Le projet de la réécriture de l’histoire africaine de Cheikh Anta Diop part du constat d’une extraversion voire d’une faillibilité dans la narration de l’histoire africaine.
L’une des idées qui s’impose avec force et puissance à la lecture des ouvrages du scientifique sénégalais Cheikh Anta Diop, c’est qu’il ne peut y avoir de devenir africain sans le recours à l’histoire, et dit en ce sens, « il devient indispensable que les africains se penchent sur leur propre histoire et leur civilisation et étudient celle-ci pour mieux se connaitre ».
Les prises de positions scientifiques de Cheikh Anta Diop , tout en s’inscrivant dans la perspective de la décolonisation de l’histoire africaine, soulèvent des questions relatives à la philosophie et à l’épistémologie de l’histoire, dans la mesure où elles véhiculent un savoir et une pratique de l’histoire qui appellent à une épistémologie c’est-à-dire une sorte de scientificité historique.
Le projet de la réécriture de l’histoire africaine de Cheikh Anta Diop part du constat d’une extraversion voire d’une faillibilité dans la narration de l’histoire africaine. Sa démarche s’enracine dans le souci de tourner radicalement le dos aux falsifications et de réaffirmer l’historicité voire la primauté des sociétés africaines, mais surtout aussi de montrer qu’il y a une continuité spatio-temporelle des sociétés africaines, malgré l’émiettement territorial et la diversité des tribus et des peuples.
En effet, la fonction de l’historiographie est de fournir une explication narrative et interprétative des phénomènes historiques, ce qui implique la nécessité d’une logique qui donne à l’historien des ressources matérielles et immatérielles pour examiner le contenu, les réalités de causalité entre les faits.
En plus, de cet objectif de démantèlement théorique qui habitera tous ses ouvrages, Cheikh Anta se propose de montrer non seulement qu’une histoire non évènementielle de l’Afrique est possible, mais aussi de faire de l’idée que les Egyptiens étaient des noirs un « fait de conscience historique africaine et mondiale voire un concept scientifique opératoire ».
Il souligne au nom de la logique historique que toutes les théories élaborées pour rendre compte du passé africain avaient pour but avoué de servir le colonialisme et surtout de faire croire au nègre qu’il n’avait jamais été à l’origine de quoi ce soit de valable.
Pour Cheikh Anta Diop, l’enjeu, c’est d’abord de faire mentir publiquement et scientifiquement une certaine conception de l’Afrique et de l’Egypte qui situe cette dernière hors de l’Afrique et l’auteur qui s’est le plus avancé dans cette direction de falsification historique n’est autre que Hegel , que Cheikh ne cite pratiquement jamais.
De ce « mensonge historique » , Cheikh s’indigne par ces termes : « la vérité de ces théories fragmentées et réductrices sert au colonialisme et leur but est d’arriver, en se couvrant du manteau de la science, à faire croire aux peuples noirs qu’ils n’ont jamais été responsables de quoi ce soit de valable, de même pas de ce qui existe chez lui ».
Par conséquent, il y a selon lui, un réel danger à s’instruire de ce passé dans les ouvrages occidentaux sans en faire une critique sévère voire radicale, car chaque fois que dans l’histoire un peuple en a conquis un autre, il a utilisé l’arme de l’aliénation culturelle pour réduire l’autre à néant.
Cette position de Cheikh Anta Diop trouve un écho favorable chez le psychiatre martiniquais Frantz fanon qui par des analyses psychologique voire psychopathologique est arrivé à des conclusions que le déni de l’histoire peut être un facteur d’aliénation culturelle de surcroit d’une fausse représentation dans le culte de la construction de la personnalité des individus colonisés ou issu de la colonisation.
Il est donc question pour cheikh d’éradiquer ce « poison culturel » savamment inoculé dans les mentalités des noirs et qui désormais semble faire partie intégrante de leurs imaginaires et de leurs représentations.
Ainsi face à ce déni de l’histoire qui ouvre des perspectives de destruction chronique dans la construction de la personnalité de l’homme noir, il devient indispensable que les africains apprennent et comprennent leur véritable histoire et leur vraie civilisation pour mieux se connaitre et arriver ainsi, par la véritable connaissance de leur passé à rendre périmées, grotesques et désormais inoffensives ces armes culturelles assimilationnistes.
Sa démarche s’élève contre ceux qui pensent qu’il est futile de fouiller dans les décombres du passé parce que les problèmes de l’heure sont urgents et se posent dans un monde de vitesse, caractérisé par la tendance à l’unification du monde et par le surdéveloppement de nouvelles sciences et technologies qui ambitionnent la résolution de tous les grands problèmes. Pour Cheikh Anta Diop, ils rendraient caduques, périmées et accessoires les préoccupations de mémoires voire historique d’être une boussole pour l’avenir.
Il répond que cette attitude intellectuelle est le fruit « d’une cécité culturelle » et d’une « incapacité à proposer des solutions concrètes, valable , aux problèmes qu’il faut résoudre pour que l’assimilation cesse d’être une nécessite apparente » et que ce comportement face à une telle situation de piétinement et de déchéance est dangereux car donne l’illusion d’une marche en avant à pas de géants mais qui n’est rien d’autre qu’une tendance à déprécier tout ce qui émane du génie millénaire du nègre.
En effet, le modernisme ne consiste pas pour Cheikh Anta Diop à rompre avec les sources du passé, mais plutôt à y intégrer la nouveauté pour affronter les autres peuples sur un pied d’égalité, en s’appuyant sur son passé, un passé suffisamment étudié.
Cette convocation de l’histoire n’a point pour ambition d’y extraire nécessairement que du beau ou du bien mais que ce passé puisse servir à la sauvegarde des cultures africaines. Donc il ne s’agit pas pour Cheikh de « créer de toutes pièces une histoire plus belle que celle des autres, de manière à doper moralement le peuple pendant la période de lutte pour l’indépendance, mais de partir de cette idée évidente que chaque peuple a une histoire ». C’est également cette démarche qu’entreprennent les initiateurs du RASA.
Son anthropologie historique la culture africaine devrait jouer le même rôle que les antiquités gréco-latines qui façonnent depuis des millénaires l’imaginaire de l’occident. Et pour cela il faut une « décentralisation des sources de l’universel », car autant la technologie et la science moderne viennent d’Europe, autant dans l’antiquité le savoir universel « coulait de la vallée du Nil vers le reste du monde » en particulier vers la Grèce qui n’était qu’un maillon intermédiaire dans la longue marche de l’histoire des idées et des civilisations.
Comme le souligne très bien Théophile Obenga , son compagnon de route, « si Cheikh Anta Diop s’intéresse tant aux genèses, aux origines , aux émergences premières des civilisations africaines, c’est que les premières origines sont la vérité et qu’elles ont une puissance exceptionnelle pour se faire remémorer le passé temporel tout entier, d’un seul tenant, établissant ainsi une certaine logique historique dans les évolutions et les développements ultérieurs qui tiennent cependant des émergences primordiales ».
Dans cette perspective de mieux comprendre l’impact de cette réinsertion de l’Afrique dans le cours de l’histoire, Obenga convoquera même Heidegger qui affirmait que « ce qui a une histoire peut du même coup en faire une » puisque l’histoire est le tout de l’état qui change avec et dans le temps.
Logiquement donc les peuples africains, parce que vivant dans le temps, ont une histoire, c’est-à-dire une aventure spécifique de leur être au monde qui s’est passée, qui passe et qui se transmet en même pour construire des mémoires collectives qui voyagent dans l’espace-temps. Ainsi on voit que l’homme en tant qu’être culturel par essence se rapporte à toutes les dimensions de la conscience historique comme sujet de l’évènement et en même temps comme sujet d’histoire.
Cependant, les histoires écrites par les colons n’établissaient pas de chaines causales, de trames historiques susceptibles de situer les évènements par rapport à la temporalité. Du coup, elles situaient les sociétés dont elles parlaient dans une certaine intemporalité ou atemporalité.
En effet, ces histoires n’étaient qu’une sorte d’ébauche avortée parce que les africanistes ne sont jamais parvenus à tracer tout l’enchainement logique et spatio-temporel du passé de l’homme africain, ainsi dans cette dynamique l’un des apports fondamentaux de Cheikh Anta sera de donner à l’Afrique son « passé » et son caractère historique, en montrant, preuve et témoignage à l’appui, que les peuples de cette partie du monde existaient dans le temps, et ce depuis l’aube des temps, d’autant que la première humanité y a émergé.
Par-delà cette affirmation qui fait de l’Egypte, un point de repère historique, il y a l’idée que l’Afrique forme un tout cohérent qui finalement relève d’une trajectoire historique singulière, commençant depuis la première humanité et, à travers une série de migration, culmine dans la civilisation égyptienne qui va éduquer et civiliser l’humanité.
la référence historique et culturelle dans la trame générale de l’histoire de l’humanité est nécessaire pour Cheikh Anta et dira comme message à la postériorité que : « l’Africain qui nous a compris est celui-là qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naitre en lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion ».
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