En l’espace de 15 ans, une véritable filière avicole s’est constituée au Sénégal. Mais le secteur est aujourd’hui plus que jamais menacé avec la grippe aviaire, le Covid-19 et la concurrence en perspective.
Tout en ayant les yeux rivés sur son poulailler, Cheikh Diop voit son esprit faire le tour du Sénégal. Une seule question préoccupe ce jeune de 30 ans : où trouver de la clientèle pour vendre ses poulets. Ce petit producteur avait l’habitude d’élever 100 unités ; cette fois-ci, il avait mis 200 en perspective d’une cérémonie religieuse à l’intérieur du pays.
Avec la deuxième vague de Covid-19, la manifestation a été annulée, ce qui installe d’office une mévente. Une première tentative d’écouler la marchandise à Touba a été infructueuse. Ses parents établis à Dakar ont essayé d’explorer le marché, en vain. Depuis l’apparition de la grippe aviaire, il y a plus de deux semaines, les consommateurs se montrent très méfiants.
Aujourd’hui, Cheikh ne sait plus que faire. Et faute d’avoir où conserver les poulets une fois tués et dépouillés, il est obligé de continuer à les nourrir, dans l’espoir d’arriver à ce jour de grâce qui conduirait chez lui cet acheteur devenu hypothétique. « La situation est très difficile. Il y a même certains qui utilisent le ‘’ripass’’ (aliment de bétail) pour nourrir les poulets », lâche-t-il d’un ton déboussolé.
Comme lui, des milliers d’aviculteurs souffrent du double impact de la Covid-19 et de la grippe aviaire.
En fait, c’est toute la filière avicole sénégalaise qui traverse une période difficile. La mauvaise nouvelle est tombée le 8 janvier dernier. Le ministère de l’Elevage a annoncé la découverte de la grippe aviaire dans une forme avicole de à Pout (Thiès). 58 000 poules pondeuses sont mortes en plus des 42 abattues par les autorités, soit un total de 100 000 volailles.
Les accouveurs, premières victimes
Deux semaines plus tard, la mort de 750 pélicans dans le parc national des oiseaux de Djoudj au nord du Sénégal est imputée à ce même virus. De quoi mettre de plomb dans ce secteur qui bat déjà de l’aile. « Pour l’instant, ce sont surtout les accouveurs qui sont impactés. Ils n’arrivent pas à vendre les poussins parce que ceux qui sont dans l’élevage sont inquiets, ils préfèrent attendre », indique Amadou Moctar Mbodj, président de l’interprofessionnel avicole du Sénégal (Ipas).
Autrement dit, l’approvisionnement du marché en poulets se fait correctement à ce jour, mais jusqu’à quand ? « A ce rythme, il risque de ne pas y avoir beaucoup de poulets d’ici un mois », prévient Mbodj.
Quant à Serge Sadio, président de la Fédération des associations de la filière avicole (Fafa), il se montre plus rassurant. Pour lui, il suffit de respecter les mesures barrières, éviter l’entrée des oiseaux dans les fermes, adopter les normes de biosécurité et avertir rapidement la tutelle en cas de mortalité dans la ferme. « On est rassuré parce que les autorités ont pris rapidement les mesures nécessaires pour stopper le virus », se félicite-t-il.
Pas évident que le message soit perçu de la même manière que les pays voisins qui ont décidé de fermer leurs portes au poulet sénégalais.
200 milliards de CA, 55 mille emplois
Seulement, la grippe aviaire n’a fait que déplumer davantage le secteur. C’est surtout le Covid-19 qui risque de mettre à genou la filière, particulièrement les mesures de lutte contre la propagation du virus. L’annulation des évènements religieux et culturels, la fermeture des hôtels, l’interdiction de la circulation interurbaine, le couvre-feu ont été autant de mesures qui ont ‘’lourdement’’ impacté l’aviculture sénégalaise.
« Les producteurs avaient du mal à écouler le produit. Beaucoup de poulets étaient restés entre leurs mains », se désole Amadou Mactar Mbodj de l’Ipas. Ce dernier rappelle que l’entrée du virus au Sénégal à eu lieu à quelques semaines du Kazu Rajab et de l’appel des Layènes.
Aujourd’hui, les pertes en 2020 sont estimées à 30% du chiffre d’affaires évalué à 200 milliards par an. Dans un communiqué en mai 2020, l’Ipas avait projeté une perte de 50% du chiffre d’affaires, une estimation atténuée sans doute par la levée des mesures restrictives et la prise presque normale de l’activité économique entre juin et octobre.
Accréditée de 55 mille emplois, selon Serge Sadio de la Fafa, la filière a connu un véritable essor en 15 ans. La production est passée de 5 millions de poulets en 2005, date de fermeture des frontières sénégalaises à la volaille étrangère, à 55 millions en 2020, d’après Amadou Mactar Mbodj de l’Ipas. Du coup, la consommation de volaille a augmenté au Sénégal au point que, pour la première fois en 2019, elle est passée devant la viande bovine.
« En 2019, la volaille industrielle a représenté 30% de la consommation de viande à égalité avec la viande bovine. La prise en compte de la volaille familiale qui est estimée à environ 13 % de la consommation par habitant fait de la viande de volaille la première viande consommée par habitant au Sénégal soit 44% du total», relève Professeur Cheikh Ly dans une note d’information et d’analyse datée d’octobre 2020 et intitulée ‘’Aviculture et Covid-19 au Sénégal : Situation et perspective’’.
Une filière très peu compétitive
Toutefois, malgré cette percée nationale, le poulet sénégalais reste très peu compétitif. A titre illustratif, le kilogramme du poulet produit revient à 400 F Cfa au Brésil. Alors qu’au Sénégal, c’est le poussin qui coûte 440 F Cfa aux grands producteurs. Pour le petit producteur dans les zones reculées, le prix peut aller jusqu’à 600 F Cfa le poussin.
Ce problème de compétitivité s’explique par une forte dépendance de l’extérieur. Le pays commence à se doter d’unités de production de poussins, mais les œufs à couver viennent de l’étranger pour l’essentiel. Actuellement, 15 milliards sont injectés dans l’importation de ces œufs. En plus, les locaux représentent à peine 30% du marché. Le reste étant importé.
Il s’y ajoute la cherté de l’aliment de volaille. Le problème principal à ce niveau est que le maïs qui constitue 60 à 80% des intrants dans la production de l’aliment est importé de l’Allemagne et de la France, entre autres pays. Il y a aussi le problème de la chaîne de valeur, notamment les abattoirs modernes, la congélation, le conditionnement. Bref, il y a encore du chemin.
En 2013, des discussions menées entre Etat et acteurs avaient permis de définir cinq actions prioritaires pour rendre la filière compétitive. Parmi elles, rapporte Pr. Ly, la production locale du maïs, le maintien de la suspension des importations jusqu’en 2020 et l’application d’une surtaxe au poids sur les viandes de volaille importées, pour une période de 3 ans (2021-2023).
« L’Etat n’a pas mis un rond dans le secteur »
Aujourd’hui, les acteurs ne veulent pas entendre parler du mot importation. « Si on ouvre le marché, la filière va mourir. Or, il y a énormément d’investissements dans ce secteur », prévient Amadou Mactar Mbodj. Pour Serge Sadio, pas besoin de chercher midi à 14 h : la faute incombe à la puissance publique. « L’Etat s’en est arrêté à la fermeture du marché, il n’a pas mis un rond dans le secteur. Comment peut-on mettre des centaines de millions dans un secteur aussi important que l’aviculture. C’est pas sérieux », s’emporte-t-il.
Pour cet interlocuteur, il suffit d’interroger la différence entre le budget du ministère de l’Agriculture (170 milliards en 2021) et celui du département de l’Elevage (27 milliards en 2021) pour mesurer la volonté politique.
Et pour ne rien arranger, les provendiers viennent d’annoncer une hausse de 10% sur le sac de l’aliment de volaille qui passe de 15 000 F Cfa à 16 500 F Cfa. De quoi mettre les producteurs sur le pied de guerre. « C’est déplorable de la part des industriels. Il était plus sage d’attendre la fin de cette période difficile pour mettre la question sur la table », fulmine Serge Sadio.
Au vu de tout ce qui précède, il est clair que la filière avicole sénégalaise est loin d’être prête pour faire face aux rigueurs du marché international. Or, depuis des années, de grands producteurs comme les Etats-Unis, l’Allemagne, le Brésil ne cessent de mettre la pression sur Dakar pour l’ouverture des frontières.
Pour le moment, l’Etat et les acteurs n’ont pas encore mis cette question sur la table. Mais avec cette perte du statut de pays indemne de la grippe aviaire, l’interdiction du poulet sénégalais dans les pays voisins et l’impact de la pandémie de Covid-19, la filière a plus que jamais de gros plombs dans les ailes. Ce qui risque de compromettre son décollage, pour ne pas parler de menace de mort sur la filière.
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