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Chronique

[ Chronique ] Hommage à l’homme de la rue

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[ Chronique ] Hommage à l’homme de la rue

« L’homme trop prudent attend qu’il soit trop tard »
F. DARD

Il y a huit ans jour pour jour, des jeunes banlieusards aux joues creuses ont envahi les rues de Dakar, pour fêter leur nouveau messie. Partout, l’ambiance était à la fête, avec l’espoir que les greniers seraient remplis, que la misère était finie. Huit années se sont passées depuis, et la plupart de ces jeunes dorment avec leurs rêves de bonheur dans des fosses communes, non loin des plages espagnoles. Huit années, c’est un mandat de sept plus un an. Mais dans de nombreuses démocraties anglo-saxonnes, ce sont deux mandats de suite et un départ obligé à la retraite. Nous ne l’aurons pas ce départ, puisque nous avons décidé de juger notre président de la République sur douze ans, et non sept. C’est le temps qu’un enfant passe de la naissance à la fin de l’école primaire.
Ce que les Sénégalais pensent de ce régime, ils l’ont exprimé de mille manières, dès-après la victoire-catastrophe de l’année dernière. D’abord en observant une journée de deuil national au lendemain de ce 25 février 2007, ensuite en restant chez eux au moment des législatives qui ont suivi. Autant le 19 mars a pu être dans les annales de l’histoire nationale un jour de gloire, autant le 25 février rappelle aux amateurs de mauvais présages des souvenirs sinistres. Ce que les Sénégalais pensent de ce nouveau quinquennat, ils l’ont exprimé à plusieurs reprises à Touba, et en début de semaine à Tivaouane. Le Wadisme était un rêve pour enfants, avant de devenir un cauchemar pour adultes. Mais nous avons fonctionné dans ce pays comme s’il n’existait que deux entités, Wade et les populations. Comme si les entités intermédiaires, qu’elles soient de la société civile ou de l’opposition, avaient miraculeusement disparu. Nous ne nous sommes jamais interrogés sur les raisons de cette anomie sociale qui a conduit au suicide de notre démocratie. Nous ne nous sommes jamais demandés pourquoi nos élites, qu’elles soient intellectuelles, universitaires, religieuses, coutumières, se sont effondrées du jour au lendemain. Nous ne nous sommes jamais demandés le plus simple, pourquoi notre opposition ne s’oppose pas. Or, c’est sa fonction première d’opposer aux pratiques de ce régime, une alternative crédible et vigoureuse. Ce qui n’a jamais été fait.
Je pense qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que dit le président de la République, il n’a pas d’opposition. Une opposition, Abdoulaye Wade ne l’a jamais conçue in vitro. Il ne conçoit l’opposition que dans la rue, en train de se lamenter et de casser des véhicules. Le dialogue n’a jamais été chez lui que le prolongement naturel des combats de rue. C’est Djibo Kâ puis Ousmane Tanor Dieng qui lui ont fait cadeau de la vindicte populaire, en inventant l’opposition « républicaine ». C’est dans ces mêmes officines que l’idée d’Assises nationales a été produite.
Or, la seule chose qui a radicalement changé en huit ans, ce n’est pas dans la façon de gouverner. Wade a certainement imprimé sa marque au pouvoir. Mais dans le fond, il a repris en les grossissant un peu plus, les traits de caractère du dioufisme dégénéré. Ce qui a vraiment changé, c’est la façon de s’opposer.
L’élite intellectuelle s’est affaissée, c’est vrai, mais elle n’a jamais été d’aucun combat. L’élite maraboutique a toujours été complice du pouvoir. Mais quand Serigne Abdoul Ahad a donné son fameux Ndigël en faveur d’Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, mouride « convaincu », a répondu par le mouvement de désobéissance civile le plus sanglant de notre histoire. C’est cette opposition faite d’attentats à la voiture piégée et d’atteintes à la sûreté de l’Etat à partir de 1988 qui a abouti à notre premier « code consensuel », et plus tard à notre première alternance démocratique. Faire de l’opposition républicaine avec un tel homme, qui a investi toutes ses finances dans des réunions nocturnes et des dynamites est un grand leurre.

Un leader de l’opposition me racontait comment, à la veille d’une manifestation décisive pour réclamer le départ d’Abdoulaye Wade, des chefs de partis significatifs sont venus à la table réclamer l’annulation de la manifestation. Puisqu’il fallait trouver un prétexte à ce énième renoncement, ils ont demandé à Amath Dansokho,  qui devait aller se faire soigner en France, d’y rester plus longtemps. Ils devaient prétexter de son absence pour justifier le report de cette manifestation. Quand Abdoulaye Wade a illégalement fait prolonger le mandat des députés, la plupart des responsables de partis ont démissionné de l’Assemblée nationale, tout en se faisant remplacer par leurs seconds sur les listes. Ce sont ces séries d’incohérences qui ont, à la longue, convaincu les Sénégalais que la vie politique ne valait pas la peine d’être vécue.
Nous sommes, à une différence près, dans une situation semblable à celle qui a précédé le report des élections législatives en 2006. Logiquement, les élus locaux de l’opposition doivent démissionner à la fin de leur mandat. Mais s’ils démissionnent, ils abandonnent leurs charges à Karim Wade et à ses hommes.
Il reste que ce qui s’est passé avec le report des élections locales est scandaleux, pas pour la mouvance présidentielle, mais pour l’opposition. Jusqu’à la date du 18 mars, la loi portant report des élections n’avait été ni promulguée, ni publiée. Cela voulait dire que, juridiquement, cette loi n’existait pas. L’opposition avait donc le droit et même le devoir de présenter ses listes pour les locales. Rien n’a été fait, parce qu’en réalité rien n’était prêt. Ce que Khalifa Ababacar Sall, un des esprits les plus brillants en matière électorale a dit n’est pas une adresse à Wade, c’est un cri du cœur lancé à l’opposition. Si Babacar Mbaye était là, il aurait sans doute fait la même remarque. Une jeune génération de politiciens est prise en otage par une vieille garde qui ne veut ni conduire la locomotive de la contestation, ni abandonner la conduite des affaires. Pendant huit ans, on lui a fait croire qu’il est possible de faire de l’opposition républicaine contre un antirépublicain. Tous ces « cinquanthuitards » sont prosternés à implorer le secours « du peuple », pendant que Wade réfléchit à son plan de vol pour... les prochaines élections.
Ce qui est consternant, c’est que même si les locales se tenaient à date, aucune coalition de l’opposition n’était prête à déposer ses listes dans les délais requis par la loi électorale. Comme quand il s’est agi de reporter les législatives, les mêmes samaritains ont adressé les mêmes prières au bon Dieu, pour que les vœux de Wade se réalisent : « que Dieu fasse qu’il reporte les élections, nous ne sommes pas prêts ». Le même type d’argument a prévalu, quand il s’est agi de boycotter les dernières législatives. Les partisans du boycott avaient boycotté parce qu’ils n’avaient plus d’argent.
Je pense que c’est être culotté que de se retourner contre le peuple sénégalais après tant de contorsions, pour lui reprocher sa « mollesse ». Quand il s’était décidé à prendre le pouvoir, Abdoulaye Wade avait une petite valise toute faite, toujours prêt à aller en prison. C’est ce que nos opposants nourris au biberon de la République n’ont jamais osé faire. Comprenons-donc Wade, quand il déclare qu’il n’a pas d’opposition. L’une des rares fois où il s’est rendu compte que tout ne lui est pas permis, c’est la rue qui le lui a rappelé. S’il a une opposition dans ce pays, ce n’est ni Moustapha Niasse, ni Ousmane Tanor Dieng, encore moins Idrissa Seck, c’est la rue, qui lui a montré le nouveau tracé des frontières entre le possible et l’impossible. Sans les porteurs de brassards rouges et les marchands ambulants, il se serait tout permis, croyez-moi.
Wade a trompé les Sénégalais. Mais tous les gouvernements démocratiques fonctionnent, à quelques différences près, sur le registre du mensonge. Notre drame vient de ce que nous avons une population largement analphabète, facile à tromper mais difficile à corrompre, une élite intellectuelle savamment instruite, difficile à tromper mais facile à corrompre. Wade n’a pas corrompu les Sénégalais. Il a corrompu ceux qui doivent leur parler, qu’ils soient des intellectuels, des marabouts, des chefs coutumiers, des politiciens ou des journalistes. C’est pourquoi je ne crois pas à l’appel lancé par Khalifa Ababacar Sall. Je crois au sérieux de cet homme et à sa bonne foi. Mais dès que la proposition de loi pour le report des élections a été votée à l’Assemblée nationale, ses patrons de l’opposition se sont enfermés dans leurs chambres pour crier « alhamdoulilah, nous n’étions pas prêts ». On ne peut pas demander aux gens de rester chez eux quand Wade prolonge le mandat des députés, et leur demander d’occuper les préfectures quand il prolonge le mandat des élus locaux. C’est un manque de jugement criard.



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