Il arrive que ce coquin de sort, contre lequel on se plaît à gémir, arrange nos affaires. Ce ne fut pas hasard que Sembène s’en soit allé, le même jour et une demi-heure après le décollage de mon avion vers les Etats-Unis. Son sens du devoir et des obligations professionnelles était tel, qu’il voulait partir à mon insu, afin que je ne retarde pas mon départ. Je compris qu’il tenait également à m’éviter de frayer avec les imposteurs qui viendraient réclamer indûment leur part de sa mort, à coups de péroraisons funèbres ou d’exploser comme son fils cadet. Je l’appelais « Grand », il m’appelait « Petit ». C’était dans l’ordre des choses. Moi par déférence, lui par affection.
A ses funérailles, des hommages de circonstance truffés d’épithètes, d’attributs, dont il était cliniquement allergique, lui furent servis. Sembène a été si « vilipendé » que ses propres enfants ont cru qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre. On lui a tout rendu, sauf ce qui lui appartenait et auquel il tenait le plus : son refus des connivences et, plus obstinément, son impertinente lucidité : « l’Afrique est une belle garce, mais c’est ma mère » avait-il lâché à RFI. On lui a tout prêté, lui qui de son vivant, n’a jamais rien emprunté à personne et devait tout à lui-même. A ses funérailles, on a fait de lui un Monsieur, alors que toute sa vie durant, il se sentait bonhomme, rien que le bonhomme qui s’ est construit sa vie de petits bouts en petits bouts. Des corporations d’artistes de tous poils sont venues en actionnaires, alors que Sembène avait déjà investi son capital auprès de l’artisan qui se rend à l’atelier, chaque matin, plutôt que d’ attendre l’ inspiration qui justifie si aisément la paresse et l’improductivité. Aux funérailles de Sembène, des intellectuels mondains se reconnurent soudain dans l’homme à la casquette de maquisard ou au bonnet de laine du grand âge, alors qu’ il n’ a jamais fait bon d’ être vu en sa compagnie, fleurant encore le poisson et le goudron. Les politiciens – hommes d’affaires – capables d’extraire le sang à une bouture de manioc, oublièrent, pour un instant, les crachats dont l’auteur de « Xala » les fit couvrir par les ignobles « déchets humains » que sont les « humiliés et offensés », pour lui chanter l’hymne des héros. Aux funérailles de « Grand », des cinéastes de la seconde génération riches de leurs seuls fantasmes qu’ils comparaient en ricanant aux « tarzanneries du vieux ringard », se découvrent soudain un maître, juste pour donner l’illusion d’être de ses disciples. Ses vrais disciples, pour autant qu’ il en ait eu, l’auraient célébré comme un anti-héro.
Chez Sembène, seule la prise de conscience, la remise en question permanentes sont héroïques et non les hommes, ni anges ni démons, une séquence déterminée de son prochain film. Chez lui, presque pas de meubles mais des boîtes à outils. L’ouvrier ne veut pas perdre la main qui lui a permis, avec l’aide de quelques amis, de construire lui-même « Galle Ceddo », sa maison dans le quartier de Yoff, à Dakar. Dans un placard de son bureau-atelier sont rangés tous les costumes ayant servi ou qui iront à des personnages déjà en esquisse. Et il sait avec exactitude où se trouve la pince ou les tenailles de ses bricolages qu’il ne quittait que pour le crayon, la feuille de dessin ou le carnet de notes. Jamais, je n’ai trouvé Sembène oisif . Il n’était pas gentil, dans le sens accommodant du terme, mais vrai. Derrière sa rudesse voulue se cachait un homme prévenant sans obséquiosité. Ses acteurs qu’il appelle « wa ker gi » – ceux de la maison – savaient d’emblée que les caprices de star ne trouveraient pas preneur chez lui. Nul ne lui était indispensable et il ne concédait à personne le pouvoir de le contrôler ou de contrarier ses prévisions. Ceux de la maison le disaient pingre. Non, près de ses sous comme tous ceux à qui la vie n’a jamais fait de cadeau. Il ne fallait surtout pas jouer les monstres sacrés avec « Grand » qui a bien retenu du cinéma soviétique que le contexte fait l’homme et non l’inverse. De héros, point n’en avait. Je ne saurai évoquer Sembène sans mentionner sa rigueur qu’il insuffle à ceux qui lui sont attachés. A mon fils qui venait retirer les petites affaires que je lui confiais au terme de ses séjours américains, il exigeait un reçu dûment signé dont il s’empressait de m’envoyer copie, par la poste. Au-delà de la rigueur de l’acte, j’ai mieux compris l’adage faussement insultant qui estime que « la confiance n’exclut pas le contrôle ». « Grand » n’avait pas besoin de discours là-dessus. L’exemple suffisait. Il en était ainsi dans tous les actes de sa vie. A ce trait de caractère, il convient d’ajouter la probité intellectuelle qui lui interdisait religieusement de juger autrui. Agir sa différence lui servait d’argument et il n’endossait rien, ne patronnait personne. Rédiger une simple préface à un recueil de Nouvelles lui apparaît comme une préséance usurpée. Dans ses films, Sembène réussit le tour de force de ne jamais être de connivence ou en antagonisme avec ses personnages. Il en laisse la responsabilité au public de ses films. On lui devine, tout au plus, un rictus qu’on ne sait ni de cruauté ni de compassion. « Grand » n’était dupe ni des prix de film, ni des distinctions. Il savait que le cinéma africain est fait de bouts de ficelle mais avec son esthétique propre et qu’il ne sera pour le moment qu’ « Un certain Regard » sur le critérium international. Il sait que le budget d’un film publicitaire américain de trente secondes peut lui financer cinq longs métrages. Pourvu que le grain ne meure !
Amadou Gueye Ngom
Pays: Palm Beach Florida
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