pas si méchants qu’on peut bien le dire, ou alors, ils n’étaient pas les seuls méchants. »
Oui, ils n’étaient sûrement pas les seuls méchants, mais Dieu qu’ils étaient méchants ! Une méchanceté consciente, organisée, INDUSTRIALISEE. Une méchanceté dont le fondement idéologique attesté (par l’église) reposait sur la non-humanité de l’homme noir. Une méchanceté qui a coûté trois cent millions de son humanité à l’Afrique noire et plus de trois cent années de son histoire. Le commerce transatlantique des noirs a changé le cours normal de l’histoire africaine, ses relations avec les autres peuples ainsi que son destin propre. Cette ignominie ne peut et ne doit être négligée, révisée, niée à dessein par des intellectuels mal dans leur peau.
Chers « décomplexés », vous n’êtes pas nés coupables de ces actes barbares, tout comme l’homme noir que je suis ne devrait pas naître avec le fardeau de l’esclave, l’indignation de la colonisation et l’arbitraire de la modernité. Mais je vous accuserais vous d’être des calomniateurs, des falsificateurs de l’histoire humaine et en cela, vous êtes aussi coupables que vos barbares aïeux.
Loin de moi l’idée de magnifier un passé glorieux négro-africain, sans faille, dans le meilleur des mondes. Le scientifique que je suis ne peux aller à l’encontre des faits, mais se garde la liberté humaine d’apprécier l’orientation donnée à un raisonnement fut-elle fondée sur des faits historiques. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes comme on aime à le dire. Les faits n’ont de sens que dans un discours construit. Et le discours qui est entrain d’être construit autour de l’esclavage des noirs en Amériques et dans les Antilles vise à minimiser, diluer, nier et effacer de la conscience collective des faits graves qui sont l’œuvre d’êtres humains.
Non seulement je ne participerais pas à ce relativisme coupable sous le sceau de ma supposée objectivité scientifique, mais je dénoncerais et avertirais toutes les personnes qui, consciemment ou par mégarde s’aventureront à souiller « la plaie sacrée » d’Aimé Césaire.
L’œuvre qui est en train d’être réalisée dans les bureaux et autres salons feutrés d’une classe de privilégiés français ne lésine pas sur les moyens pour apporter la nouvelle « bonne parole » aux peuplades que leurs ancêtres ont « civilisées » et aux ignorants de leur espèce. Ils vont même jusqu’à utiliser des arguments propres à nos plus grands historiens africains pour minimiser et revisiter le récit du commerce triangulaire.
Même l’illustre professeur Ibrahima Thioub que je respecte pour sa rigueur scientifique s’est fait piégé par un des tenants de ce révisionnisme à la française. En regardant le documentaire cité plus haut, j’ai eu l’impression que le chef du département d’histoire de l’université Cheikh Anta Diop ne servait que de caution morale pour le réalisateur. « Vous voyez, même le grand professeur Thioub admet que les noirs ont participé à la traite. » Et cela me rappelle curieusement cette stratégie de mettre en désaccord deux acteurs supposés être du même bord, pour en tirer soi-même la légitimité du savoir. Le diviser pour régner diront plus simplement certains.
Oui Monsieur le réalisateur, certains noirs ont participé à la traite négrière, certains noirs ont aussi participé aux guerres où ils ont tué des être humains, certains noirs participent encore à l’exploitation éhontées des ressources du continent noir et certains noirs participent même au bradage effréné de nos terres (suivez mon regard). Et alors ?
Cela ne vous donne pas le droit d’entrer dans cette « plaie sacrée » et de la souiller. Vous n’y avez assurément pas votre place, même si cette plaie devrait être une plaie de l’humanité toute entière. Une plaie qu’on devrait enfin soigner pour que nos enfants (à vous et moi), leurs enfants et les enfants de leurs enfants puissent ré-appartenir à une race unique, la seule race humaine, l’Homo-sapiens-sapiens.
Docteur en études internationales du développement
Directeur de Essaiconsulting-Genève
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