S'il n'en reste qu'un au village franco-africain, l'ancien président du Sénégal, au pouvoir de 1981 à 2000, sera celui-là. La critique acerbe des turpitudes de la «Françafrique» cette union fusionnelle et parfois incestueuse de la France avec ses anciennes colonies , très peu pour lui. L'opération Licorne en Côte-d'Ivoire, violemment contestée par les partisans du président Laurent Gbagbo ? «Si la France n'avait pas réagi rapidement, il y aurait eu beaucoup plus de morts.» Soit. Et l'absence sidérante des plus hautes autorités françaises aux obsèques, en décembre 2001, à Dakar, du plus fidèle d'entre les fidèles de l'Afrique francophone, prédécesseur de Diouf à la tête du Sénégal et membre de l'Académie française, Léopold Sédar Senghor ? L'écrivain Erik Orsenna avait crié sa «honte» à la une du Monde. Abdou Diouf, lui, trouve que «Chirac a quand même fait un beau discours lors de la messe célébrée quelques semaines plus tard à Saint-Germain-des-Prés». «La Girafe», comme l'a surnommé la presse sénégalaise, allusion à ses quasi-deux mètres, demeure impassible en toutes circonstances.
Ou presque. Le débat en France sur les bienfaits supposés de la colonisation lui arrache, à mi-voix, cette réflexion : «C'était fondamentalement une relation d'injustice politique et économique.» Il n'a pas hésité à tancer publiquement le concept d'«immigration choisie» prôné par Nicolas Sarkozy. «Politiquement et moralement inacceptable», a-t-il jugé. «Je ne l'avais jamais entendu se lâcher de la sorte», se réjouit son ami, Hervé Bourges. Mais il n'est pas sûr qu'on l'y reprenne deux fois : depuis que le ministre de l'Intérieur, vexé, lui a adressé un courrier, le grand Diouf s'emploie à nuancer ses propres déclarations. «Ce n'est pas un homme de conflit, euphémise un proche. Il n'agit pas en douce, mais en douceur.» Les méchantes langues, elles, observent qu'il vit à Paris depuis qu'il a perdu le pouvoir, en mars 2000, face à l'actuel président du Sénégal, Abdoulaye Wade. Et que, s'il occupe le fauteuil de secrétaire général de la francophonie, depuis trois ans, c'est avant tout à Jacques Chirac que ce socialiste le doit. Le chef de l'Etat, qu'il qualifie de «frère de sang», est le parrain de sa benjamine. Le vieux sage aux allures de jeune homme cheveux blancs, mais visage étonnamment lisse respire la France . Attablé devant un coq au vin dans sa «cantine», Chez tante Marguerite, restaurant de feu Bernard Loiseau près de l'Assemblée nationale, ses premiers mots sont pour ses chanteurs préférés : Charles Aznavour, Jacques Brel... et Line Renaud. Diouf est incollable sur les héros du Tour de France. «Quand j'étais gamin, en face du lycée Faidherbe de Saint-Louis du Sénégal, un imprimeur affichait chaque jour le nom du vainqueur de l'étape», se souvient-il. A l'époque, le futur président chantait la Marseillaise et apprenait l'histoire de «nos ancêtres les Gaulois».
Comme la quasi-totalité des dirigeants de sa génération, Diouf est un pur produit de l'école coloniale française. Une espèce en voie de disparition. Né en 1935 à Louga (nord du Sénégal), dans une famille musulmane modeste (son père était postier), il a mené des études brillantes à Saint-Louis, puis à Dakar, avant de faire son droit à Paris. Ce bûcheur sort major de l'Ecole nationale de la France d'outre-mer, le creuset de l'administration coloniale. En 1960, lorsque le Sénégal accède à l'indépendance, il se met au service de son nouvel Etat, et ne tarde pas à se faire remarquer par l'homme qui va changer le cours de sa vie : Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal. A 28 ans, Diouf devient son directeur de cabinet. A 33 ans, le voilà ministre. Au début des années 70, il est nommé Premier ministre, un poste créé spécialement pour lui. Senghor a une confiance totale dans cet homme de dossiers, timide et effacé, toujours penché vers son mentor sur les photos d'alors.
En 1981, quand Senghor se retire de la vie politique pour s'installer en Normandie, le «grand» Diouf lui succède. Distant mais efficace, il assure la stabilité du pays, à défaut de son décollage économique. Alors que la plupart des Etats de la région restent enfermés dans le monopartisme, les mouvements d'opposition commencent à fleurir à Dakar, et la liberté de la presse n'y est pas un vain mot. Réélu à trois reprises, le discret disciple du «Père de la nation» a su gagner le respect de ses concitoyens. En 2000, malgré la volonté manifeste de changement au Sénégal, son entourage l'incite à se représenter pour un ultime mandat. C'est l'élection de trop. Mais Diouf sort de l'épreuve la tête haute : il reconnaît immédiatement sa défaite, et file s'installer en France. Comme Senghor. Depuis, il n'est retourné dans son pays que trois fois : pour les obsèques de l'ancien président, pour celles de sa mère et une fois en tant que «patron» de la francophonie. «Je ne veux pas gêner mon successeur, explique-t-il. Si je résidais à Dakar, on continuerait de spéculer sur mon possible retour en politique.»
Au lendemain de sa déconvenue électorale, Abdou Diouf assurait qu'il en avait fini avec la politique. Sur le thème de J'ai oublié de vivre, il affirmait vouloir prendre le temps de s'occuper de lui et de ses petits-enfants, lui qui n'avait pas vu grandir ses quatre enfants (deux garçons et deux filles). Mais y croyait-il vraiment ? «A la différence de Senghor, Diouf est un homme de chiffres plus que de lettres, un grand commis de l'Etat», explique Hervé Bourges. Bien que rangé du pouvoir, Diouf accueille ses visiteurs, y compris les intimes, en costume-cravate et avec la même réserve polie que lorsqu'il était président.
A l'automne 2002, il se «laisse faire», comme il le confesse, et cède aux pressions de son ami Chirac pour prendre la tête de l'invertébrée Organisation internationale de la francophonie (OIF). Pour Paris, il a le profil idéal. Vrai démocrate qui a quitté le pouvoir sans incident, ce musulman modéré, attaché à la laïcité, est marié à une catholique métisse (père syrien et mère sénégalaise), Elizabeth, tout à la fois confidente et ange gardien. Diouf est sûrement le meilleur avocat de la France en Afrique. «Une sorte d'anti-Gbagbo», résume le journaliste Antoine Glaser, en référence au président ivoirien, qui donne la migraine aux diplomates français.
Lui qui ne connaissait rien à la francophonie s'est métamorphosé en militant passionné de ce combat jugé par certains ringard ou teinté de «néocolonialisme» : «Si le français n'existait pas, il faudrait l'inventer», dit-il. Pour les grognards du pré carré tricolore en Afrique, si Diouf n'existait pas, il faudrait l'inventer...
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