
Le groupe musical Touré Kunda rompt le silence. Dans cet entretien exclusif, il annonce la sortie prochaine de son nouvel album, et donne des explications sur le titre phare qu’est « Lambi Golo ». A quelques mois de l’élection présidentielle au Sénégal, Touré Kunda fait une analyse de la situation politique, et mise sur la candidature de l’ancien ministre Ibrahima Fall. Touré Kunda donne également les raisons de son absence à la troisième édition du Festival mondial des arts nègres, qui a eu lieu à Dakar en décembre dernier.
Depuis la sortie de votre album « Santhiaba » en 2008,
on a rarement des nouvelles de votre groupe. Pourquoi ce silence de votre part ?
Depuis la sortie du dernier album SANTHIABA en 2008, nous avons
fait beaucoup de concerts, participé à
beaucoup de festivals dans le monde, notamment en Amérique du Sud, en Chine et
surtout en Europe. Nous avons également fait beaucoup d’émissions Télé pour
partager avec le public notre expérience du monde. Une façon pour nous
d’exposer au monde la culture de l’Afrique, du Sénégal, celle de la Casamance
particulièrement.
De même, depuis la sortie de Santhiaba, nous avons beaucoup
travaillé niveau discographique, afin de pouvoir dans les prochaines
années, nous consacrer à l’humanitaire
qui demande beaucoup de temps. Vous le
savez, dans « l’Aventure ambiguë » de la modernité, pour reprendre le
titre du livre de notre parent Haar Pular, le grand écrivain Cheikh Hamidou
Kane, la musique peut nous aider à affronter les crises dans nos sociétés comme
dans le reste du monde, car elle permet d’instituer le dialogue et la
discussion. De ce point de vue, il nous apparaît important de participer à la
reconstruction du dialogue et des discussions pour la paix en Casamance. Car
c’est cette région qui nous a tout donné, elle est donc au cœur de nos
préoccupations. Nous faisons et ferons tout pour que cette région brille de
nouveau.
De quoi parlez-vous
dans votre discographie actuellement ?
Dans la discographie que nous produisons en ce moment, nous
revenons beaucoup sur les thèmes de l’injustice, de la pauvreté, la mauvaise
gouvernance et des guerres de plus en plus récurrentes dans le monde et chez
nous. Mais, comme l’art ne s’arrête pas à l’introspection, elle doit
prospecter, nous tentons des paris sur l’avenir. Rappelez-vous, en l’an 2000,
nous avions chanté un morceau intitulé Diami Rewmi en wolof. En français, cela
veut dire la paix de/dans la nation. C’est en 2010 et surtout en 2011 avec le
mouvement du 23 Juin que cette chanson est devenue d’actualité. La musique est
donc une source de vérité, car la vérité finit toujours par triompher.
Vous vous préparez à
sortir un nouvel album très bientôt, et le titre phare est intitulé «Lambi
Golo ». Quelle est la signification de cette chanson ?
«Lambi
Golo», la lutte des singes en wolof est à la fois un clin d’œil sur une
culture africaine où les animaux jouent un rôle central dans l’éducation, et un
regard sur un sport africain, la lutte traditionnelle. Il s’agit également d’un
regard sur l’évolution de la société africaine.
Lamb,
est une lutte où deux individus s’affrontent, mais c’est aussi un moment où des
groupes sociaux s’expriment par le biais de pratiques culturelles. La lutte est
un moment de production artistique, elle nous invite donc à comprendre le sport
comme activité symbolique. Autrement dit, la lutte traditionnelle africaine,
plus particulièrement le « Lambi Golo » nous donne à réfléchir sur la
signification des activités physiques et des activités symboliques.
Dans
les sociétés africaines, en général l’être humain n’est pas dissocié de son
environnement. Dans les contes, les grands récits, les animaux sont toujours
présents au même titre que les hommes. Il n’est pas surprenant de voir les
animaux servir de références pour les hommes. Ainsi, la lutte des singes est
significative dans l’univers symbolique africain. Mais on associe à la lutte
des singes un paradoxe : «Kou Diog Danou». Cette expression signifie
en français, «qui se lève tombe ». Si lorsqu’on se lève, on tombe, on
peut dire que personne ne se lève, donc il n’y a pas de vainqueur, ou alors on
ne veut pas de quelqu’un debout. Debout signifiant ici réussir.
Par
«Lambi Golo», nous voulons aussi signifier notre inquiétude : comme si
personne ne voudrait de la réussite de l’autre. En même temps, nous voulons
montrer comment la lutte traditionnelle sénégalaise qui est organisée,
structurée en systèmes et sous-systèmes (de l’économique, du politique et de la
culture) permet de saisir les rapports sociaux dans notre pays. La lutte comme
est donc le moment où l’individu et la
société tentent d’affirmer à la fois leur présence en tant qu’êtres mais aussi
leurs valeurs. La question que nous nous posons est de savoir en quoi le
«Lambi Golo», la lutte des singes est à la fois une activité
physique et une activité culturelle des populations sénégalaises. Comment ces
activités se donnent-elles à voir dans les structures sociales et les
productions culturelles des populations concernées ? Comment une activité
humaine comme la lutte peut-elle être transposée chez les animaux comme les
singes ? Quel est le rapport homme – animal ? C’est vous dire que
pour nous le devenir de l’humanité est indissociable du devenir des animaux et
de l’environnement. C’est d’une certaine façon notre attachement aux politiques
de développement durable. Lambi
Golo est donc
un des titres phares qui illustre les maladies de nos sociétés : le singe
qui veut bluffer tous les autres ; notre souci est de parler aujourd’hui
et nous engager plus fort que nous ne l’avons jamais fait !
La chanson «Lambi
Golo » a une
connotation très politique. Justement, que pensez-vous de la situation
politique actuelle au Sénégal ?
La situation politique actuelle
au Sénégal est très inquiétante mais les Assises nationales sous la direction
du grand homme Amadou Mahtar Mbow, et auxquelles nous avons participé, nous
donne beaucoup d’espoir. En effet, Lambi Golo est un résumé de la situation
politique actuelle au Sénégal. On montre à travers cet album, cette chanson
(Lambi Golo) comment des œuvres de construction sociale et administrative d’une
nation et de la confiance ont été détruites ou effacées en si peu d’années. La passion de la politique d’antan d’un Etat
à construire se traduit de nos jours par la corruption, le vol, le mensonge. Nous
nous soucions de l’héritage qu’on est en train de léguer aux générations
futures! En fait, dans cette chanson, on se demande où sont donc passés ces
hommes comme Blaise Diagne, Lamine Gueye, N’Galadou Diouf, Léopold Sédar
Senghor, Mamadou Dia, Emile Badiane, Ibou Diallo, Dembo Coly et tant d’autres qui
doivent se retourner dans leur tombe. Adieu l’engagement politique de jadis,
les politiciens de nos jours ne peuvent être l’héritage de leurs petits-enfants.
La conviction, la passion, avaient toujours été à l’origine de l’engagement de
ces hommes. Par conséquent, nous devons
tout faire pour que la politique soit pérenne culturellement, socialement et
économiquement, et faire en sorte que des hommes nouveaux, capables, soient là
pour nous sortir de ce bourbier ! Ce processus sera à notre avis plus
difficile que la politique menée jusqu’à présent et demandera l’engagement
total des élus. Les assises nationales du Sénégal qui ont réuni toutes les
couches sociales, ont mis le doigt sur les vrais problèmes du Sénégal mais
aussi de l’Afrique. La plupart de leurs propositions pourraient être le salut
du pays et un modèle pour tous.
Au Sénégal les hommes politiques se préparent pour l’élection
présidentielle de l’année prochaine. Auriez-vous des préférences parmi les
hommes qui se proposent pour succéder à l’actuel président Abdoulaye
Wade ?
Concernant le débat
politique au Sénégal, notamment l’élection présidentielle, étant donné que nous
avons à cœur le retour de la paix en Casamance et le respect de l’application
des conclusions des assises nationales, nous scrutons tous les programmes. Pour
le moment, parmi tous les concitoyens qui ont déclaré leurs candidatures, seul
Ibrahima Fall a concrètement soulevé et réservé une place importante dans sa
déclaration de candidature à la situation de la Casamance. De même, d’après les
informations que nous avons, le passé du Professeur Fall parle pour lui-même.
Il incarne d’une certaine façon les assises nationales. Par exemple, lorsqu’il
était ministre alors que rien ne l’obligeait, il avait déjà fait une
déclaration de ses biens. En nous
référant donc à la question casamançaise d’une part, et d’autre part aux assises nationales, pour l’instant c’est
le doyen Fall qui retient notre attention et notre sympathie pour sa probité
morale et sa vision d’un Sénégal harmonieux.
Vous
venez de parler de la situation politique au Sénégal et de sa région méridionale,
la Casamance, mais que pensez-vous de l’évolution de l’Afrique ?
Vous savez, non seulement en Europe et dans les autres
continents, Touré Kunda est l’un des groupes de musique qui a le plus contribué
à la présence de l’Afrique sur la scène artistique mondiale. Vous vous
rappellerez que dès les années 80, nous avons dans une tournée historique en
Afrique, montré l’importance de l’art et de la culture en Afrique. Depuis lors,
nous ne cessons à chaque fois que c’est possible de partager notre musique avec
le public africain. Car, au fond, comme le disait Cheikh Anta Diop il y a un
fondement culturel de l’unité africaine et Touré Kunda tente de contribuer à la
révélation de cette vérité.
Si vous êtes
convaincu qu’il y a un fond culturel à l’unité africaine, pourquoi n’avez-vous
pas participé au Festival de Ziguinchor et au dernier Festival mondial des arts
nègres, qui sont des moments forts de l’unité culturelle africaine ?
Comme vous le savez, à partir de notre vision, notre
trajectoire, c’aurait été un grand plaisir et une fierté pour nous de
participer à toute manifestation culturelle et artistique qui a pour but de
renforcer ou d’exposer la culture africaine, nationale ou régionale. Mais nos
participations aux manifestations culturelles, s’effectuent sur des bases
éthiques et de transparence. Cela dit, même si nous avons nos points de vue sur
l’évolution et les débats concernant notre continent, nous nous efforçons en
tant qu’artistes, d’exprimer la vérité sur le plan musical. Donc une fois
encore, c’aurait été un grand plaisir pour nous de participer autant au
festival de Ziguinchor qu’au Fesman. Mais pour des désaccords contractuels, nous
n’avions pas pu nous rendre à ces évènements. En effet, nous travaillons avec
des musiciens qui doivent être payés correctement pour qu’ils puissent eux
aussi vivre. Nous sommes intransigeants sur cette question, car nos collaborateurs
ont des familles et ils doivent être décemment rémunérés pour pouvoir vivre et faire
vivre leurs familles. D’ailleurs à titre d’informations, notre groupe musical paye
même les répétitions. Alors au nom de quoi ces organisateurs d’évènements paieraient-il
«plein pot » à certains musiciens étrangers et sénégalais (certains
affirment même que ces contrats ne sont pas «raisonnables », vu l’économie
du pays) et ne seraient pas prêts à nous payer. Non ce n’est pas
possible ! Ce n’est ni éthique, ni responsable.
Ne
pouvez-vous pas faire des sacrifices pour votre pays ?
Touré Kunda est prêt à faire des efforts dans le cadre de
solidarité nationale, mais si on parle de solidarité nationale, il faudrait que
chacun (cadre, ministre, ouvrier, commerçant, etc) y mette du sien. Mais,
jamais nous ne rentrerons dans un circuit de solidarité où des riches (nouveaux
ou anciens) pourront continuer à s’amuser avec l’argent du pays alors que les
pauvres n’en verront même pas les miettes. Voilà, en gros, sans rentrer dans
les détails, les raisons pour lesquelles nous n’avons pas participé à ces
évènements. Par contre, lors du Fesman, à la demande des populations de
Ziguinchor et des musiciens comme Salif Keita, Alfa Blondy (tous étonnés de ne
pas nous voir dans la programmation du Fesman), nous avons accepté
symboliquement de participer à un concert dans notre ville natale, Ziguinchor,
où nous nous trouvions. Nous sommes montés sur scène avec Salif Keita.
Propos recueillis par Anoumou
AMEKUDJI
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