Bissau, 8 août 2008. Il est bientôt 13 heures. Les averses de la matinée ont cédé la place à un soleil ardent. Comme toujours ou presque, le parking de l’aéroport international Osvaldo-Vieira est vide. Seuls cinq ou six hommes assis autour d’une petite théière qui se trémousse sur un réchaud à gaz apportent un semblant d’animation. À l’intérieur, un groupe de jeunes femmes accoudées sur les pupitres où sont normalement postés les agents de la police des frontières met un peu d’ambiance. En pleine conversation, elles jettent à peine un coup d’œil à leur entourage. Aucun uniforme n’est visible. Pourtant, tous sont des policiers en civil ou des agents de l’aéroport. Malgré les apparences, « l’accès au bâtiment est bien surveillé », affirme l’une d’entre elles.
C’est pourtant ici que, moins de trois semaines plus tôt, ont été débarqués plus de 500 kg de cocaïne. Sur le tarmac, pas d’avion, hormis les deux appareils saisis à la demande de la ministre de la Justice, Carmelita Pires, à la suite de cette nouvelle affaire de drogue (voir encadré p. 24).
Officiellement, l’aéroport de Bissau est très peu fréquenté. Il n’est desservi que par trois compagnies, dont une seule - Air Sénégal international - assure un vol quotidien. « Il y a parfois des vols spéciaux transportant des autorités ou des expulsés », indique un responsable de l’aérogare. Il ne dira rien de plus. Quant à ses collègues qui ont vu se poser, le 12 juillet, le jet chargé de coke, ils clament que « ce qui se passe dans la zone militaire voisine ne [les] concerne ni de près ni de loin ». « On ne pose pas de questions, ce n’est pas notre problème », lancent-ils, évasifs. Ils reconnaissent pourtant que les autorités leur ont demandé d’être vigilants pour empêcher l’entrée sur le territoire de produits illicites. Et se vantent même d’avoir déjà intercepté des passeurs dans la zone civile. Mais des avions, jamais !
Cruel manque de moyens
Sauf cas exceptionnel, l’aéroport Osvaldo-Vieira n’est ouvert que de 7 à 19 heures. Si, durant cette tranche horaire, les contrôleurs sont censés surveiller tous les mouvements d’aéronefs dans l’espace aérien bissauguinéen, il arrive que la tour de contrôle soit déserte. « Deux fois, j’ai dû tourner plus de trente minutes au-dessus de l’aéroport sans pouvoir me poser car personne ne répondait à mes appels, raconte un pilote de ligne. C’est après avoir remarqué le ballet de l’avion que quelqu’un au sol a prévenu les contrôleurs. » De toute évidence, le site est peu surveillé. À ce manque de rigueur s’ajoute l’absence de moyens matériels. Douaniers et gardes-frontières sont les seuls à être présents en permanence. Mais ils n’ont ni véhicules, ni armes, ni radio… « Nous n’avons que nos yeux pour surveiller et nos mains pour fouiller les bagages », déplorent-ils, en insistant sur les incessantes coupures d’électricité. À peine mieux lotis, les hommes des unités de surveillance, répartis entre trois postes situés le long de la piste, disposent… de jumelles.
La principale base aérienne militaire du pays jouxte l’aéroport. Noyés dans la verdure, les bâtiments délabrés, rongés par l’humidité, semblent inoccupés. Le silence est total. Les gardes placés autour d’une petite automitrailleuse à l’entrée principale de la caserne sont impassibles. La route qui passe devant l’aérodrome, à la périphérie de la ville, mène vers des localités dont certaines ont été rendues tristement célèbres par le trafic de stupéfiants. Quinhamel l’une d’entre elles.
La petite ville, autrefois connue pour la qualité de ses fruits de mer, se trouve à environ 35 km à l’ouest de Bissau. Facile d’accès grâce aux nombreux cars qui la desservent plusieurs fois par jour, Quinhamel est étrangement calme. Et ses habitants, plutôt distants. Pas un mot de bienvenue, pas un sourire, pas un regard. Chacun vaque à ses occupations. Une femme étale son linge sous sa véranda. Quelques jeunes discutent sous un arbre. Et les enfants sont invisibles. Seuls les grognements de porcelets gambadant derrière leur mère et le goumbé (musique bissauguinéenne) diffusé par un poste de radio d’un autre âge brisent le silence. La recrudescence d’incidents liés au trafic de drogue et l’insécurité qui en découle sont la cause de ce climat pesant. Toutefois, deux commerçants, après quelques instants d’hésitation, racontent discrètement que, quinze jours auparavant, un Bissauguinéen ayant vécu quinze ans en Europe a été retrouvé sans vie près du rivage. Le corps portait, paraît-il, des traces de sévices. Selon eux, l’armée et la police auraient ensuite investi la zone pour les besoins de l’enquête.
Vérité ou affabulation ? Difficile à dire car, à Bissau, aucun policier ne confirme cette histoire. En revanche, une personne impliquée au plus haut niveau dans la lutte contre le narcotrafic révèle le débarquement à Quinhamel, au début de juillet, de plusieurs dizaines, voire de centaines, de kilogrammes de cocaïne. « La marchandise a ensuite été placée dans des véhicules pour être acheminée par voie terrestre vers des destinations inconnues, explique notre interlocuteur. C’est tout ce qu’on peut en dire. »
Suspects colombiens
Plus tard, dans la capitale, un jeune habitant du quartier de Bairro Militar se montre un peu plus loquace. Il ne cache pas son inquiétude, ni celle de ses proches face à la présence de narcotrafiquants. La vie dans son quartier est fréquemment troublée par des événements liés à la drogue. « C’est devenu dangereux », dit-il. En cette fin d’après-midi, tout a pourtant l’air paisible. Comment imaginer que derrière les murs de ces maisons héritées de l’époque coloniale se cachent des barons de la drogue ?
En haut d’une ruelle discrète de Bairro Militar, juste à côté des flaques d’eau verdâtre, des tas d’ordures nauséabondes et des herbes folles s’élève un mur de briques surmonté de tessons de bouteilles et de fils de fer barbelés. Cette véritable forteresse étendue sur environ un hectare ne laisse apparaître que le feuillage de nombreux arbres fruitiers et quelques antennes de télévision. Impossible de dire si l’endroit, qui abritait il y a quelques années les locaux d’une entreprise de travaux publics, est encore occupé. Mais, en septembre 2007, c’est là que la police a cueilli trois Colombiens soupçonnés d’appartenir à un réseau de trafiquants. Libérés quelques mois après l’opération, deux d’entre eux ont quitté le pays. Quant au troisième, déjà condamné aux États-Unis à cinq ans de prison pour trafic de cocaïne, « il travaille à Bissau pour des “projets” sans être inquiété », révèle une source policière.
Par ailleurs, depuis le début de l’année, plusieurs vendeurs et consommateurs de crack ont été interpellés à Bairro Militar. « L’introduction du crack dans notre pays est récente. C’est très inquiétant et nous pensons qu’il a été fabriqué dans de petits laboratoires en Guinée-Bissau », affirme la directrice de la police judiciaire, Lucinda Gomes Barbosa Ahukarié. Dans son tailleur jaune moutarde, avec ses fines tresses nouées sur la nuque, elle n’a pas tout à fait l’air d’être taillée pour affronter des narcotrafiquants. Derrière la femme menue se cache pourtant une forte personnalité. Comme la ministre de la Justice, elle a déjà reçu des menaces de mort. « Je n’ai pas peur car je crois en Dieu. Et je suis déterminée à aller jusqu’au bout du combat contre la drogue », déclare-t-elle de sa voix posée. Si la volonté est là, les moyens, eux, font cruellement défaut. « La police n’a pas assez de personnel pour contrôler tout le territoire. Il n’y a qu’une soixantaine d’enquêteurs et deux véhicules pour lutter contre les trafiquants, regrette-t-elle. Mais grâce au soutien de l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), nous envisageons de recruter trois cents personnes supplémentaires au cours des trois prochaines années. » Pour l’heure, les ressources de la Guinée-Bissau sont insuffisantes pour lutter efficacement contre le crime organisé. Et malgré l’absence de grosses saisies de cocaïne depuis le début de l’année, les barons de la drogue n’ont pas pour autant migré sous d’autres cieux. De là à penser que certains « hauts placés » aient décidé de fermer les yeux sur la poudre…
International
Bissau, paradis des narcotrafiquants
Du Sénégal au Nigeria en passant par le Cap-Vert, la Guinée, le Mali ou la Mauritanie, l’Afrique de l’Ouest s’est imposée comme le principal fournisseur de l’Europe en cocaïne. Au cœur de tous ces trafics, la ville de Bissau est devenue une véritable plaque tournante pour les barons de la drogue sud-américains qui tentent de brouiller les pistes. Profitant de l’absence de contrôles policiers, ils ont misé sur cet État affaibli par l’instabilité politique et la pauvreté endémique pour y développer leurs affaires en toute clandestinité. Mais l’Afrique n’est pas seulement une zone de transit pour le commerce international des stupéfiants. Alors que certains commencent à en produire localement, leur consommation aussi s’accroît de manière inquiétante : de plus en plus de jeunes Africains succombent à l’attrait des paradis artificiels.
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