On ne peut pas comprendre l’action politique du Président Mamadou Dia sans tenir compte de l’importance primordiale qu’il donnait à l’éthique, et plus particulièrement à l’éthique religieuse. D’où lui est venue cette conception morale de la politique qu’il a conservée jusqu’aux derniers instants de sa vie ? Il faut remonter alors à son éducation, à sa trajectoire individuelle et à ses rencontres charnières. La figure spirituelle du père ainsi que « le climat de rigueur morale et d’austérité » qui prévalait dans le milieu familial ont profondément façonné sa personnalité dans le sens de la piété. Dès sa tendre enfance, il vit en rêve le Prophète (PSL) et lorsqu’il le raconta à son père, il lui offrit un poulain en guise de récompense. A la fin du cycle primaire, à l’obtention du certificat d’études, il avait déjà mémorisé tout le Coran. Il garda ainsi l’habitus coranique tout le long de sa vie. Il me raconta d’ailleurs un jour, lorsqu’il était encore aux affaires, en tant que Président du Conseil, il récitait chaque mois tout le Saint Coran.
Une date décisive dans sa vie est l’année 1923-1924 où il arriva à Diourbel pour poursuivre sa formation de second degré à l’école régionale. Il participa les jeudi et dimanche, à l’instar de beaucoup d’enfants, à la construction de la mosquée de Kërgu Mag où il reçut en personne les bénédictions directes de Cheikh Ahmadou Bamba. C’est à la suite de cette rencontre avec le Saint homme qu’un « grand destin lui fut promis ».
L’éthique chez Mamadou Dia tire sa source de la morale religieuse et forge une vision du monde où l’homme d’Etat doit prendre la foi comme référence pour penser et agir. En même temps qu’il conçoit cette identification du politique à la religion, il fait le « pari de la laïcité positive » en prenant en compte la dimension multiconfessionnelle de notre pays ainsi que de ses traditions politiques. En effet, l’histoire des sympathies politiques et religieuses au Sénégal montre que les alliances n’obéissent pas à des critères d’ordre confessionnel. Par exemple, les fondateurs du tidjanisme et du mouridisme ont toujours manifesté leur amitié à l’endroit de Blaise Diagne. Leurs successeurs respectifs, Serigne Babacar Sy et Serigne Falilou Mbacké, ont soutenu Léopold Sédar Senghor au détriment de Lamine Guèye le musulman. Le symbole le plus pertinent de ce qu’on peut qualifier de solidarité inversive est le binôme Senghor-Dia.
L’éthique religieuse au lieu d’être discriminante chez Dia conduit à une révolution démocratique où la laïcité apparaît comme « le corollaire à l’option pour un multipartisme politique, idéologique et culturel ». Choix dicté selon lui par le fait que le Sénégal est « une société pluraliste et non une société monolithique » traversée depuis longtemps par des courants de pensée religieuse et philosophique. » L’évocation du pluralisme souligne l’esprit démocratique de Dia et son ancrage dans une tradition laïque qui n’exclut ni la diversité de croyances, ni le débat d’opinions mais accepte en dépit d’une société à dominante musulmane, des espaces de tolérance et de dialogue avec les autres confessions, notamment l’Eglise catholique.
Loin d’être dogmatique, il portait en lui un réalisme dans sa lecture politique du Sénégal. Sa politique religieuse est, en effet, le fruit d’une analyse cohérente des structures qui charpentent la production de la société sénégalaise. La religion représente chez nous, pour reprendre une expression sociologique, un « phénomène social total » en ce sens qu’il couvre de manière transversale tous les faits sociaux. Le Sénégal est une société globalement croyante qui se construit autour des religions du Livre. Comment alors concevoir le politique en dehors de cette religiosité ? C’est toute la question de la modernité qui est ici posée et dont la réponse n’est ni dans l’opposition entre politique et religion, ni dans la négation de cette dernière dans l’élaboration d’un modèle de laïcité propre à notre pays. La religion est culturellement le pivot organisateur de notre société, peut-elle aussi le devenir politiquement un jour ? Question d’acuité mais difficile à résoudre, tant les enjeux humains du religieux au Sénégal sont complexes.
Mamadou Dia dans ses « Lettres d’un vieux militant » fit face à ce problème et en établit une direction de pensée et d’action. Il prend d’abord ses distances d’avec la laïcité d’inspiration jacobine à qui il reproche son individualisme et surtout sa neutralité envers la religion. De même, constate-t-il, l’Etat laïc a une politique de l’Economie, de la Santé ou de l’Ecole, de même il doit avoir une politique pour le Spirituel, compte tenu de l’importance de ce dernier dans notre société. Il n’y a jamais eu, pourrait-on dire même, de politique manifeste de l’Etat en matière de religion, sinon un clientélisme entretenu par les différents gouvernements à des fins électorales ou autres. Cette absence de politique en direction d’une institution sociale-la plus importante de notre pays- pose un véritable problème de fond dont l’ignorance dans le temps par les pouvoirs publics a entraîné des dérives et des préjudices regrettables pour la valeur morale de la religion et la crédibilité de l’Etat. Le pouvoir étatique peut-il continuer à entretenir des relations avec les autorités religieuses sans qu’elles ne s’inscrivent dans le cadre d’une politique définie, légale et légitime ?
Mamadou Dia a été le seul homme politique à avoir non seulement posé le problème dès l’indépendance du Sénégal, mais à définir les modalités pratiques d’une telle politique qui lui a d’ailleurs coûté cher. Car son éviction et son incarcération sont aussi la conséquence directe de ce volontarisme d’Etat en matière religieuse. Il proposait dès cette époque deux choses :
-de « substituer aux aides individuelles sur fonds secrets une aide publique globale aux collectivités ». Cela éviterait d’utiliser l’argent public pour gagner la faveur de tel ou tel dignitaire religieux et de l’investir directement dans des projets de développement utiles aux populations.
-la création, sur de nouvelles bases, ou la réactivation du Conseil Supérieur Islamique autonome, seul compétent pour discuter et décider souverainement des problèmes du Culte, seul interlocuteur s’agissant des rapports de l’Islam avec l’Etat.
Il ouvrait ainsi de nouvelles pistes pour une coopération constructive entre l’Etat et la Religion en vue de la modernisation et du développement de notre pays. L’abandon voire le renoncement à une telle initiative par les différents gouvernements et sa substitution par des pratiques occultes et non encadrées par la loi risquent d’ouvrir un jour un conflit de légitimités dont l’issue ne peut être que préjudiciable à l’unité de notre nation. C’est contre une telle menace que Dia a engagé, de manière précoce, cette pensée audacieuse, mais combien utile, pour formaliser les rapports entre les confessions et l’Etat au sein de cadres représentatifs et autonomes.
L’absence de débat autour d’un sujet aussi important que les relations de l’Etat avec les confréries, l’Eglise catholique et l’Etat est symptomatique d’une tradition de laisser aller qui conduit à des situations confuses et problématiques. Les pratiques du régime libéral avec ses dérives anti-constitutionnelles en matière de laïcité, la sujétion du personnel gouvernemental à ce protocole au premier rang duquel se trouve le chef de l’Etat, ont suscité la réaction de nombreux citoyens à propos de la recevabilité légale d’un tel type d’allégeance. Le président Dia se souciait des conséquences à terme de telles pratiques sur l’avenir de notre société et de ses institutions dans le but d’éviter, dans l’exercice de la fonction publique, la confusion de rôles entre l’adepte et le citoyen, l’Etat et la confession d’appartenance de l’élu.
Tout cela ne peut demeurer dans le flou et hors du débat démocratique qui doit édifier la communauté des citoyens sur les droits et devoirs des uns et des autres. C’est à cette condition que nous pourrons relever les défis de modernité de notre pays.
Babacar SALL
Sociologue et éditeur
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