Idrissa Diop fait partie de nos rares compatriotes qui arpentent le boulevard de leurs idées avec l'assurance et la tranquillité d'un pachyderme sur un espace infini. Et c'est parce qu'il se sent suffisamment sûr de la robustesse de son univers intérieur que cet homme total et divers affiche un profil psychologique non caparaçonné. D'où que vous puissiez venir, en effet, vous trouverez en lui un coin paisible à partir duquel l'image du monde s'offre à vous, sans artifice, dans sa plénitude convulsive. Car ce monde-là, Idrissa a appris à le dompter, à le dominer, non pas avec la violence du braconnier, mais avec l'élégance et la délicatesse d'un poète romantique qui interroge son inspiration à coups de caresses.
Au « Pen'art » où s'est noué cet entretien, cet homme qui a son petit secret pour toujours repousser un peu plus loin les frontières du troisième âge, s'est présenté à nous sous une silhouette quelconque qui ne pouvait point laisser deviner l'important volume de gloires qui trônent sur l'autel de sa carrière aboutie. Iconoclaste jusque dans sa manière de secouer ses pensées, il a commencé à s'expliquer bien avant qu'on ne l'ait interrogé et a prolongé la litanies sur bien des questionnements intéressants que nous étions loin d'envisager. C'est cela aussi la marque de fabrique de Idrissa Diop : un artiste exceptionnel dans tous les sens, qui aime naître en musique pour se perdre comme un serpent de mer dans des formules d'algèbre…
« Mon projet d'installer à Dakar une grande structure de production a échoué parce que j'ai refusé de donner des dessous de table… »
Soucieux de contribuer à sa manière à la valorisation des ressources musicales de son pays, Idrissa s'est donné les moyens de ficeler un projet culturel solide avec à la clef la construction d'une très révolutionnaire structure d production. Son point d'appui, c'est un européen, homme du sérail au grand cœur qui voudrait voir se matérialiser ses ambitions de mécène ici, au pays de la téranga. Hélas, Idy et son généreux partenaire auront vite déchanté, et pour cause : « Mon partenaire et moi avons suivi toute la procédure régulière pour être en conformité avec les dispositions administratives qui organisent la création de pareilles structures. Mon partenaire était venu avec beaucoup d'argent, beaucoup d'argent je vous dis, et était fin prêt pour s'acquitter de toutes les charges financières requises. D'ailleurs nous avions poussé notre pragmatisme jusqu'à ouvrir un compte au niveau de la BICIS , compte qui ne devait servir qu'à supporter les dépenses sans délayer. Mais notre engouement allait très vite se heurter à la tyrannique hypocrisie des décideurs. Au lieu de nous faciliter la chose sachant que nous sommes porteurs d'un projet culturel patriotique et tout à fait désintéressé, ils se sont mis à utiliser des astuces inqualifiables pour nous soutirer des dessous de tables. Or il se trouve que moi, on ne peut pas m'entraîner dans ce type de jeu. Ah non, je vous dis, moi, quand j'estime que je suis à cheval sur les dispositions légales, ma conscience ne m'autorise plus à donner des « commissions ». Je ne marche pas comme ça, moi. Je préfère perdre que donner des pourboires injustifiables à des tiers…On a trop joué sur nos nerfs en nous répétant invariablement « On va voir, on va voir…Et moi j'ai dit qu'il n'y avait absolument rien à voir. Nous avons le projet, nous avons l'argent, nous sommes quittes avec la législation, mais n'y a rien à voir !…Et c'est comme ça qu'on nous a fait déchanter. Finalement, j'avais vraiment honte devant mon ami européen qui venait de découvrir avec moi l'une des plaies morales les plus profondes de mon peuple. »
« J'ai plus d'une fois dit à Youssou Ndour que les tarifs que lui et les autres producteurs pratiquent ici sont exorbitants… »
« C'est l'art de faciliter aux jeunes talents l'accès aux outils de production qui est inscrit au cœur de notre démarche. Une très moderne maison de production abritant un grand studio d'enregistrement high tech allait faire l'affaire. Nous en avions discuté de long en large avec certaines jeunes stars comme Dj Awadi, Maa Sané, le groupe Daara ji…Cette structure n'allait être ni plus ni moins qu'une espèce d'œuvre de bienfaisance. Je ne vous apprends rien : ici, y a des gosses talentueux qui rament trop lentement avant de bénéficier d'une possibilité de se faire enregistrer. Alors que nous là-bas en Europe, pour enregistrer une maquette, mais écoutez, tu entres dans le premier studio et tu fais ça en deux minutes et la vie continue. Ce sont ces difficultés des musiciens n'ayant pas les moyens que j'avais plus envie de voir. Parce que de toute façon ces gosses là ne sont pas en mesure de payer les prix que leur fixent les propriétaires des maisons de productions déjà existantes. Ces prix-là sont exorbitants, mais oui, exorbitants je vous dis pour ces pauvres jeunes talents sans ressources. Et ça, je le répète tout le temps à Youssou. Je lui dis toujours que les tarifs qu'ils pratiquent sont hors de portée de ces gosses-là… »
« Carlos Santana, c'est une énorme machine artistique. Il bouge avec 14 semi-remorques et une centaine de personnes… »
« Carlos Santana, je suis avec lui depuis maintenant huit ans. C'est un homme complet, un type formidable, ce qu'il y a de plus super chez un homme je vous dis. Il est magnifiquement bon, d'une pureté d'âme étonnante. Il n'y a aucune forme de religion qui puisse prendre le dessus sur lui. Il vous trouve toujours le moyen de les fédérer… J'avais eu l'initiative de le faire jouer au Sénégal, il est vrai, mais cela n'a pu se faire, mais bon ce n'est que partie remise. De toute façon, ce qu'il y a de plus certain à mon niveau, c'est que Carlos Santana jouera ici à Dakar. Il est vrai que son déplacement n'est pas facile. C'est une star de dimension universelle. U-ni-ver-selle, je vous dis. Il bouge avec 14 semi-remorques et pas moins de cent personnes. Moi, quand je lui ai soumis mon vœu de le voir jouer chez nous, il m'a dit que dans l'absolu ça nez devait poser aucun problème, à condition seulement que le concert soit placé sous une vocation absolument humanitaire. Il a une envie folle d'aider les enfants malades dans les hôpitaux, ok. Cela n'a rien à voir avec le combat contre la pauvreté, ça n'a rien à voir aussi avec la politique. c'est une autre affaire quoi. Carlos m'a dit : je voudrais au lendemain de mes concerts chez vous au Sénégal qu'aucun centime ne me revienne. Tout, tout doit aller aux enfants malades dans les hôpitaux…
C'est vrai, j'avais dit que j'allais l'amener ici, cela ne s'est pas fait, parce que, du moment qu'il s'agit d'une grosse grosse ambition à but humanitaire, on a coûte que coûte voulu que cela ait une coloration politique. Mais lui-même m'a finalement avoué que ce n'est plus la peine que les politiques soient impliqués. D'ici quelque temps, je mettrai ma main au feu pour jurer qu'il sera là et on se débrouillera seuls.
Ce que j'ai voulu faire avec lui ici à Dakar, je l'ai cependant réalisé il y a de cela deux mois en Suisse au festival de Montreux dont j'étais le directeur artistique. C'était magnifique, magnifique je vous dis ! J'ai invité sur le plateau toute l'Afrique et le Brésil :Touré Kounda, Ismaila Lô, Mory Kanté, Salif Keita, Quency Jones, Sean Paul, Angélique Kidjo… »
« Si Laye Wade veut nous laisser un héritage vraiment pérenne, il a intérêt à se pencher sur ce tambour de la liberté… »
« Moi je rêve d'un énorme, mais vraiment énorme tambour de la liberté. C'est un rêve que je nourris depuis plus de dix ans maintenant, et tous ceux qui me sont proches savent que c'est un truc qui me tient vraiment à cœur. Récemment, je me suis confié sur la question sur TV5 aux côtés de Carlos et de Herbie Hancock.. Ce tambour-là, je l'imagine plus haut que la tour Effel, ngandi mami sabar yoyou laye doone koi, tu vois ce que je veux dire ? Un gigantesque tambour comme ça, planté au beau milieu de l'océan avec plein de trucs là-dans, des ascenseurs, des bibliothèques, des cyber... Pourquoi le tambour ? Parce que c'est l'instrument qui symbolise le mieux l'unité de l'Afrique dans sa diversité. Il n'y a pas en effet un seul pays africain où vous ne trouvez pas le tambour. Quand souvent je discute de ce grand rêve avec mes amis artistes d'ailleurs, tout ce qu'ils me disent c'est : mais putain, c'est pas possible que les politiques tardent à sauter sur cette merveilleuse idée pour la concrétiser ! Et ils ajoutent : mais ça il faut le faire tout de suite ! tout de suite ! faut pas attendre ! Et moi je dis que si nos dirigeants, si Laye Wade par exemple veut laisser un héritage vraiment pérenne, il a tout intérêt à s'atteler à cela. Certains y verront, c'est sûr, une pure utopie, mais toute chose part de l'utopie, ne l'oublions pas… »
« En Afrique, les gens aiment voir la plaie de leur voisin prendre des proportions.. »
« Si l'Afrique est à genoux ? Je ne sais pas ce que veut dire être à genoux…Par contre, ce dont je suis sûr, c'est que moi, mon peuple n'est pas à genoux, il est debout. Il vit, que dis-je, il survit, mais il reste debout. Tout ce que j'ai dans ma vie, c'est mon peuple qui me l'a donné : ma force intérieure, ma passion et ma patience inébranlable, mon humilité mais surtout ce don de donner et de recevoir…Je crois cependant que l'Afrique a un impérieux programme d'introspection à effectuer. Parce que nous, nous sommes nos propres ennemis. Ici, quand quelqu'un constate que son voisin traîne une plaie, son réflexe, ce n'est jamais de voir comment faire pour l'aider à se soigner. Il cherche plutôt à l'enfoncer davantage dans la douleur. Et ça c'est une mentalité qui ne m'émeut pas moi, car je me dis que je n'ai plus en face le Sénégal original d'antan, avec tout son arsenal de valeurs et la pureté de ses légendes miraculées. Mais il est clair que ce sont ces figures illustres qui empêchent encore le Sénégal de basculer dans le chaos… »
« Je ne supporte pas de voir les enfants mendier…. »
« Moi, je suis très sensible à la situation de l'enfant chez nous. Voir des enfants être condamnés à mendier pour vivre, à mener une existence non protégée et exposée à toutes les tentations, ça, ça me pèse, ça me pèse beaucoup. Je sais combien cela est absurde et difficile pour avoir vécu, moi aussi, une vie semblable quand j'étais enfant. Moi, je suis né à Malika, j'ai grandi à Dakar, au bord de Soumbédioune, tu vois, di pousse gaal yeek yoyou, tu vois, aam touti dieune diaye ko, tu vois, dem cinéma El Malick, tu vois, sèètane bène film hindo, tu vois ce que je veux dire ? Manké passe kar bène grand pour mou motalima, tu vois ce que je veux dire ? …Alors tu comprends maintenant ce que je veux dire : quand je vois des enfants mendier, c'est cette image lointaine de moi-même qui me revient, et alors je ne me trouve aucune excuse possible pour ne pas agir. De l'action, je la dois à ces enfants-là et je n'entends jamais me dérober par rapport à cette mission. Comme je dis souvent en discutant avec la brave Anta Mbow qui a en charge l'empire des enfants sur la Malick Sy , il y a une loi qui est là, et il suffit juste de se battre pour qu'elle soit appliquée dans toute sa rigueur. Cette loi inscrite dans la constitution dit qu'aucun enfant chez nous ne doit souffrir de coups ou de quelque maltraitance que ce soit. Moi je m'intéresse beaucoup à ce qui se passe dans la sous-région pour des raisons évidentes dont nous pourrons parler si vous le voulez. Le cas de la Gambie sur la politique de l'enfant est très symbolique. Le gars(Yaya Jammeh) est venu au pouvoir et il dit : dans deux semaines, il n'y aura plus d'enfants mendiants dans les rues de Banjul. Dans les deux semaines qui ont suivi, cela s'est passé exactement comme il l'a dit. Et moi je dis que, puisqu'une pareille chose a réussi en Gambie, pourquoi pas chez nous ? Il suffit seulement d'une réelle volonté politique… »
« Les greniers d'inspiration de l'Occident sont vides ; l'avenir de la musique du monde est à chercher en Afrique. »
« En Occident, les sources d'inspiration sont taries. Et moi quand j'ai discuté avec Mbagnick Diop du Meds pour monter cette société de production qui va être un studio d'enregistrement et de duplication de CD, nous sommes convenus que la base, de toute façon, sera à Dakar. Mais nous aurons à investir le pays dans ses profondeurs pour interroger les talents qui dorment. Vous savez, ce que beaucoup ne comprennent pas, c'est qu'il existe dans le Sénégal des profondeurs des ressources musicales insoupçonnées. Non, les gens ne savent même pas l'ampleur des trésors musicaux qui dorment à l'intérieur du pays. C'est toujours comme ça : les merveilles dans le monde de la musique n'ont souvent eu besoin que d'un petit geste pour éclore et conquérir le monde .Les cas de Amadou et Myriam ainsi que celui de Aly Farka Touré au Mali sont très illustratifs à ce propos. Et c'est parce qu'on est conscients qu'il existe des fraîcheurs musicales infinies dans l'Afrique des profondeurs que nous nous proposons d'aller au plus profond de la sous-région pour recueillir des harmonies traditionnelles que nous allons soumettre à des mixages susceptibles de leur ouvrir la voie royale au cœur de la world music. »
« La critique est aisée mais l'Art est difficile. C'est pourquoi je ne critique pas mais je constate… »
« Youssou, nous lui avons appris la musique. Mbaye Dièye Faye, sa mère me l'a confié il n'avait que 09 ans. Habib Faye et beaucoup d'autres, nous on leur a donné tout ce qu'on savait. Tout, tout… Mais voilà quoi, le Mbalakh est exploité à 1800 pour cent quoi. Il est sur sur exploité. Et qui danse, qui médite sur le Mbalakh ? A vrai dire il n'y a que les sénégalais. Y a deux semaines, je discutais sur la question avec Ismaila Lô qui est un garçon fantastique, qui fait des choses, pour moi je veux dire, des choses beaucoup plus nettes, beaucoup plus touchantes, franchement, que beaucoup d'illustres artistes ici. Je ne veux pas citer de noms . Youssou aussi est un garçon formidable, tout comme Thione dans ses orientations. Baba Maal lui aussi est super. Finalement on est tous exceptionnels quelque part. Mais il n'empêche que nous devons nous donner le courage de faire l'inventaire de nos pratiques et procéder à la répartition des certificats d'insuffisances et de lacunes. Tout le monde, si jamais on le faisait, aurait sa part. La vraie solution, il n'y a pas de doute là-dessus, c'est de se décider à « casser » le mbalakh pour y donner la place à d'autres sonorités. Hélas, c'est comme si les gens avaient peur de cette forme d'ouverture qui est pourtant la seule voie du salut… Mais il est vrai qu'on ne peut pas oser quand on n'a pas la culture, la vision et l'expérience nécessaires pour estimer que d'autres airs, d'autres sonorités sont possibles.
« Laissons nos gouvernants actuels travailler ; wiri wiri diari ndari… »
« Je suis un humain, et comme tout humain, il m'arrive parfois de ne pas comprendre certaines attitudes de nos gouvernants. C'est vrai que parfois vous avez la forte impression qu'ils passent à côté de l'essentiel, qu'ils se refusent à réaliser de petites choses dont le peuple a soif et dont ils sont capables. Mais il faut malgré tout dire que partout dans le monde il y a des problèmes de stabilité dans les rapports entre le sommet et la base. Nous qui allons un peu partout à travers le monde, nous pouvons dire cela sans risque de nous tromper. Y a partout partout des problèmes. Les problèmes ne sont pas spécifiques au Sénégal. C'est pourquoi moi je dis qu'il faut les laisser travailler. De toute façon, on aura forcément l'occasion d'exiger un bilan, et donc ce jour-là, ben on verra…Wiri wiri diari ndari… »
« Je voyage toujours avec toutes les odeurs de mon ays… »
« Comment je voyage avec mon pays ? En fait je voyage en permanence avec le drapeau de mon pays. L'hymne aussi est toujours présent dans mon intimité. Je voyage avec tous mes ancêtres, toutes les figures illustres de mon pays : Cheikh Ahmadou Bamba, El Hadji Malick, avec Baye Niasse, tous… Tous ces guides spirituels sont en moi en permanence parce que c'est eux qui m'ont donné envie d'avoir envie…Je transporte aussi toutes les odeurs de mon pays ainsi que ses réalités culinaires. Je passe jamais une semaine ailleurs sans manger mon plat préféré, le soupe kandia. Bref, ma sénégalité, je la porte toujours en bandoulière, et là où je suis le plus heureux, c'est quand on me présente ailleurs en prenant le soin de préciser : le sénégalais Idrissa Diop. Ca, ça me fait toujours chaud au cœur !
1 Commentaires
Allons Y Molo
En Octobre, 2010 (18:37 PM)Participer à la Discussion