« Je n’admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s’il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée… On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux ». Blaise Pascal, Pensées
Aristote définit la vertu comme un moyen terme entre deux extrêmes(1).
Dans un précédent article, j’avais présenté des vertus en utilisant l’image d’un arbre. Ici, j’interroge quelques-unes pour corroborer la thèse de Pascal selon laquelle les vertus se complètent. On voit également qu’il y a un lien étroit entre vice et vertu. Dès lors, nous devons faire preuve d’humilité, de compassion et de pédagogie afin, d’une part, apprendre sur nous-mêmes pour gagner en maturité, et d’autre part, aider notre entourage à grandir. Une telle disposition d’esprit renforce notre capacité de communication.
Certaines vertus sont plus orientées vers l’expression de soi ou l’affirmation de soi. D’autres sont plus orientées vers le sacrifice de soi ou le retrait. Le tableau 1, ci-dessous en donne quelques exemples.
La partie grise est la zone du moyen terme, encore appelée médiété ou juste milieu. On peut trouver une équivalence entre ce juste milieu et l’entre-deux de Pascal. Le problème des hommes est que chacun estime qu’il évolue parfaitement dans cette zone et pratique les vertus associées, tandis que les autres le perçoivent souvent dans les extrêmes. Cela survient surtout en cas de situation menaçante ou stressante.
Le courage est le moyen terme entre la témérité (excès de courage) et la lâcheté (le défaut de courage).
La prudence est le moyen terme entre l’attentisme (excès de prudence) et la témérité (défaut de prudence).
Celui-là croît qu’il est courageux. Est-ce que les gens de son entourage l’admettent? C’est peut-être juste sa perception. À supposer que la majorité l’accepte, qu’en pensent ceux qui sont téméraires et ceux qui sont lâches. «Pour le téméraire, le courageux est un lâche et pour le lâche, le courageux est un téméraire», selon Aristote. On voit que cette appréciation est très relative.
La véracité ou bonne foi(2) (dëgg)(3) est le moyen terme entre l’agressivité verbale (excès de bonne foi) et l’apathie ou le silence coupable (défaut de bonne foi).
La douceur, qui résume le couple (kersa, sutura), est le moyen terme entre l’apathie, le silence coupable (excès de douceur) et la rusticité (défaut de douceur).
Ceux qui profèrent des propos malveillants dans les réseaux sociaux croient fermement qu’ils décrivent la réalité à partir de leur vérité. Ils sont perçus, par d’autres, comme des gens rustiques et peu courtois.
Ceux qui adoptent également la position systématique de retrait peuvent créer des situations dangereuses. Ce type d‘attitude est à la base de nombreuses catastrophes : crashs des navettes spatiales Challenger, Columbia, certains accidents d’avion, des erreurs dans le cadre d’opérations chirurgicales, etc. «Je le savais, mais on ne m’a pas donné l’opportunité de le dire.» Voilà le type de propos entendus à la suite des enquêtes.
La dignité (fulla ak fayda) est le moyen terme entre l’arrogance (excès de dignité) et la complaisance (défaut de dignité).
La simplicité (au sens de modestie : woyof) est le moyen terme entre la complaisance (excès de simplicité) et l’arrogance (défaut de simplicité).
L’ouverture (ubbeeku) est le moyen terme entre la versatilité (excès d’ouverture) et la rigidité (défaut d’ouverture).
La fidélité (kollëre) est le moyen terme entre la rigidité (excès de loyauté) et la versatilité (défaut de fidélité)
La libéralité (teraanga) est le moyen terme entre la prodigalité (excès de libéralité) et l’avarice (le défaut de libéralité). Mais ici, c’est plus le côté mésestime de soi qui est mis en exergue. La personne pense qu’ à l’intérieur d’elle-même, elle n’a rien ou elle n’est rien. C’est pourquoi elle garde tout.
La simplicité, ici, est le moyen terme entre la mésestime de soi (excès de simplicité) et la vanité qui se traduit par une forte attente de gratitude (sous forme de louanges ou de compliments).
La personne fait preuve de Teraanga. Est-ce qu’elle donne avec humilité et discrétion ?
La personne est généreuse (laabir). Est-ce qu’elle le fait en estimant que son seul rôle est d’être au service des autres sans esprit de servitude ?
L’honnêteté est le moyen terme entre la froideur (excès d’honnêteté sans émotivité) et la fourberie (défaut d’honnêteté). La courtoisie feinte est utilisée comme moyen de fourberie.
La courtoisie est le moyen terme entre la fourberie, cachée derrière la courtoisie feinte (excès de courtoisie ou courtoisie déguisée) et la froideur (défaut de courtoisie).
La personne est honnête. Est-elle courtoise ? La personne est excessivement courtoise. Est-elle honnête ?
On voit bien le lien étroit entre vices et vertus. C’est comme si, en dépit de leur dualité, ils sont attachés à une même tête. Pour rester dans la zone grise, il faut compléter les vertus de la façon suivante :
- le courage par la prudence;
- la bonne foi par la douceur;
- la dignité par la simplicité (modestie);
- la libéralité par la simplicité;
- l'honnêteté par la courtoisie;
On pourrait résumer ceci entre, d’une part, l’assertivité et toutes les vertus qui lui sont liées, et d’autre part, la réserve et les vertus qui lui sont associées. Le tableau 2, ci-dessous décrit cette attitude WinMin
En cas de situation émotionnelle négativement chargée, nous avons tous tendance à nous battre (refus ou rejet) ou à fuir (acceptation ou déni). Cette attitude est appelée en anglais « WinMin attitude ». (Win : gagner face à l’autre ; Min : minimiser les conflits vis-à-vis des autres) ou Fight/Flight (se bagarrer ou fuir). Une bonne capacité de communication suppose le maintien dans la zone grise quelle que soit la situation (5).
Pour maintenir les individus dans cette zone grise, toutes les sociétés édictent des normes. Cela constitue le premier niveau (de réponse), mais on voit bien qu’il doit être complété.
Au plan individuel, la proximité avec des figures protectrices (le père, le guide, le percepteur, le maître) ou des figures nourricières (la mère, les grands-parents, etc.) agissant dans ce registre, et de façon continue, peut aider la personne à rester dans cette zone sans de gros efforts. Cela entraîne, par mimétisme, des attitudes et comportements vertueux. C’est l’apprentissage par l’habitude. Il constitue le deuxième niveau. La fréquentation de personnes exemplaires et l’engagement à les suivre comme modèle peuvent être d’une grande utilité. Les wolof disent : « Nit day am wéeru way ». Le management moderne l’appelle “mentoring”.
Le troisième niveau qui permet de se maintenir dans la zone grise est la complémentarité des vertus par une attitude consciente. Sur le plan culturel, les systèmes de valeur associés sont orientés soit vers l’affirmation de soi, soit vers le sacrifice de soi. Certains types de personnalité ont une tendance vers l’affirmation de soi ; ils sont marqués par une assertivité. D’autres sont centrées sur le retrait; ils sont plus orientés vers la réserve.
On retrouve dans les qualités associées à l’assertivité : la franchise, la sincérité, le courage, la prise de parole, le contrôle unilatéral, etc.
Pour celles associées à la réserve, on a : le silence, l’écoute, l’empathie, la curiosité (avec ce besoin de comprendre l’autre), la prudence, etc.
Pour évoluer et gagner en maturité, il suffit de comprendre sa tendance et essayer d’acquérir les qualités de celle qui lui est opposée. L’idéal est de s’appuyer sur du feed-back objectif de son environnement immédiat. On ne peut avoir la certitude d’avoir réalisé des progrès que lorsqu’on arrive à se maintenir dans la zone grise en cas de situation stressante.
On voit donc que rien n’est évident dans la bonne pratique des vertus. Quels enseignements peut-on tirer de ces analyses ?
1 Chaque individu pense évoluer dans la zone grise du moyen terme et navigue parfaitement à l’intérieur de celle-ci. C’est juste une perception; on a bien montré le caractère relatif d’une telle appréciation avec l’exemple de la personne qui croît être courageuse; on pouvait facilement l’étendre aux autres.
2 Quand la situation devient stressante, nous avons tous tendance -selon notre sensibilité- à nous positionner vers les extrêmes ; c’est le principe du WinMin ou Fight/Flight ; il montre bien que les vices et les vertus forment les deux faces d’une même pièce, quelles que soient l’époque et la société.
3 Sans compléments, les vertus deviennent facilement des vices.
4 Compte tenu de ces glissements réguliers des vertus vers les vices, nous devons, non pas nous ériger en éternels donneurs de leçons ou moralisateurs, mais essayer de comprendre que ces faiblesses ou vulnérabilités ont un lien avec notre sensibilité. Dès lors, nous devons faire preuve d’humilité pour apprendre sur soi et de compassion pour aider les autres à se développer.
Humilité pour apprendre sur soi : il nécessite simplement des retours (feed-back) sincères ; si on a une tendance à l’assertivité, il faut la compléter par de la réserve et vice versa ; Il sera aussi efficace si on invite les autres à tester et évaluer nos attitudes, nos hypothèses et nos inférences. Cet apprentissage doit se faire sans illusion. On ne pourra jamais se connaître complètement, car l’œil ne peut pas se voir.
Compassion pour aider les autres à se développer : face à une personne notoirement agressive, cela ne sert à rien de le lui indiquer. Il faut plutôt lui rappeler qu’elle est vraiment assertive, mais qu’elle gagnerait à développer son empathie pour le fonctionnement optimal de l’équipe ou du couple. A la personne étant dans une apathie évidente, nous devons apprécier positivement son sens de la réserve, tout en lui suggérant de développer son affirmation de soi. Nous lui indiquons qu’il ne peut imaginer ce que les autres ratent avec son mutisme, alors que son potentiel est immense.
5 Cette disposition d’esprit, consistant à se maintenir dans la zone moyenne, est le fondement de la capacité de communication. Elle joue un rôle important dans d’autres disciplines de type soft-skills (compétences douces) : développement personnel, communication interpersonnelle, leadership etc. Elle peut également contribuer à raffermir les liens de connexion (ou amour) qui doivent exister au sein de la famille.
1 « extrême » doit être compris comme un excès ou un défaut alors que le concept d’extrémité est une excellence pour Pascal. Cf Ethique à Eudème.
2 « bonne foi » ou « véracité » désigne la vertu qui régit notre rapport à la vérité d’après André Comte Sponville. Cf Petit traité des grandes vertus.
3 dëgg n’est pas la véracité ; je ne connais pas l’équivalent de véracité en Wolof.
4 assertivité : capacité à s’affirmer, à s’exprimer avec assurance.
5 pour plus d’informations sur ce sujet voir le livre de Craig Weber : Conversational capacity.
Ibrahima Thioye, cadre des télécoms
15 Commentaires
Niang
En Décembre, 2018 (01:23 AM)Anonyme
En Décembre, 2018 (07:17 AM)Anonyme
En Décembre, 2018 (07:17 AM)Anonyme
En Décembre, 2018 (08:51 AM)Entre le "connais-toi, toi-même" des philosophes et le "celui qui se connaît, connait son Seigneur" des mystiques, un philosophe et mystique hindou nommé Shri Aurobindo, avait tracé une troisième voie : celle du yoga intégral, devenue par la suite yoga supramental, qui par la dialectique du brassage, transforme les vices en vertus en l'homme, puis par l'alchimie de l'ascèse transforme le démon en ange en cet même homme.
Et le secret de ce bond qualitatif est dans une dynamique "spiraloide", qui réconcilie la theorie de la transformation dialectique du sage philosophe d'avec celle de l' ascèse alchimique et mystique du saint spirituel.
Merci Thionde. Et merci encore une fois d'avoir osé, parer les vertus en l'homme de ses vices et l'ange en l'homme de ses démons. Avant de briller de mille éclats, l'or ne devra -il pas necessairement passer par l'épreuve alchimique du feu?!!
Nous attendrons avec impatience les prochaines parutions.
Khadim1
En Décembre, 2018 (10:21 AM)du moins, incontournable pour la compréhension du champs lexical de la vertu.
. Il serait vain d'espérer rendre justice en quelques pages à la richesse de l'argumentation que déploie cette contribution.
Je tiens tout simplement à émettre une parcelle de pensée en continuité de ses conclusions.
Ce que nous devrions faire passe souvent par les concepts éthiques « épais » auxquels nous avons accès en tant que membres d'une communauté dont nous partageons la sensibilité, et que cette compréhension soit en principe impossible à articuler en connaissance propositionnelle.
Cependant, le monde moderne, celui auquel nos théories éthiques doivent s'appliquer,
n'est plus principalement composé par des sociétés homogènes unies par
un savoir éthique traditionnel, implicite. Nous devons de plus en plus nous
entendre avec d'autres personnes avec lesquelles nous ne partageons rien, si
ce n'est la volonté d'en arriver à un accord juste et équitable sur les modalités
d'un système de principes pour gouverner nos interactions.
Fort de ce constat, devrons nous pas aller dans une dimension d'abandonner la morale pour y substituer une éthique des vertus qui s’inspire des individus ou des actes que nous pouvons prendre comme modèles de nos comportements?
Quelle serait l'essence d'une vertu sans morale?
Quelle est l'origine de nos jugements évaluatifs louant ou condamnant une action que l'on juge éthique ou non éthique?
Merci dans vos prochaine contribution d’éclairer ,notre lanterne à ces questionnements.
Anonyme
En Décembre, 2018 (11:18 AM)1- d'abord la personne pense etre vertueuse, juste.... c'est sa vision et il pense etre tel alors que la perception des gens ne renvoie pas souvent à sa vision (le connais toi toi meme de Socrate)
2- il faudrait dans ce cas d'espèce que la personne puisse accepter de faire une auto critique de soi en demandant aux autres quelle est leur perception sur sa vision d'etre (est ce que je suis juste, je suis honnete.....)
3- en tirer les conclusions froidement et corriger pour atteindre l'objectif visé
Hyacinthe
En Décembre, 2018 (11:29 AM)Anonyme
En Décembre, 2018 (12:01 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (12:01 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (12:01 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (14:49 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (15:40 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (17:14 PM)Anonyme
En Décembre, 2018 (17:57 PM)Abdul
En Décembre, 2018 (22:14 PM)Participer à la Discussion