23 juillet 1998 - 23 juillet 2008. Voilà dix ans, jour pour jour, que disparut à Paris le grand réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambéty à l’âge de 53 ans. Cinéaste de rupture et artiste profondément engagé, il a eu une carrière bien remplie même s’il n’a réalisé que deux longs-métrages. Ses oeuvres, à l’instar de « Touki Bouki » et de « Hyènes », sont devenus des films cultes qui continuent de marquer le septième Art africain et mondial.
Paris, le jeudi 23 juillet 1998. Une belle journée d’été, joviale et ensoleillée. Nous étions une centaine de passionnés du septième Art, bien calés dans les sièges d’une salle de projection du Forum des Halles où avait lieu un festival de cinéma. Au programme de cet après-midi, un beau film du réalisateur Africain-Américain Spike Lee sur la ségrégation raciale dans l’Amérique des années 1960. Un documentaire poignant. Des images fortes, parfois insupportables : des églises noires incendiées, des enfants calcinés, des témoignages troublants, de farouches militants du Ku Klux Klan en cagoule... Nous suivions les images qui défilaient, mais avions l’esprit ailleurs, le cœur meurtri. Quelques instants plutôt, nous venions d’apprendre une nouvelle bouleversante : Djibril Diop Mambéty venait de mourir à Paris.
Le grand cinéaste sénégalais, l’un des réalisateurs africains les plus doués, venait de rendre son dernier souffle à Paris où il mettait la dernière main au montage de son tout nouveau court-métrage, « La petite vendeuse de Soleil » qui, hélas, sera sa dernière oeuvre. Il est mort dans un hôpital où il se faisait soigner pour des problèmes respiratoires.
C’est Mahama Johnson Traoré, une autre icône du cinéma sénégalais, qui annonça la triste nouvelle. La voix tremblotante, les yeux embués de larmes, il pouvait à peine sortir un mot de la bouche tellement il était secoué. La nouvelle ne tarda pas à faire le tour des rédactions du monde entier. Et ce fut avec peine et l’esprit confus que nous avions rédigé notre article pour le quotidien « le Soleil ».
Dix ans sont passés, mais nous gardons toujours en mémoire les moments fort instructifs passés avec Djibril Diop Mambéty dans les couloirs et les dédales des festivals, de Carthage à Ouaga, en passant par Sousse. Nous nous rappelons ses fous rires (oui, ça lui arrivait malgré son flegme légendaire) quand une histoire l’amusait, comme lorsque nous lui avons raconté les facéties du peintre Mbaye Diop à Sorano, devant le président Abdou Diouf qui lui remettait le Grand Prix des Arts. Nous nous souvenons aussi de ses débats parfois passionnées sur le cinéma africain avec son collègue Ben Diogaye Bèye au restaurant La Forêt, lors du Fespaco 1997, sans doute son dernier séjour à Ouaga. Ou ce moment surréaliste, à Carthage, quand son court-métrage « Le Franc » fut sacré Tanit d’or. Ce jour-là il était au fond de l’immense salle et lorsque le président du jury prononça son nom, il déploya sa taille imposante, majestueusement, sous les applaudissements et marcha sans se presser jusqu’à l’estrade où le rejoignit son frère le musicien Wasis Diop et le réalisateur tunisien Ferid Boughedir. Dans la salle devenue subitement silencieuse, ces quelques minutes durèrent une éternité...
C’est cet homme si simple et si attachant que le monde du septième Art célèbre ce mercredi 23 juillet 2008, dix ans jour pour jour après sa disparition. Cet homme qui disait souvent : « Si j’avais un conseil à donner au cinéastes africains, je leur dirais de ne pas essayer de plaire s’ils veulent être universels ». Mais qui était réellement Djibril Diop Mambéty ? La question mérite d’être posée tellement il était enveloppé d’un halo de mystère. Il était devenu un mythe bien avant d’avoir rejoint l’autre Monde. De Colobane, quartier populaire et coloré de Dakar, « cet épicentre de la marginalité » (comme l’écrit le comédien Nar Sène dans un livre consacré au cinéaste) où il naquit le 23 janvier 1945, jusqu’à à Paris où il mourut le 23 juillet 1998, ce fils d’imam a parcouru un long chemin et mené une vie bien remplie. Sa carrière, il l’a commencée très tôt, à 17 ans. L’adolescent du Dakar du début des années 1960, dans les premiers moments de l’indépendance, mit sur pied le premier café-théâtre sénégalais après avoir quitté le lycée en 1966. Très vite, il intégra le fameux Théâtre national Sorano de Dakar. Bon comédien, Mambéty commença à jouer dans des films, mais son rêve était d’en réaliser lui-même.
Un cinéma avant-gardiste
Un rêve qui ne tarda pas à prendre forme avec « Contras’ City » en 1969, un court-métrage concocté avec peu de moyens, mais qui fit tilt dans le milieu des professionnels du septième Art. Des critiques avertis sentaient déjà en lui un démiurge naissant. Puis il y eut un autre court-métrage, « Badou Boy », un an plus tard, une chronique colorée et trépidante de la vie quotidienne du Dakar des années 1970. L’année 1973 fut déterminante dans la carrière de Mambéty. Il réalisa son premier long-métrage, « Touki Bouki » ou le voyage de l’hyène qui apporta un nouveau souffle au cinéma africain. Une histoire qui paraît simple : Mory (Maguèye Niang) et sa copine Anta (Myriam Niang), deux jeunes qui sont tiraillés entre le désir de vivre pleinement leur amour et l’appel du large qui leur fait miroiter un Occident si lointain. Le film fut présenté la même année à Cannes (Quinzaine des réalisateurs) et reçut le Prix de la critique internationale à Moscou.
Le sujet traité dans ce long-métrage (l’attrait que l’Occident exerce sur les jeunes Africains) est toujours d’actualité au moment ou des milliers de jeunes Sénégalais n’hésitent pas à affronter l’océan dans de frêles embarcations pour rejoindre les rives européennes. Il faut reconnaître au cinéma de Mambéty son caractère avant-gardiste et novateur. Aussi bien dans sa construction narrative que dans sa démarche cinématographique, « Touki Bouki » (devenu culte) fut une véritable rupture qui, jusqu’à nos jours, continue d’inspirer les cinéastes d’Afrique et d’ailleurs.
Vie et mort d’un démiurge du septième art
Après « Touki Bouki », ce fut une longue traversée du désert. Ce n’est que seize ans plus tard, en 1989, que Mambéty sortit de sa léthargie (voulue ?) pour réaliser « Parlons grand-mère », un making-of « documentarisé » sur le tournage de « Yaaba », le deuxième long-métrage du cinéaste burkinabé Idrissa Ouédraogo. Dans ce film bourré de poésie, il pose un regard plein d’humour et tout aussi tendre sur le personnage principal, une vieille femme qui symbolise la sagesse africaine dans toute sa splendeur. Pour la première fois de sa carrière, Mambéty avait tourné hors du Sénégal, hors de Dakar cette cité qui l’a vu naître et grandir, cette ville qu’il aimait d’une sorte d’amour-haine qui se reflétait bien dans ses oeuvres. Revoyez « Badou Boy », « Contras’ City », « Le Franc » ou « La petite vendeuse de Soleil » pour vous en convaincre ! Dans son essai intitulé « Djibril Diop Mambéty : la caméra au bout... du nez », Nar Sène écrit d’ailleurs avec justesse : « Toute son existence, Mambéty ne cessa d’attirer l’attention sur ce monde sulfureux, le sien. Celui-là qu’il connut le mieux pour s’y être souvent dissout, ce monde gourd et lourd avec son cortège de mendiants, de lépreux, d’éclopés, de clochards, d’alcooliques invétérés, déambulant ici et là sur les trottoirs de Dakar, ou dans les bidonvilles périphériques avec leurs spectres de macchabées, sortis de l’enfer de la déglingue. Les films de Mambéty ventilent une scatologie de la société. C’est pourquoi on les sent ». L’année 1992 marqua le grand retour de Djibril Diop Mambéty avec la sortie de « Hyènes », son deuxième et dernier long-métrage. Cette adaptation à l’écran de « La Visite de la vieille dame » du Suisse Friedrich Dürrenmatt (pièce de théâtre en trois actes écrite en 1955) fut un immense succès aussi bien dans les salles que dans les nombreux festivals. Cerise sur le gâteau, il fut sélectionné officiellement en 1992 au festival de Cannes. Les critiques furent unanimes : ce chef-d’oeuvre est le film le plus achevé de Mambéty, celui dont la densité du sujet, l’esthétique et la direction des acteurs frisent le parfait. On revoit avec plaisir le jeu poignant de feu Mansour Diouf (qui incarnait Dramane Dramé) et l’on s’étonne lorsqu’on apprend que c’était là sa première apparition à l’écran. On se surprend aussi à répéter l’une des réparties mémorables de Dramane lorsque le maire de Colobane (feu Makhourédia Guèye) lui tend un fusil en lui disant : « Sokh naa ko » (il est chargé) et qu’il lui répond : « Sokh la wou mako » (j’en ai pas besoin). En fait, Mambéty savait bien user des subtilités de sa langue, le wolof, pour rendre les dialogues de ses films croustillants et plein de sous-entendus. Et cette beauté du langage, cette force des dialogues, aucun sous-titrage ne peut le restituer fidèlement.
Clin d’œil aux enfants de la rue Pour Djibril Diop Mambéty, faire du cinéma n’est pas si difficile que ça. Il suffit juste de fermer les yeux et de voir l’obscurité. « Mais si tu fermes les yeux encore plus fort, tu commences à voir de petites étoiles. Certaines d’entre elles sont des personnes, d’autres des animaux, des chevaux, des oiseaux. Maintenant, si tu leur dis comment bouger, où aller, quand s’arrêter, quand tomber, tu as un scénario. Une fois fini, tu peux ouvrir les yeux : le film est fait », expliquait-il avec amusement dans un documentaire qui lui est consacré. Après le succès planétaire de « Hyènes », il se consacra à la réalisation d’une trilogie sur ce qu’il appelait l’histoire des petites gens. Il commença avec « Le Franc » (1994) qui raconte l’odyssée burlesque et pleine de philosophie de Marigo, un infortuné joueur de congoma qui rêve de sous et de succès dans un Dakar où se côtoient vaches en errance et sachets plastiques virevoltant au gré du vent. Puis il y eut « La petite vendeuse de Soleil » (1998) dans lequel la fragile Sili, handicapée des jambes, décida de gagner sa vie en vendant des exemplaires du quotidien « le Soleil ». Elle s’agrippa à ses béquilles comme une bouée de sauvetage qui lui permit de venir à bout de la rivalité des garçons et de leurs quolibets. Un clin d’œil à tous les enfants de la rue, mais aussi à tous les desperados, tous ces damnés de la terre qui pourraient être gagnés par le découragement devant une vie qui ne leur fait pas de cadeaux. Cette trilogie devait s’achever par « L’apprenti voleur », mais Mambéty fut fauché par la mort un certain 23 juillet 1998 à Paris. Lui qui disait qu’il avait un rendez-vous de dix mille ans avec le cinéma ne pensait certainement pas mourir si tôt, à 53 ans. Il y a un pan de sa vie que peu de gens connaissaient. Le Zimbabwéen Keith Shiri, critique de cinéma, raconte ainsi l’anecdote suivante. Lors du montage de « Touki-Bouki » à Rome, Mambéty fut arrêté. La Police italienne lui reprochait d’avoir participé à une manifestation antiraciste. Il fut détenu pendant cinq semaines et ne fut libéré qu’après l’intervention des avocats du Parti communiste italien et de plusieurs de ses amis dont le cinéaste Bernardo Bertolucci et l’actrice Sophia Loren. A son retour à Dakar, il eut la désagréable surprise de recevoir une note très salée représentant les honoraires de ses avocats du... Parti communiste italien. Lui qui pensait de ces derniers l’avaient défendu gratuitement ! Sa vie était ainsi faite. Elle alternait les hauts et les bas, les moments de plaisir et les périodes de vaches maigres, le spleen et l’euphorie. Mais contre vents et marées, il continuait de faire son cinéma sans calculs ni ambitions démesurées. Juste pour le plaisir de fabriquer des images et de faire rêver ses contemporains. A ceux qui lui demandaient pourquoi il faisait des films il rétorquait : « Je tourne... Je tourne encore... Je ne suis pas encore satisfait. Un jour viendra où la terre elle-même s’arrêtera de tourner ; en ce moment, moi aussi... ». Ce jour est peut-être arrivé un certain jeudi 23 juillet à Paris, en plein Eté.
LAURENCE GAVRON, ROMANCIERE ET CINEASTE : “Un poète au grand cœur, un dandy haut en couleurs”
La romancière et cinéaste Franco-sénégalaise, Laurence Gavron, a connu Djibril Diop Mambéty en février 1989 à Ouagadougou, au Fespaco. Dans un texte qu’elle nous a envoyé, elle décrit le défunt cinéaste comme « un personnage fascinant, agaçant parfois, grandiose, généreux et déroutant, beau dans ses vêtements indigo ou noirs, ses chemises à jabot, ses pantalons larges, ses grands manteaux ».
En 1991, elle l’a revu à Paris lorsqu’il s’apprêtait à tourner « Hyènes ». « Il m’a demandé si je veux réaliser un film pendant son tournage, une sorte de making of. Après réflexion, je lui dis que ce qui m’intéresse le plus, ce serait de tenter de réaliser un film autour de lui, une sorte de portrait ». Elle profita ainsi du tournage comme d’une espèce de toile de fond pour le voir enfin au travail dix-huit ans après « Touki Bouki ». « Mais ce qui m’interpellait véritablement était ce poète au grand cœur, ce dandy haut en couleurs, fils d’un imam de Colobane, devenu un cinéaste mondialement connu », poursuit Laurence Gavron. Elle se mit alors sur les traces de Djibril, de son passé et réalisa son premier film sénégalais, « Ninki Nanka, Le Prince de Colobane ».
Elle raconte : « Nous avions terminé le montage du film et il nous fallait son autorisation pour nous procurer des extraits de ses films. Nous l’avions donc convoqué dans la salle de montage afin qu’il visionne le film. Il arriva, me sembla un peu angoissé, s’assit presque sans un mot. Le film débute par le père de Djibril, en plan moyen, qui raconte un rêve qu’il a eu avant le tournage de « Hyènes ». Dès qu’il aperçut son père sur l’écran, il se figea puis demanda qu’on arrête tout, en disant qu’il était d’accord pour signer ce qu’on voudrait et il disparut sans visionner le reste du film ». Selon Laurence Gavron, Mambéty avait été extrêmement ému de voir son père, un imam (qui n’avait jamais été filmé auparavant) en train de parler de lui et de son frère Aziz (le musicien Wasis Diop), du tournage, etc.
En fait, selon Laurence Gavron, Mambéty s’était tellement éloigné de ses origines, de sa famille et des traditions que tout cela lui revenait de plein fouet. Il adorait son père, sa mère et, peut-être avec une affection toute spéciale, sa grand-mère Mame Béty qu’on aperçoit dans « Ninki Nanka », dans la cour de la maison familiale, de sa maman, Mame Binta Ndiaye.
« Tous ces gens sont aujourd’hui décédés, père, mère et grand-mère », confie la cinéaste.
Dakar le faisait vibrer, l’inspirait
Ce qui caractérise le plus Mambéty est son immense humanité. « Les acteurs, amateurs ou professionnels, tous les gens de la rue qu’il a toujours mis dans ses films, sont un morceau d’humanité. Ils sont vrais et n’ont jamais été égalés, que je sache, dans aucun autre film sénégalais ». Elle fait référence à tous ces « gueux », ces enfants, ces petites gens qu’il croisait au Plateau, comme Billy Congoma son inséparable ami. Bref, toute cette « faune » éduquée dans la rue et qui sont autant de « gueules » à la fois dures, émouvantes et fortes. Il les aimait et ils le lui rendaient bien. « Djibril avait autour de lui une sorte de cour, mais à la cour des gens de cinéma et autres groupies plus ou moins sincères, il préférait ces petites gens avec qui il se baladait dans Dakar, jusqu’au bout de la nuit, qui étaient prêts à tout pour lui et à qui, en retour, il donnait tout », poursuit-elle.
L’auteur de « Touki Bouki » leur donnait la parole, le droit à l’image, à l’existence, leur image plus vraie que nature, pas trompée ni tronquée, dans leur vérité crue, leur misère, leur beauté aussi.
« Ses films parlaient d’ailleurs uniquement de ces petites gens, de leur vie, de leurs rêves. Le quotidien d’un petit garçon, sorte de boy town avant l’heure, dans « Badou Boy », le rêve d’ailleurs de Magaye Niang dans « Touki Bouki », le désir de partir, d’aller en France et puis au dernier moment l’impossibilité viscérale de quitter Dakar, sa ville, son univers qui lui est si cher, indispensable pour respirer », analyse la romancière franco-sénégalaise.
Djibril lui-même, dans les dernières années de sa vie, vivait entre le Sénégal, la France et la Suisse, mais ne vivait que par et pour Dakar. « L’Europe le reposait, il y trouvait des fonds pour ses films, mais c’était Dakar qui le faisait vibrer, qui l’inspirait constamment », rappelle-t-elle.
Dix ans après sa mort, on reconnaît enfin l’importance de ce cinéaste moins officiel et moins prolifique qu’Ousmane Sembène, mais qui n’en a pas moins révolutionné le cinéma africain, le cinéma tout court. « Touki Bouki reste pour moi un film aussi important pour le cinéma africain que les premiers films de Godard le furent, dans son message mais aussi dans sa forme : un film libre, humain, à hauteur d’homme, avec des personnages ancrés dans la réalité, mais remplis de poésie et de rêve. Une réalité posée dans un contexte, la ville Dakar avec ses paysages, son océan, ses rues bondées de monde, son port, magnifique », affirme Laurence Gavron.
Elle raconte une autre anecdote qui résume bien le personnage de Mambéty. En 1989 à Cannes, le film "Yaaba" d’Idrissa Ouédraogo était présenté. La salle était remplie d’officiels burkinabé dont des ministres. C’était au tout début de l’ère Blaise Compaoré, après l’assassinat du président Thomas Sankara. Alors que venaient de s’éteindre les lumières de la grande salle du Palais, Djibril se leva et lança : « Une minute de silence pour le camarade Sankara ! ». Et Laurence Gavron de conclure : « Malgré la présence des dignitaires du nouveau régime, Djibril ne faisait pas de provocation, mais était, comme à son habitude, fidèle à ses croyances, à ses convictions ».
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