
Nos Observateurs dans la capitale russe sont unanimes sur un point : il est dangereux pour un étranger, particulièrement un Noir, de se rendre à une manifestation en Russie. Depuis plusieurs années, les violences racistes sont courantes dans le pays. Plusieurs cas de meurtres ou d’agressions sauvages, mettant notamment en cause des skinheads, ont été rapportés. En participant à une manifestation pro-pouvoir, ils prendraient le risque de tomber sur des groupes extrémistes. Et en se joignant à une manifestation d’opposition, dans un pays où Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, tient tous les pouvoirs, ils prendraient le risque d’être expulsés ou de ne pas voir leur titre de séjour renouvelé.
Qu’est-ce
qui a donc pu pousser ces deux Africains à se rendre à un rassemblement
organisé par Russie unie ? Sur la photo, les deux jeunes hommes
arborent un panneau sur lequel est écrit en russe "Crimée Russie
référendum". Elle a été prise par un photographe de l’agence de presse
officielle russe Ria Novosti. Selon le journal d’opposition indépendant
Dodj, Ria Novosti l’a publiée le 7 mars dans l’après-midi, avant de la
supprimer de sa base de données.
Elle est néanmoins toujours visible sur le compte Twitter de
l’agence. Sollicitée par FRANCE 24 pour connaître les raisons de ce
retrait, Ria Novosti n’avait toujours pas répondu à notre demande au
moment de la publication de cet article.
Il est difficile d’établir avec certitude l’identité et la
nationalité de deux hommes. Un de nos Observateurs croit en reconnaître
un : il serait selon lui étudiant à l’université pour l’Amitié des
peuples (ex-université Patrice Lumumba), qui accueille beaucoup
d’étudiants étrangers et notamment africains. Il n’exclut pas qu’il ait
participé à cette manifestation contre une rémunération.
Contributeurs
"Pour aller manifester, on peut leur offrir de l’argent ou quelques points de plus à un examen"
Dieudonné (pseudonyme) vit à Moscou.

J’ignore si c’est le cas de ces deux hommes, mais cette photo me
fait penser que dans plusieurs universités russes, il y a des
associations pour représenter les étudiants étrangers, notamment à
l’université de l’Amitié des peuples où il y a beaucoup d’Africains.
Elles ne sont pas politisées, mais elles sont en lien étroit avec
l’administration de l’université et le rectorat, qui sont eux-mêmes en
relation avec Russie unie. Il arrive que le pouvoir demande à ces
associations d’envoyer des étudiants à une manifestation de soutien à
Russie unie. En échange de leur mobilisation, ils peuvent se voir
offrir jusqu’à 1000 roubles (25 euros), ou l’université peut augmenter
leurs notes aux examens. L’argument est de poids : rater son année peut
signifier le non renouvellement du titre de séjour.
En 2003, lorsque j'étais étudiant, j'ai fait l’expérience de ce
système. On nous proposait d’aller manifester contre l’intervention
américaine en Irak contre de l’argent ou autre. Je ne m’étais pas rendu à
ces manifestations. Pour le pouvoir russe, l’intérêt de cette démarche
est double : beaucoup de Russes sont persuadés d’être mal aimés dans le
monde entier, cela permet donc de dire que des Africains se sentent bien
en Russie au point de soutenir sa politique ; par ailleurs, c’est un
moyen de se donner une bonne image en Afrique.
Interrogé par FRANCE 24, Ibrahim Mark Kapuwa, le président de
l’association des étudiants africains de l’université de l’Amitié des
peuples de Moscou nie l'existence d'un tel système : "personne ne m’a
jamais démarché pour que j’incite les étudiants africains à participer à
des manifestations de Russie unie. Je n’ai jamais entendu parler d’un
tel système dans mon université. Nous sommes juste des étudiants qui
venons suivre nos études en Russie. Aucun de nous n’a pris part à la
manifestation de vendredi dernier".
La rétribution de manifestants est une pratique à laquelle Russie unie a déjà eu recours à plusieurs reprises, notamment lors de la dernière campagne présidentielle,
en 2012. Des pratiques similaires ont eu lieu lors des récentes
manifestations favorables à l’ancien président Ianoukovitch en Ukraine.
Rien ne permet cependant d’affirmer que Russie unie aurait étendu ce
système aux étudiants étrangers. Un de nos autres Observateurs rapporte
en tout cas que le parti se soucie de son image auprès des étudiants
étrangers à l’université pour l’Amitié des peuples.
"À la rentrée universitaire, Russie unie a installé un stand à l’université"
Modou M. (pseudonyme), Sénégalais, est étudiant à l’université de l’Amitié des peuples.

À
la rentrée universitaire de 2013, Russie unie avait aménagé un stand
pour se présenter aux étudiants étrangers. À la fin de la journée, les
étudiants étaient invités à monter dans des bus. Ils ont été emmenés au
centre-ville, où était organisé un rassemblement de soutien des
étudiants étrangers au parti. Le but était de promouvoir la Russie comme
terre d’accueil. Je n’y ai pas participé, je ne voulais pas me mêler de
ça. Je sais que les personnes qui y étaient se sont vues offrir des
drapeaux russes ou aux couleurs de Russie unie et des gadgets, mais
autant que je sache, pas d’autres rétributions.
Certains Africains de Moscou, contactés par FRANCE 24 ne cachent
pas leur sympathie pour Vladimir Poutine, ou déclarent comprendre le
sentiment des russophones de Crimée favorables à un rattachement de leur
région à la Russie. Mais beaucoup s’accordent à dire qu’en plus du
danger, ils ne voient pas quelles raisons motiveraient des Africains
résidents étrangers à se rendre à une manifestation organisée par Russie
unie.
"Manifester en Russie est beaucoup trop risqué pour un homme noir"
Ladji (pseudonyme ) est guinéen et vit à Moscou où il cherche un emploi.

Je n’ai jamais été dans une manifestation en Russie, quelle que
soit la cause. C’est beaucoup trop risqué pour un homme noir. Il y a un
racisme latent en Russie, notamment envers les Noirs, et aller dans une
manifestation peut être vu comme une provocation. Depuis que la crise
ukrainienne a commencé, souvent des gens m’accostent dans les transports
en commun ou dans la rue et me demandent si je soutiens le nouveau
gouvernement ukrainien ou si je suis favorable à l’indépendance de la
Crimée. Ils ne font pas ça avec des Blancs, donc en tant que Noir, on ne
sait jamais quelles sont leurs intentions. Du coup, j’évite de
répondre, ou je reste évasif et je descends à la station suivante.
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