Avec ce nouvel album vertigineux, le rappeur s'appuie sur les préceptes de l'auteur Eckhart Tolle pour explorer la masculinité toxique, la culture du viol ou encore l'envie d'être un bon père.
Une nuit de l'année 1977, Ulrich Leonard Tolle, chercheur allemand travaillant à l'université de Cambridge, a une révélation. Après des années de dépression, il entame ce qu'il appellera plus tard une «transformation intérieure», une recherche du bonheur, de l'épanouissement spirituel qui consiste à se dégager du passé, à relativiser son impact sur nos vies, et à se libérer de l'anticipation du futur. Vingt ans plus tard, après avoir déménagé à Vancouver, il publie son premier livre, Le pouvoir du moment présent, qui deviendra vite un best-seller, soutenu par des célébrités comme Oprah Winfrey, Ben Stiller, Meg Ryan ou Jim Carrey.
Fumisterie new age pour certains, mantra salvateur pour d'autres, ce livre fait aujourd'hui écho dans le cœur et l'œuvre d'un homme qui n'a eu de cesse de ressasser la douleur des souvenirs en musique, de se considérer produit d'un environnement violent, et d'apporter, à son niveau grandissant au fil des ans, sa pierre au grand édifice de la mémoire noire-américaine. Jusqu'à en devenir l'un des porte-paroles, presque un prophète malgré lui. Cet homme, c'est Kendrick Lamar.
Perdu dans la richesse
Le cinquième album du rappeur californien, Mr. Morale & the Big Steppers, ne peut être réellement appréhendé qu'au prisme de l'œuvre d'Eckhart Tolle, aujourd'hui âgé de 74 ans. Les deux hommes se sont d'ailleurs rencontrés plusieurs fois au cours de ces derniers mois. Kendrick Lamar incorpore de nombreuses citations des audiobooks de Tolle, des extraits de leurs conversations, semant les graines de ses préceptes en introduction de plusieurs morceaux, clamant son nom comme on clame celui d'un maître à penser... voire d'un gourou.
Le précédent album du rappeur est sorti il y a cinq ans. Une éternité pour ce genre musical. Peut-être lui fallait-il du temps pour digérer son statut, pour élever ses deux enfants, pour trouver le salut, lui qui a accédé à une notoriété hors-norme depuis son troisième album To Pimp A Butterfly paru en 2015. Mr. Morale & the Big Steppers est en fait le conte d'une quête de sens, linéaire et incroyablement complexe, constamment épaulée par Eckhart Tolle.
«Salut au nouveau monde, aux garçons, aux filles / J'ai quelques histoires vraies à vous raconter», scande Kendrick Lamar en introduction du titre «N95». Nous voici prévenus. Cet album est sans conteste son plus intime, son plus intérieur. Il se base sur un thème récurrent du rap américain, explicité sur «United In Grief»: l'homme qui n'avait rien et qui a tout eu, est arrivé au sommet, a le temps de se questionner sur lui-même. Mais bon sang, à quoi lui sert tout ça?
La nouvelle Mercedes avec le G-Wagon noir
Les «D'où tu viens?» C'était tout pour le rap
J'avais 28 ans, vingt millions en taxes
Ai acheté quelques propriétés juste pour m'exercer
Cinq mille en bijoux, la chaîne était magique
Je ne l'ai jamais portée en public, réaction tardive
Au vu de ses précédents albums, on attendait un Kendrick Lamar se tournant vers Dieu pour questionner son matérialisme. Ç'aurait été trop simple. Mais alors, comment laisser un monde meilleur? En sortant des albums tous plus fous les uns que les autres? En devenant un porte-parole? En amassant et redistribuant les richesses? Pour Kendrick, laisser un monde meilleur, c'est avant tout être un bon père.
«Tu as vraiment besoin d'une thérapie»
Il y a de nombreux temps forts sur cet album. L'un d'eux est sans contexte le titre «We Cry Together». Avec l'actrice Taylour Paige, et sur une incroyable production de The Alchemist, il se lance dans une violente dispute de couple extrêmement incarnée, inspirée de celle qu'ont Tupac et Janet Jackson dans le film Poetic Justice, sorti en 1993. Saisissant morceau où Kendrick Lamar ne tient pas le beau rôle, loin de là. Car l'un des autres grands thèmes de Mr. Morale & the Big Steppers est le rapport à la masculinité, souvent toxique, qui semble être un boulet à l'épanouissement. Pour Kendrick Lamar, c'est notamment son éducation, celle d'un Noir-Américain né dans le ghetto de Compton, qui est questionnée. Alors certes, «We Cry Together» explicite les dégâts d'une mentalité. Mais c'est surtout le titre «Father Time» qui mène sa réflexion au-delà du constat de surface.
«En grandissant, nous commençons à nous identifier à certaines choses. Ce qui veut dire, l'identité veut dire, que nous séparons tout sens de qui nous sommes de certaines choses. Quand vous vous identifiez à quelque chose que vous n'êtes en fait pas, cela mène toujours à de la souffrance et du malheur.» Voilà ce qu'explique Eckhart Tolle, voilà ce qui peut résumer l'essentiel de sa pensée. Si l'on s'identifie à un homme dur, élevé dans la violence et donc violent, il semble impossible d'avancer sereinement. Sur «Father Time», donc, on entend un dialogue entre Kendrick et sa femme. Elle commence:
– Tu as vraiment besoin d'une thérapie.
– Les vrais n****s n'ont pas besoin de thérapie, pourquoi tu me parles de ça
– Tu dis n'importe quoi, c'est stupide…
– Merde, tout le monde est stupide alors.
– Oui, et bien tu as besoin de parler à quelqu'un. Tu devrais contacter Eckhart.
Kendrick explore les daddy issues, les problèmes liés au père, à l'éducation dite virile, ceux que la thérapie révèle bien souvent. Il raconte un géniteur exigeant qui le pousse à se dépasser jusqu'à l'épuisement, et une mère qui tente de le raisonner. À la fin du morceau, il lance: «Lâchons un peu les femmes avec nos daddy issues d'adultes.» En somme, ton éducation ne t'autorise pas à être un connard et un mauvais père.
La santé mentale des Noirs-Américains
Tout est lié dans cet album. Tout. L'élévation sociale, l'éducation, l'environnement… Tout cela n'est pas vécu de la même façon si l'on est un Blanc aisé ou un Noir du hood. Voilà pourquoi Kendrick Lamar invite le rappeur Kodak Black sur plusieurs titres. Parce que celui-ci a des casseroles. Parce qu'il a filmé et mis sur les réseaux les images d'une femme en train de pratiquer une fellation à lui et ses potes. Parce qu'il a dit d'une femme refusant les cases de la sexualité, Keke Palmer, qu'elle était hétérosexuelle, pensant être drôle. Parce qu'il a plus ou moins proposé à la veuve du rappeur Nipsey Hussle de la consoler sexuellement juste après le meurtre de son mari. «Célébrité ne veut pas dire intégrité, imbécile», clame Kendrick sur «Rich».
Il est facile de juger les Noirs sortis du ghetto par l'entertainment, de leur demander de tous se conforter immédiatement aux règles bourgeoises en vigueur. Mais il faut prendre les parcours en compte. Lorsque le rappeur DaBaby avait tenu des propos ouvertement homophobes pendant un concert en 2021 et que de nombreux observateurs, fans, médias ou festivals se sont mis à le boycotter, un autre rappeur, Styles P., avait expliqué: «Si vous voulez la cancel culture, il faut aussi s'intéresser à la santé mentale. […] Personne ne lui a appris, et maintenant vous voulez le cancel? Quand tu dis ou fais quelque chose de borderline devant le monde entier, ça ressemble à un problème mental. Je ne dis pas qu'il a bien agi, mais tu ne peux pas cancel quelqu'un et dire ensuite que tu soucies des problèmes de santé mentale.» Kendrick se positionne de la même manière vis-à-vis de Kodak Black. Il fustige ceux qui s'affichent comme «pro-Black», qui mettent des carrés noirs sur Instagram, mais qui sont incapable de comprendre le passé, le poids de l'environnement.
C'est aussi le propos du titre «The Heart Part. 5», qui ne figure pas sur l'album, mais qui est sorti une semaine avant Mr. Morale & the Big Steppers. Dans le clip, on voit Kendrick Lamar se transformer, grâce à la technique du deepface, en plusieurs célébrités noires contemporaines. Il y a les modèles en tout point comme le défunt Kobe Bryant. Mais aussi le gifleur Will Smith, le gangsta Nipsey Hussle, le meurtrier O.J. Simpson, le polémiste Kanye West ou l'acteur-menteur Jussie Smolett. «I am all of us», scande Kendrick. Parce que lui ne les juge pas au prisme d'une culture dominante, mais de ce qu'ils sont entièrement. Cela ne veut pas dire qu'il les défend, mais qu'il ne sait que trop bien ce qui peut mener à de tels actes. Ainsi, sur «Savior», il fustige les rappeurs qui se plient au politiquement correct en oubliant cette composante essentielle:
Il se mordent la langue dans les paroles de leurs morceaux
Ont peu d'être crucifiés à cause d'une chose, ils ne vont pas l'admettre
Le politiquement correct est la façon de conserver une opinion
Les n****s ne sont pas très loquaces, qui ose être différent?
Briser la malédiction
C'est l'immense force de cet album. Peu à peu, au fil des titres, on comprend où veut en venir Kendrick Lamar. Dans sa quête pour devenir un bon père, un homme meilleur, il explore les vies des autres, les carcans de nos sociétés contemporaines, mais aussi son passé le plus intime. Si son précédent album, DAMN. semblait être le plus introspectif de sa discographie, il ne faisait qu'effleurer le processus thérapeutique ici amorcé. Lamar se revoit en concert dans l'Alabama en 2018, invitant sur scène une jeune femme blanche à rapper avec lui, et la faisant descendre après qu'elle ait prononcé les «n****s» compris dans le morceau. Cette polémique l'a fait réfléchir, lui qui a hérité, dans son éducation, d'un prisme de pensée homophobe. Lorsqu'il parle, un peu maladroitement peut-être, des personnes trans qui ont fait partie de sa vie sur «Auntie Diaries», il conclut en assénant:
On m'a appris que les mots ne sont rien d'autre que des sons
S'ils sont prononcés sans aucune intention
À la seconde où tu m'as confronté à ce que je rappais
Ça m'a rappelé un show que j'ai donné en ville
Cette fois où j'ai fait monter une femme sur scène pour rapper
Mais ai désapprouvé les mots qu'elle ne pouvait pas prononcer
Tu m'as dit, Kendrick il n'y a pas de place pour la contradiction
Pour vraiment comprendre l'amour, échanger les positions
Pédé, pédé, pédé, on peut le dire ensemble
Mais seulement si tu laisses une femme blanche dire “n***a”
Limpide.
Sur le titre «Mr. Morale», dont la savante production est assurée par Pharrell Williams, Kendrick va plus loin encore. Comme dans «We Cry Together», sur lequel il reprochait à sa compagne fictive d'écouter la musique de R. Kelly même après avoir appris qu'il avait violé plusieurs femmes, dont des mineures, il aborde la question de ce chanteur noir-américain autrefois immense star du RnB, aujourd'hui déchue. «Je pense à Robert Kelly / S'il n'avait pas été agressé, je me demande si la vie l'aurait laissé tomber.» R. Kelly a été violé dans son enfance, tout comme O.J. Simpson, d'ailleurs. La culture du viol se transmet dans les familles, comme des malédictions.
D'ailleurs, sur le titre suivant, «Mother I Sober», d'une puissance folle, le rappeur confie que sa mère, sa cousine et sa femme Whitney Alford en ont elles aussi été victimes. Alors, il stoppera la malédiction. Lui sera un bon père, parviendra, en suivant les préceptes d'Eckhart Tolle, à se détacher de son environnement et de son passé familial, à embrasser Le pouvoir du moment présent.
Sur le dernier titre, il répète en boucle «I choose me, I'm sorry / I choose me, I'm sorry». Kendrick Lamar ne sacrifiera plus sa santé mentale ou son équilibre familial pour son public, pour l'Amérique ou pour un prétendu statut de prophète. Il ne peut pas sauver le monde, mais il peut se sauver lui. Et les siens. C'est ça, peut-être, être un homme bien.
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