Musulman né dans un univers de confréries religieuses, je n’appartiens, pour autant et ainsi dire, à aucune d’entre elles. Je ne suis ni un soufi, ni salafiste, ni même un réformiste. Je ne suis pas un fondamentaliste ou un islamiste. Suis-je au moins un sunnite, ou, peut-être, un chiite ? Peu d’importance pour moi. Au vrai, je ne suis d’aucune obédience, je cherche juste à devenir un musulman. Et dans cette nébuleuse moutonnière, je me promène, transversal, en toute liberté. Une chance pour moi que l’islam offre cette largesse. Avec l’absence officielle de clergé, celui qui fait sa profession de foi n’est redevable et n’a de compte à rendre qu’à Dieu. Ici la canonique excommunication ne relève pas de prérogatives d’une cléricature enturbannée. Une liberté certes, qui porte son revers tranchant, je sais. La seule exigence que je me fixe dès lors, c’est de pouvoir, depuis une de ces obédiences, et même en dehors, s’il le faut, remonter, dans une ascension spirituellement et humainement enrichissante, sur des appuis intellectuels solides, vers la source dont elles se réclament toutes, et m’y abreuver : « La parole de sagesse, dit le Prophète, est la propriété perdue du croyant qui, partout où il la rencontre, y a droit plus que quiconque. » Suis-je capable de discerner la sagesse du simulacre ? De toute ma force, je m’y attellerai.
La transhumance intellectuelle est une aventure des plus déroutantes. En ce qui me concerne, l’inattendu butin, sur le courant d’une onde purement nietzschéenne, a surpris et conforté la foi qu’il aurait dû sinon anéantir, du moins altérer : le virage aura été de 2?. Connu pour son marteau aux idoles, mais surtout pour avoir dit, non sans ironie, que « Dieu est mort », une sentence blasphématoire aux oreilles du croyant que je suis, Friedrich Wilhelm Nietzsche a marqué, par sa prégnance prophétique, la pensée philosophique du prolifique XXe siècle que sa mort a fertilement inauguré dans le monde occidental. À la place de Dieu, il a posé l’hypothèse du « Surhumain », l’incarnation la plus haute de sa « volonté de puissance », une nature divine. Cette fulgurance intuitive du phénix de « l’éternel retour », ébranle-t-elle ma construction spirituelle ? Dieu existe, c’est ma conviction profonde, le postulat sur lequel je déroule le protocole expérimental de ma vie. Comment demeurer musulman et accorder le moindre crédit à celui qui incarne la mécréance dans une de ses expressions les plus radicales et les plus controversées encore aujourd’hui ? Nonobstant cela, je n’ai pas envie de jeter d’un revers dédaigneux le blasphème de celui qui vomissait avec la même véhémence tous les idéaux moralistes ou progressistes, vendeurs, avec leurs marchands du temple, d’un illusoire salut sur Terre. Aussi suis-je tenté, entre les lignes de sa pensée, d’accrocher la volonté de puissance au Ciel, de réconcilier le seigneur sans patrie avec son Seigneur des patries, fut-il contre son gré.
Si j’ai bien déniché l’Homme qui se cache derrière le surhumain, c’est le plus haut des hommes, plus que ceux-ci le sont du singe. Il aime son destin au point de désirer le voir se reproduire dans un éternel balai cyclique, « l’éternel retour ». Ce qu’il conquiert dans son ascension vers le surhumain, il le risque dans le vide de sa chute existentielle pour s’agripper encore plus haut. Il est à la fois un décadent et tout son contraire. Animé par sa « volonté de puissance », il cherche la lumineuse canopée hissée au-dessus de la forêt de sens communs. De ce point de vue, il est l’antithèse du « dernier homme ». Tendu sur la corde raide qui l’éloigne de la bête, il s’exerce en funambule à l’art de saisir et d’apprivoiser le juste milieu, climax d’une spiritualisation aboutie. C’est un être épanoui. À quoi reconnaît-on l’épanouissement ? Nietzsche, dans Ecce homo, a son idée : « À ce qu’un être épanoui [...] est taillé dans du bois à la fois ferme, tendre et odorant. Il n’a de goût que pour ce qui lui fait du bien ; son plaisir, son envie cesse, là où la mesure de ce qui lui convient est franchie [...] il exploite à son avantage les hasards malencontreux : ce qui ne le fait pas périr lui donne des forces. »
Immanence ou transcendance ne définissent pas le surhumain. Elles sont plutôt des voies ou moyens vers celui-ci : chacun choisit le versant et le sentier par lequel il espère y accéder. Où se trouve-t-il ? Sur les cimes de l’existence, c’est sûr. Là où l’énergie de position est maximale et la chute impardonnable. Mais quelle beauté lorsqu’on surplombe la vallée. Toute chose possède son prix, et l’énergie coûte chère. Il faut la payer d’un dépassement permanent, de chutes incessantes, d’un recommencement à la hauteur du dessein. Les lois de la pesanteur terrestre nous rappellent à tout moment que vaincre la lourdeur est finesse de chef, aristocratique au sens nietzschéen.
Si le bipède parlant, sur le chemin des qualités du surhumain, pense et agit dans l’intention de se rapprocher de son Seigneur, il est alors sur le sentier de Dieu. Le djihad tant galvaudé et vilipendé, dans son étymologie ontologique, c’est exactement cela : faire des efforts sur le sentier de Dieu pour ouvrir à notre vouloir vivre (wille zur macht), animé d’une énergie libidinale impulsive, les voies du raffinement vers l’excellence, celles de l’élégance dans la soumission, et rien d’autre. Le djihadiste est donc, de ce point de vue, ce sipo matador qui, avide de soleil spirituel, enserre de ses efforts le tronc de la sagesse pour atteindre la canopée divine au-dessus des pécheurs. Sans jamais cesser d’être pécheur lui-même, son effort le mène vers un devenir où il s’accepte tel qu’il est : « deviens ce que tu es, dit Le gai savoir ». Il ne s’agit alors, ni plus ni moins, que de spiritualiser ses défauts et passions. Les sculpter par l’investissement qui est amour pour qu’ils s’harmonisent et trouvent leur vraie place dans l’être : ainsi devient-on acète sans en avoir eu le besoin, un ascétisme naturel qui se nourrit et s’élève grâce à l’existence de ce qui, en l’être, concoure par ses contradictions au rapetissement, au « dernier homme ». Amour et acceptation du destin où comment s’en remettre à la volonté divine. Aussi la prophétie enseigne-t-elle au fidèle de dire – et surtout de vivre avec intensité – la parole « louange à Dieu » lorsqu’il lui arrive un bienfait, mais de dire et de vivre avec une intensité aussi forte « louange à Dieu en toute circonstance » dans le cas contraire. Nietzsche, dans une formule mémorable de Marc Aurèle, dira : « amor fati ».
C’est par ce sentier de l’abandon de soi à la nécessité du fatum nietzschéen ou à la volonté divine que des anciens expliquent l’extinction de l’homme en Dieu. Il s’y éteint, meurt en Lui. Par-delà la mercantile récompense paradisiaque, par-delà la frayeur de la sanction infernale, par-delà le bien, par-delà le mal, le surhumain transcendantal est une incarnation de l’Amour. Métaphoriquement, il devient Dieu. Celui-ci l’aime au point de devenir l’oreille avec laquelle il entend, les yeux avec lesquels il regarde, la main avec laquelle il touche. Al Haj, l’hérétique du mémorial des saints de Farid Ud Din Attar se prenait ainsi, dans ses moments d’extase mystique, pour la Vérité. Accroché à ce train, le surhumain de l’immanence, croise sur les hauteurs de l’homme la spiritualité abrahamique, car c’est le portrait du musulman, brossé depuis le chevalet d’où l’on croit poindre le soufi, que je viens de faire, du moins en surface. Au fond, l’esquisse tente de souffler vie au funambule habitant et respirant l’islam comme une spiritualité du Juste milieu.
L’homme est mort, vive Dieu, ou l’inverse, une question de perspective. À l’image de la Terre vue depuis le Soleil ou du Soleil vu depuis la Terre, la transmutation des valeurs conduit à un juste changement de référentiel qui ne remet pas en cause la relativité du mouvement, au contraire.
Ainsi soit-il !
El Hadji Samba Khary Cissé
Ec
12 Commentaires
Leuz
En Avril, 2014 (21:13 PM)Wademacymemechose
En Avril, 2014 (21:16 PM)He
En Avril, 2014 (21:33 PM)Respect 4u
En Avril, 2014 (21:36 PM)Nous sommes dans un Pays ou le suivisme nous retarde considérablement et malheureusement beaucoup de gens ont "un destin de feuille morte" , donc emportés par toute sorte de courant ou de soi-disant guides.
Aleuz
En Avril, 2014 (21:42 PM)Hello De Dakar
En Avril, 2014 (22:07 PM)Sane
En Avril, 2014 (22:44 PM)Sewebiens
En Avril, 2014 (23:43 PM)Boy Reubeuss
En Avril, 2014 (00:39 AM)Ah! Seneweb
En Avril, 2014 (02:34 AM)Arissoi
En Avril, 2014 (09:23 AM)Gounz
En Avril, 2014 (10:10 AM)Participer à la Discussion