Le sultan Qabous ben Saïd, qui vient de mourir d’un cancer du côlon vendredi soir à l'âge de 79 ans, a dirigé son pays pendant un demi-siècle, transformant profondément le sultanat d’Oman. Au Moyen-Orient, il incarnait une forme de stabilité, non seulement du fait de la durée de son règne, mais par le souci qu’il a eu de maintenir des relations avec tous les pays de la région, qu’il s’agisse de l’Egypte de Sadate, de l’Irak de Saddam Hussein, d’Israël ou de la République islamique d’Iran, permettant souvent à des pays en conflit de se parler en toute discrétion.
Le 23 juillet 1970, Qabous ben Saïd, qui va avoir trente ans, renverse son père, le sultan Saïd ben Taymour, dans une révolution de palais avec l’appui des forces spéciales britanniques, les fameux SAS britanniques qui, dans le passé, avaient tant de fois conforté le trône de Saïd. On ne peut même pas dire que dans ce coup d’État, aucune goutte de sang n’a été versée : Saïd, dans un baroud d’honneur théâtral, se blesse lui-même en cherchant à prendre son pistolet pour résister.
En fait, il est probable que l’idée de renverser son père a été soufflée à Qabous par les Britanniques. La situation du sultanat les inquiète au plus haut point. Saïd ben Taymour, despote médiéval, maintient son pays dans un état d’arriération terrifiant : à sa chute, il n’existe qu’une clinique et qu’une seule école dans tout le sultanat, complètement fermé au monde extérieur. Il en résulte une situation sanitaire déplorable et un analphabétisme généralisé. Le sultan fait toutefois une exception à cette politique d’autarcie en envoyant son fils en 1958 se former à l’étranger dans la prestigieuse académie militaire britannique de Sandhurst. Les longues études du jeune Qabous creusent le fossé avec son père. Dès son retour en 1964, ce dernier l’assigne à résidence à Salalah, à la capitale du Dhofar, à côté du palais. Il y passe six ans, confiné dans une simple chambre. Sa mère, elle-même Dhofarie, vient de temps à autres réconforter Qabous et adoucir sa détention. Un vrai conte des Mille et une nuits en plein XXe siècle !
La guerre du Dhofar
Les seuls étrangers autorisés à résider dans le pays sont les soldats britanniques qui assurent la sécurité du sultanat de Mascate et d’Oman, et du sultan lui-même. La légende prétend même qu’il n’existe qu’un seul appareil téléphonique et que le sultan Saïd le garde sous clé ! En tout cas, le réseau téléphonique est effectivement embryonnaire à l’orée des années 70. Et, en application des lubies du souverain, les portes de la ville de Mascate, la capitale, sont fermées à la tombée de la nuit et les habitants ne peuvent sortir le soir que munis d’une lanterne à la hauteur du visage, sous peine d’être abattus par la police. Depuis 1964, la région du Dhofar, au sud-ouest du sultanat, est en proie à un soulèvement causé par l’extrême-pauvreté malgré la présence de pétrole ainsi que le mépris de la capitale pour les spécificités ethno-linguistiques des dhofaries. Mais rapidement, des puissances extérieures appuient la rébellion, d’abord l’Arabie saoudite, puis l’Egypte et enfin la Chine et l’Union soviétique. En Occident, on s’alarme des risques d’une poussée communiste dans la Péninsule arabique, du fait de la politique rétrograde de Saïd ben Taymour.
Même relégué à Salalah, Qabous n’est pas aussi isolé que se l’imagine Saïd. Á Sandhurst, Qabous a noué d’utiles relations avec des officiers britanniques. Les autorités de Londres ont eu le temps d’évaluer et d’apprécier son intelligence et son ardeur au travail. Le Royaume-Uni commence à trouver pesant l’isolement imposé par le monarque à son pays. Certes, cet isolement a permis de tenir à l’écart la France au profit exclusif de la Grande-Bretagne, mais désormais, cet autocrate appartient vraiment trop au passé. Ils ne semblent pas avoir eu trop de mal à convaincre Qabous que l’avenir du sultanat passait par le renversement de son père.
Cooptation des anciens adversaires
A peine assis sur le trône, Qabous ne perd pas un instant pour rattraper le temps perdu. Son premier geste est de changer le nom du pays : le sultanat de Mascate et d’Oman devient le sultanat d’Oman pour affirmer l’unité du pays. Il met en chantier écoles et hôpitaux, et s’engage dans une lutte totale contre la rébellion du Dhofar, ouvertement soutenue par Pékin et Moscou. Pour ce faire, il s’appuie sur ses conseillers britanniques, sur des soldats jordaniens ainsi que des militaires iraniens dépêchés par le Shah en 1973. Deux ans plus tard, la révolte est écrasée. L’intelligence de Qabous est de coopter ses anciens ennemis en faisant preuve de magnanimité. Le Dhofar est désenclavé par la construction d’une autoroute Mascate Salalah d’un millier de kilomètres et les Dhofaris se taillent la part du lion dans les emplois administratifs de certains ministères, comme celui du pétrole. Son ministre des affaires étrangères emblématique nommé en 1982 est, lui aussi, dhofari. Le fait que Qabous lui-même soit à moitié dhofari par sa mère aide à la réconciliation.
Peu de dirigeants peuvent se targuer d’avoir façonné leur pays. C’est le cas de Qabous. En quelques années, la transformation du pays est spectaculaire. Jusqu’à ce jour, la propagande officielle parle de l’ère qui s’est ouverte en juillet 1970 comme de la nahda, la renaissance. Dans les rues, sur les immeubles, et dans les bureaux, partout s’affiche la figure paternelle et rassurante du sultan, le chef enturbanné au visage doux et régulier du teint cuivré de nombreux Omanais, riches d’une longue histoire de métissage entre Indiens, Arabes et Africains. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1970, qui aurait pu imaginer que s’ouvrait un règne de cinquante ans ? La population omanaise est jeune et aujourd’hui, bien peu ont connu d’autre souverain que Qabous.
« Un monarque absolu régnant par consensus »
Il veille à élargir la participation et la consultation, selon la tradition ibadite, mais à dose homéopathique. Il ne viendrait à l’idée de personne de parler de démocratisation, même si le conseil consultatif omanais institué dans les années 1990 est désormais élu depuis 2003. Mais le sultan est source de toute autorité et un observateur a pu le qualifier de « monarque absolu régnant par consensus ». Les opposants n’ont guère l’occasion de s’organiser : la police secrète, redoutablement efficace, s’occupe d’eux avant qu’ils aient pu représenter la moindre menace.
Sur le plan extérieur, la diplomatie omanaise est marquée par une très grande continuité selon un principe cardinal : Oman parle à tout le monde et ne rompt jamais ses relations. Seul dans le monde arabe, Qabous a gardé des liens avec Sadate après les accords de Camp David, après la chute de son allié le Shah d’Iran, il a noué des relations cordiales avec la République islamique, Oman n’a rompu ni avec l’Iran, ni avec l’Irak, ni même avec le Qatar malgré la pression de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Qabous a reçu deux premiers ministres israéliens tout en gardant des liens étroits avec les Palestiniens. Alors que le Sud Yémen avait servi de base arrière à la guérilla dhofarie, Qabous a accueilli les anciens dirigeants sud-yéménites fuyant leur ancien pays. Certains d’entre eux ont même pris la nationalité omanaise, tout comme la fille adoptive de l’ancien dictateur libyen Kadhafi. Enfin, c’est en Oman que se sont, dix-huit mois durant, rencontrés en secret des diplomates iraniens et américains, ce qui a permis la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en juillet 2015.
Les deux enveloppes
Qabous, qui n’a été marié que trois ans, n’a pas d’enfant. Sans doute pour ne pas susciter des vocations de putschiste dans ce pays qui a connu cinq coups d’État familiaux en un siècle (y compris le sien) et pour conserver jusqu’au bout l’intégralité de son pouvoir, il s’est abstenu de désigner un prince héritier, faisant savoir que si le conseil de famille ne parvenait pas à lui trouver un successeur en trois jours, il avait inscrit un nom dans deux enveloppes, l’une conservée à Mascate et l’autre à Salalah. De ce fait même, il rassurait ceux qui se seraient inquiétés d’une crise de succession à son décès. Jusqu’au bout, Qabous est resté maître de son destin et de celui du sultanat dont il a pris la responsabilité depuis le renversement de son père, voici un demi-siècle.
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