Lors du dernier pèlerinage marial de Popenguine, le Ministre d’Etat Cheikh Tidiane Sy, représentant le gouvernement, a profité de son adresse aux autorisés de l’église catholique pour vanter la démocratie sénégalaise. De la bouche de ce ministre, cela fait sourire. Quand on a été pendant de longues années le conseiller spécial du sanguinaire dictateur Mobutu Sese Seko, on ne devrait vraiment pas savoir ce que démocratie signifie. Et même si d’aventure on le savait, on y croirait pas du tout. Le Ministre Cheikh Tidiane Sy ne croit effectivement pas à la démocratie. Il est surtout bien placé pour savoir que la démocratie sénégalaise n’est pas un exemple à vanter. Elle est au mieux une démocratie formelle, une démocratie de façade, une démocratie tropicale. La démocratie sénégalaise est une démocratie du verbe, qui établit une discrimination inacceptable entre les citoyens. Les courtisans de la mouvance présidentielle jouissent sans limite de tous leurs droits humains, y compris du droit à l’expression. Ils ont accès sans limite à la radiodiffusion et à la télévision nationales. Ils écrivent des panégyriques, parfois franchement médiocres voire carrément nuls, qui se réduisent à des injures contre une catégorie de Sénégalais et à des tombereaux de louanges sur celui qui leur distribue « généreusement » des prébendes. D’autres, comme Abdou Latif Coulibaly, Abdou Aziz Diop et maints autres compatriotes qui refusent de se ravaler au rang de vulgaires laudateurs, et qui expriment, chaque fois que de besoin, leurs désaccords avec la nauséabonde gouvernance libérale, sont sevrés sans état d’âme de ces droits constitutionnels importants.
Il existe aujourd’hui plus d’une dizaine de titres de livres qui sont bannis des frontières nationales et n’ont aucune chance de franchir le cordon douanier de l’Aéroport international Léopold Sédar Senghor. Il s’agit notamment de :
- Mamadou Seck, Les scandales politiques sous la présidence d’Abdoulaye Wade, L’harmattan 2005 ;
- Issa Thioro Guèye, Les médias sous contrôle : Liberté et responsabilité des journalistes au Sénégal, 2006 ;
- Abdou Latif Coulibaly, Sénégal, Affaire Me Seye : un meurtre sur commande, L’Harmattan, 2006 ;
- Mody Niang, Qui est cet homme qui dirige le Sénégal ?, L’Harmattan, 2006 ;
- Toumany Mendy, Politique et puissance de l’argent au Sénégal. Les désarrois d’un peuple innocent, L’Harmattan, décembre 2006 ;
- Babacar Sall, Le stagiaire. Roman d’un président de la République, L’Harmattan, janvier 2007 ;
- Pape Moussa Samba, Le président Wade ou le génie solitaire, Editions Cjfb, janvier 2007 ;
- Souleymane Jules Diop, Wade, l’avocat et le diable, L’Harmattan, 2007.
Il y en a bien d’autres encore et aucun de ces livres n’est vendu à Dakar, ni dans aucune autre ville du pays. On ne les trouve en tout cas dans aucune des deux plus grandes librairies de la place. Pendant ce temps, les livres qui caressent Me Wade dans le sens du poil ou le portent carrément dans les nues, font l’objet de toutes les attentions et de traitements manifestement de faveur, notamment de cérémonies de dédicaces tapageuses, largement couvertes par la télévision « nationale ». Certaines d’entre elles déplacent tout Dakar et la librairie qui les abrite refuse du monde. A l’occasion, des exemplaires du livre à dédicacer s’arrachent comme de petits pains, par centaines. Pendant ce temps, mes livres, comme ceux d’Abdou Latif Coulibaly et de nombreux autres compatriotes qui commettent le sacrilège de ne pas être d’accord avec l’immonde gouvernance de Me Wade, sont carrément bannis de ces librairies, espaces de diffusion du savoir. Même notre présence physique, qui manifestement inquiète et gêne, n’y est pas souvent souhaitée. Comme si nous étions des pestiférés ! Nous le sommes effectivement aux yeux de certains de nos compatriotes.
Ce déni de liberté d’expression – c’en est vraiment un – laisse pourtant indifférent. Il n’est relevé pratiquement par personne : ni par l’opposition qui en pâtit, ni par les organisations de la société civile, ni par la presse. En tout cas, pas à ma connaissance. L’Association des Ecrivains sénégalais se signale en particulier par son silence assourdissant. Il est vrai que nombre de ses responsables sont devenus des affidés de Me Wade. Nous ne serions pas d’ailleurs, à leurs yeux, des écrivains. Tout le monde semble donc accepter finalement ce déni de liberté d’expression, comme un fait accompli : seuls les flagorneurs de Me Wade ont droit à la parole et à la plume. C’est proprement scandaleux dans un pays qui se dit démocratique.
J’en suis réduit à faire moi-même la promotion et la distribution de mes livres, puisque les principales librairies n’en veulent pas. Ce n’est pas là d’ailleurs la seule difficulté à laquelle je suis confronté. Même pour les imprimer, c’est une véritable gageure, une véritable course du combattant. La première imprimerie à m’avoir opposé une fin de non recevoir est l’imprimerie Saint-Paul. Le directeur m’avait sans fard avoué, après avoir gardé le tapuscrit pendant trois jours, qu’il ne pouvait pas courir le risque d’imprimer « Un vieux président face à lui-même ». Et comme réserves, il me renvoyait à certains mots, à certaines expressions qui posaient problème, à ses yeux (dès lors, on était en plein dans la monstrueuse censure). Il en avait souligné quelques-uns dans le texte. Pourtant, ce qu’il considérait comme des mots ou expressions à risques, rendaient compte d’une stricte réalité. Il a souligné par exemple : « Me Wade raconte souvent des contrevérités ». Comment peut-on me reprocher de faire une telle affirmation ? Même les oiseaux chantonnent à longueur de journée que Me Wade raconte des contrevérités ! Je peux en donner mille exemples.
Les imprimeurs qui se risquent à imprimer mes livres refusent de les signer. Ainsi, vous ne verrez le nom d’une imprimerie dans aucune de mes livres édités au Sénégal. On s’empresse tellement à me les livrer d’ailleurs et à se débarrasser de ma présence gênante qu’ils comportent parfois des lacunes techniques. Ainsi, dans mon dernier livre (« Amadou Lamine Faye : ″Comprendre l’alternative wadienne (…)″. Un livre qui établit une nullité prétentieuse »), il y a quelques problèmes au niveau des notes de bas de page, dont certains numéros ne correspondent pas parfois aux textes explicités. Tout cela est inacceptable et nous ne devrions pas nous en accommoder. Ce pays n’appartient pas à Me Wade, ni à sa famille, ni à sa mouvance. Il y a été précédé par les présidents Senghor et Diouf. Un jour ou l’autre, il devra, lui aussi, débarrasser le plancher politique. Et le plus vite sera le mieux.
J’ai mis en cause la responsabilité de l’opposition, de la société civile et de la presse, pour leur passivité par rapport à cette situation. Je me permets davantage de pointer le doigt sur la responsabilité de l’église catholique et de la Douane. Je peux comprendre que, par exemple, les responsables de la librairie Aux-Quatre-Vents prennent peur. Il ne pourrait en être de même de l’église. Du moins, c’est ce que je crois. En imprimant ou en vendant un livre, les imprimeurs et les libraires gagnent leur vie, eux et les travailleurs qui les entourent. Personne ne devrait les en empêcher, tant qu’ils sont en phase avec la loi. Or, aucun texte officiel n’interdit la distribution des livres bannis au Sénégal. Aucun autre n’interdit aux imprimeurs d’imprimer un certain nombre de livres ciblés. Je comprends donc difficilement la passivité de l’église dans cette affaire. Celle-ci a été notre refuge pendant les moments difficiles, surtout pendant les longues années de braise de la lutte contre le régime de Senghor. C’est souvent au Centre Daniel Brothier que nous nous repliions pour organiser nos conférences. Je me souviens, comme si c’était hier, de l’une d’entre elles, retentissante : « La négritude au Festival d’Alger », alors introduite par notre compatriote Diagne en 1969.
L’église catholique s’est toujours signalée, aussi bien du temps de Monseigneur Thiandoum, comme de son successeur, par des positions responsables et courageuses sur des questions d’intérêt national. Dans le chapitre IV (pp. 133-138)) de mon livre banni des frontières nationales « Qui est cet homme qui dirige le Sénégal ? », L’Harmattan, mai 2006, j’ai rendu un vibrant hommage à ces positions responsables. J’en ai fait autant dans plusieurs contributions dont, pour ne donner que cet exemple, « Trop sélective, la colère de Me Wade contre l’église », Walfadjri du 9 janvier 2004. Je devrais pouvoir me permettre donc, quand je ne suis pas tout à fait d’accord avec elle sur une question, l’exprimer librement. Je fais donc ici état de mon incompréhension, quand la librairie Saint-Paul tremble devant certains manuscrits ou que la librairie Clairafrique fait le tri entre les « bons » et les « mauvais » livres. Par exemple, le livre d’Amadou Lamine Faye qui est d’une nullité extrême, y est en très bonne place, alors que le mien qui en fait la critique n’a aucune chance d’y être vendu. C’est cela qui est inacceptable et que je comprends difficilement de notre église catholique. On essayera évidemment de me convaincre que l’imprimerie Saint-Paul et la librairie Clairafrique sont une chose, l’église en est une autre. Ce sera vraiment peine perdue.
Une autre structure engage sa responsabilité, prend une part coupable ans l’iniquité qui nous est faite : ce sont les services de la Douane qui acceptent docilement d’exécuter une très sale besogne. Les douaniers de l’Aéroport Léopold Sédar Senghor s’empressent de confisquer tous les titres bannis qui leur tombent sous la main. Or, jusqu’à preuve du contraire, ils font excès de zèle : ils n’ont aucun droit de confisquer un livre qui n’est pas officiellement interdit par un arrêté du Ministère de l’Intérieur. Il semble que ce soit sur la base d’une note interne du Ministère de l’Economie et des Finances qui leur indique un certain nombre de titres à bloquer qu’ils font ce travail peu valorisant. Si c’est vraiment le cas, le Ministère de l’Economie et les services de la douane ont bien d’autres chats à fouetter que de se livrer à cette sale besogne pour le plaisir du prince. Le Ministre de l’Economie et des Finances était attendu sur bien d’autres d’intérêts, notamment sur cette importante dette intérieure qui plombe les entreprises sénégalaises ainsi que sur les recettes fiscales et douanières constamment en baisse. Sa responsabilité est en particulier lourdement engagée dans les nombreux et lourds silences qui entachent gravement la nauséabonde gouvernance libérale. En particulier, il devrait nous édifier sans mensonge sur ces six milliards de francs Cfa qui avaient migré de la Sonacos vers une destination inconnue. Quelle était cette destination ? Ces milliards ont-ils été retournés à la Sonacos ? Les fameux cinq milliards de Sénégal Pêche ont-ils été effectivement encaissés par le Trésor public ? Qu’en est-il des fameux 7,5 milliards de fonds taïwanais ? Et de ces six autres milliards que le président Wade avait « donnés » gracieusement au gouvernement, et que l’ancien Premier Ministre Macky Sall s’était empressé de distribuer, comme s’il était un comptable public ? Un seul franc de ces hypothétiques milliards est-il vraiment rentré au pays ? Si c’est le cas, quels projets sociaux a-t-on réalisés avec ? D’autres questions restées jusqu’ici sans réponses pouvaient lui être posées, à lui, à ses ministres délégués successifs et à ses nombreux collègues (inspecteurs du Trésor) qui gravitent autour de lui. Le silence particulièrement lourd qu’ils gardent sur ces questions n’est guère rassurant. Il devrait donc avoir d’autres préoccupations que de faire confisquer illégalement des livres, si bien sûr, la note interne existe.
Cette réflexion est valable aussi pour la Douane : notre pays devient de plus en plus une plaque tournante pour la drogue et l’argent sale. De ce côté-là, il y a suffisamment de travail (utile) à faire. Excès de zèle pour excès de zèle, que les douaniers jettent de temps en temps, ne serait-ce que furtivement, un coup d’œil sur ce fameux salon d’honneur. Le Sénégal est un petit village ou tout ou presque se sait. Cette sale besogne que les autorités de la Douane acceptent de jouer de façon pitoyable ne les grandit pas du tout, n’est pas du tout revalorisant pour leur corps, qui a davantage intérêt à faire la lumière sur ce scandale présumé, dont l’hebdomadaire La Gazette a fait état dans deux éditions successives.
Le Sénégal n’est pas la propriété exclusive de Me Wade. C’est notre pays à nous tous. Nous devons cesser de nous laisser terroriser et dicter sa loi par cet homme. Les imprimeurs et les libraires en particulier doivent se rebiffer et refuser le fait accompli qu’on leur impose, et qui ne repose sur rien de légal. Tous les Sénégalais ne peuvent pas accepter de se ravaler au rang de vulgaires troubadours de cet homme qui nous dirige et qui devient de plus en plus gâteux et grabataire. Travailler pour gagner honnêteté sa vie est sacré. Personne, fût-il un monarque qui se prend pour le nombril du monde ne devrait nous en empêcher, surtout sur la base de simples artifices. Cela, nos imprimeurs et nos libraires ne devraient jamais le perdre de vue.
MODY NIANG, e-mail : [email protected]
0 Commentaires
Participer à la Discussion