Islam et civilisation universelle : Quand Serigne Cheikh Tidiane Sy théorisait la revanche de l'éthique
L’éminent critique littéraire, Yahya Haqqi (1905-1992), alors directeur des Editions Dâr Maktabat al-
Hayat de Beyrouth, pouvait-il imaginer toute la portée de son initiative lorsqu’il demandait à Serigne
Cheikh Ahmed Tidiane Sy, l’autorisation de publier un recueil de ses différentes interventions sur
l’islam, la pensée islamique en Afrique et la situation des Musulmans en Afrique de l’Ouest ? Il devait
être assez visionnaire pour comprendre que de ces petites notes guidant les démonstrations d’un
orateur hors pair, jaillira une pensée éclairante pour les générations futures !
Sa conclusion sur l’étude de l’islam comme système sera l’occasion de nombreux questionnements
sur l’apport des idéologies qui se disputaient le monde bipolaire cadre d’une telle pensée. C’est sur
cet aspect que Serigne Cheikh Tidiane Sy s’attardera en défendant l’idée d’un apport réconciliateur
de l’islam, du spirituel au secours du tout-matériel, d’un monde en proie à l’animosité nourrie par
les égos démesurés, l’ambition et le règne sans partage du matériel jusqu’à s’éloigner des formes de
solidarités qui faisaient même la particularité du genre humain.
Sur ce point précis, Serigne Cheikh a tenu à pointer les effets dévastateurs auxquels avait conduit
un tel état d’esprit dont l’histoire retiendra : un Jules César mu que par son ambition conquérante,
un Alexandre Le Grand fini en captivité, un Napoléon croupissant à Sainte-Hélène et un Hitler à qui
s’offraient deux choix aussi tragiques l’une que l’autre : la fuite ou le suicide.
Un certain Albert Camus, le rejoindra par cette conclusion sans appel : « La civilisation mécanique
vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie ; il va falloir, dans un futur plus ou moins proche,
choisir entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». N’est-ce
pas un aveu de la nécessité d’une conscience devant accompagner la science si l’on ne veut pas en
arriver, justement, à une « ruine de l’âme » ?
Voilà que, depuis plus de soixante ans, Serigne Cheikh Tidiane Sy défend que pour la durabilité des
systèmes, l’Homme qui les met en place avait tout intérêt à s’appuyer sur la science doublée d’une
éthique, comme éléments de guidance vers une civilisation universelle (Al-Hadâra al-âlamiyya).
Ce renouveau de la pensée pour une re-naissance de l’homme moderne et conscient ne pouvait
plus ignorer la dimension spirituelle de l’existence. De même, le croyant, aussi, ne devait plus se
permettre de se réfugier dans un ilot dogmatique, insensible aux interrogations qu’imposent son
époque et son statut.
Dans sa démarche, Serigne Cheikh Tidiane Sy, part du local pour traiter des problématiques dans leur
dimension globale. A l’entame du chapitre qu’il consacre à « la contribution de l’islam à l’émergence
de la civilisation universelle », il s’appuie sur le cas du musulman sénégalais qu’il disait être dans
un grand besoin de réfléchir sur cette question. Bien entendu, ce n’était point par un culte des
particularismes qu’il semble négliger au profit de l’Universel. Car, en plein monde arabe cherchant
toutes formes de légitimation pour un leadership musulman, il précisera que « le message de l’islam
n’est ni arabe, ni non arabe, ni oriental ni occidental…le message de l’islam ne peut se réduire à
une couleur de peau, à une ethnie ni encore un pays sans les autres ». Il considère donc ce message
universel comme celui qui a pu façonner les divers dogmes, savoirs et modes de vie dans le moule de
l’Unicité et du sacré.
Donnant peu d’importance au miraculeux et au merveilleux dans le processus conduisant à la
sincérité du croire, Serigne Cheikh s’appesantit beaucoup sur le fait coranique, sauvegardant,
éternisant et universalisant le message de Mouhammad (PSL) « Innâ nahnu nazzalna Dzikra wa innâ
lahû la-hâfizûna, Coran, 90-15). C’est le seul miracle qu’il reconnaît d’ailleurs car capable de faire
de l’homme musulman un excellent et digne représentant d’un messager hors pair la constante
revivification d’un message universel. Al-Maktoum dira, même, que le problème crucial du monde
n’était ni la guerre, ni la paix, ni la politique, ni l’économie, ni l’action mais bien de l’homme capable
de faire émerger une civilisation profitable à la terre et à son locataire, l’Humanité. Il soutient que
si une telle condition ne pouvait se réaliser « la politique se réduirait à une simple mystification,
l’économie à l’exploitation, l’action à l’injustice et la guerre comme un des conséquences d’une telle
tyrannie ».
C’est à partir de ce constat qu’il conçoit la contribution de l’Islam et des musulmans à l’émergence
d’une telle civilisation universelle.
Passant en revue les témoignages d’un Lamartine fasciné par le prophète de l’Islam qui conclut qu’il
est ce grand homme de l’histoire qui ne s’est pas contenté de « vingt empires terrestres » mais a
aussi et surtout fondé « un empire spirituel céleste », Serigne Cheikh aboutit à la remarque suivante :
la contribution qu’il est demandée au musulman d’apporter à cette civilisation est la foi en ce
message globalisant qui a fait dire au « plus grand homme de l’histoire moderne », : « Certes, je suis
envoyé pour parachever les qualités morales et éthiques » (Innamâ bu’ithtu li-utammima makârimal
akhlâq). Al-Maktoum passera ensuite à l’explication de texte autour de ce hadîth dont la plupart
des penseurs n’ont qu’une compréhension littérale. Pour Serigne Cheikh, ce hadîth en dit beaucoup
plus : « Je suis envoyé pour réorganiser cette Civilisation dont la Torah parle au bénéfice du Judaïsme,
l’Evangile
de tout ce qui a précédé ».
Dans son explicitation de la civilisation de l’Universel, Serigne Cheikh va plus loin en assimilant
le terme de civilisation à celui d’éthique. Là où ses prédécesseurs avaient compris le terme
de « Akhlâq » dans sa seule acception, morale, Al-Maktoum, l’élargit à la notion d’éthique, en
rappelant le vers du poète égysptien, Ahmad Shawqî « Wa innamal Umamul akhlâqu mâ baqiyat/
Wa in humû dzahabat akhlâquhum dzahabû ».
En fait, pour Serigne Cheikh, afin d’être pérennes, les civilisations sont tenues et se défendent par
l’éthique, non pas par les canons, les chars et les dollars. Lorsque l’éthique qui les fondait en arrivait
à disparaitre, elles disparaissent avec elle. Il explique par ce fait la pérennité et la durabilité de l’islam
et la manière dont il marque l’histoire de l’humanité.
Pour Cheikh Tidiane Sy il faut espérer que la Civilisation humaine, dans son essence, « puisse
retrouver toute la splendeur qu’elle mérite et sans laquelle la terre deviendra une « boucherie » où,
un jour ou l’autre, ceux à qui l’on a enlevé leur dignité pour en faire « des vaches, des chevaux et
des loups », se révolteront contre les patrons et grands industriels, les habitants des capitales et des
gratte-ciels pour recouvrer l’honneur de l’Humanité ».
Selon lui si l’humanité en arrive à ce point, alors « plus d’humanité et point de civilisation ! ».
Vision ne pouvait être plus futuriste. Il aura bien fallu attendre la fin du XXème siècle, que le
communisme s’effondre, que Jean-Christophe Ruffin parle d’« empire » et de « nouveaux barbares »,
que d’aucuns prophétisent la « Fin de l’Histoire », qu’un certain Huntington théorise le choc des
civilisations, que le 11 septembre se produise, qu’Emmanuel Todd prédit la « fin de l’Empire »,
qu’on envahisse des pays souverains au mépris du droit international, que le capitalisme mondial
soit frappé par une crise inouïe, que le terme de régulation réintègre le vocabulaire économique
et financier, que la jeunesse du monde arabe se dresse contre l’injustice des potentats longtemps
soutenus par le silence de l’Occident, qu’une réelle crise de confiance s’installe entre les gouvernés
et les gouvernants pour comprendre enfin le vrai sens et la nécessité de l’éthique dans les rapports
politiques et économiques !
Pourtant, dès les années 1960, Serigne Cheikh, ce penseur avant-gardiste, l’avait intégré dans sa
conception d’une civilisation universelle durable à laquelle l’islam et les Musulmans devraient
contribuer à la mesure de la pertinence du message Mohammedien. Mais il fallait, comme préalable,
que les musulmans, eux-mêmes, osent en faire une lecture ambitieuse.
Certainement, pour théoriser une telle conception et l’harmoniser avec le message islamique au-
delà des particularismes, il fallait compter sur la vision d’un Cheikh Tidiane Sy, ce « philosophe de
son temps » (faylasûfu ‘açrihi) –comme le dit Serigne Maodo Sy – armé d’un sens élevé de la critique
constructive et d’une audace de l’alternative, libératrices des conformismes coutumiers (âda), puisse
l’exprimer en toute responsabilité.
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