Ou est passée l’opposition au Sénégal ? Y a-t-il une opposition qui s’oppose réellement dans ce pays ? Qu’est-ce qui se cache derrière l’inertie actuelle d’une partie du groupe vainqueur de mars 2000 et l’incapacité des vaincus de l’époque (Ps) à se remettre de leur chute ? Une observation de la scène politique sénégalaise depuis le limogeage de Moustapha Niasse comme Premier ministre d’Abdoulaye Wade et les épisodes subséquents nous amène à nous interroger sur la facilité avec laquelle le camp aujourd’hui au pouvoir se joue du reste des acteurs politiques, en annihilant toute initiative concertée de l’opposition à son encontre et en leur imposant fort aisément son agenda. Derrière ce constat étonnant, et au risque d’attribuer un peu d’ordre à la cacophonie qui règne au sommet de l’Etat, il y a très vraisemblablement une volonté réfléchie ou plutôt une stratégie avérée de la part d’un vieux loup de la contestation, arrivé aux commandes par persévérance et à tout prix, d’endiguer l’opposition sénégalaise en la réduisant à un compagnonnage de fortune et une opposition de façade malgré elle.
La politique d’endiguement est une stratégie de politique étrangère théorisée par George Kennan et appliquée aux Etats-Unis par l’administration Truman en 1947, au début de la guerre froide pour contenir l’expansion du communisme dans le monde sur la base du principe que les régimes communistes étoufferont tout seuls s’ils n’arrivent pas à étendre leur influence sur le reste du monde. La technique est simple : il s’agit de veiller sur l’évolution des régimes jugés hostiles et de développer des alliances de toutes natures pour contrecarrer toute avancée du camp ennemi et ainsi éviter «l’effet domino» qui veut qu’une fois qu’un pays passe 'rouge' l’ensemble de sa région est menacé de suivre. Pour les théoriciens de cette époque, «l’isolement mène à la stagnation», et pour preuve huit pays d'Europe et deux d'Asie sont devenus communistes entre 1945 et 1949. Mais au cours des 25 années qui suivirent, de 1949 à 1974, grâce à la politique d'endiguement, seulement deux pays, le Viêt-nam et Cuba, ont épousé le communisme comme formule de gestion étatique. Au cours de cette période, les seules actions entreprises par l'armée rouge ont été dirigées contre les propres alliés de l'Urss en Europe de l'Est, créant une faille irréversible dans ce qui apparaissait comme le bloc soviétique. Nous assisterons, à la fin des années 80, à l’implosion du système communiste avec la dislocation de l’empire soviétique et la chute du mur de Berlin.
La situation politique du Sénégal aujourd’hui présente un profil similaire à ce processus à bien des égards. Le coup de maître du président Wade est qu’il a réussi à transposer une doctrine de politique étrangère en politique interne, en utilisant la même tactique d’endiguement érigée en stratégie, pour isoler et étouffer son opposition. Pour y arriver, comme à l’époque de la guerre froide, un certain nombre d’actes principaux similaires aux fondements de la doctrine Truman ont été posés à quelques variantes près, qui ont trait, entre autres, au contrôle de la communication, à l’espionnage, à l’infiltration, à la diabolisation et à la chasse aux sorcières. Au Sénégal, cela se traduit par le muselage de la presse, la transhumance, le népotisme, la criminalisation de l’Etat et les multiples «affaires» qui bercent le quotidien des sénégalais, dont l’énigme Idrissa Seck ; le tout baignant dans une absence totale d’éthique et surtout d’une instrumentalisation à outrance de l’appareil judiciaire et répressif.
Pourtant, arrivés au pouvoir en partie grâce à la contribution de la presse indépendante du Sénégal, la prétention des dirigeants Pds à vouloir à tout prix contrôler cette même presse, dénote sans aucun doute un sentiment de mal-être d’une part par rapport à leurs agissements du passé (les années «opposition») dont la presse est le dépositaire d’innombrables témoignages qui pourraient porter préjudice au pouvoir actuel, si elle n’est pas contrôlée. Mais d’autre part, le président Wade par paranoïa, «cauchemarde» à l’idée d’une sorte d’alliance de la presse et de l’opposition contre lui.
Me Wade qui a accédé à la magistrature suprême grâce à une coalition inédite (Ca 2000) faite de la presque totalité des partis politiques d’opposition de l’époque, dont la nomination de Moustapha Niasse à la Primature lors du premier gouvernement de la troisième République en est l’illustre témoignage, a très tôt mesuré les déficiences de son parti populiste et a décidé d’adopter la transhumance comme moyen de renforcer sa nomenclature, en dépeçant le dinosaure Ps et en faisant peser une épée de Damoclès sur les dirigeants socialistes aux mains sales qui n’ont de choix désormais que d’adhérer comme des huîtres ou de la boucler là où ils sont. Cette deuxième catégorie est une forme d’infiltration ou de bras étendu du Pds dans les instances du Parti socialiste ou d’autres représentations politiques, tel le cas éventuel - s’il est avéré - du courant des barons du Ps ou encore de celui de Mbaye Diack de la Ld/Mpt.
En faisant appel à certains grands noms de l’opposition dans son gouvernement tels Landing Savané et Djibo Kâ, c’est moins leurs électorats plutôt maigres qui intéressent le pprésident Wade, mais plutôt la division dans les rangs de l’opposition et la capacité de nuire à leurs anciens compagnons de ces deux 'beaux parleurs' qui est chèrement récompensée ici.
A cela s’ajoute la tentative de diabolisation de l’ancien régime qui visait à écarter dans l’esprit des populations pour encore bien longtemps le Parti socialiste de la liste des prétendants au «trône». Il revient de manière récurrente dans le discours libéral que les socialistes ont été à la base des malheurs du Sénégal, même pour le problème actuel de l’électricité, tel qu’indiqué dans l’adresse du 4 avril du président de la République. Ce travail d’isolement du Ps a été facilité par le manque de culture d’opposition du parti d’Ousmane Tanor Dieng qui s’est endolori les muscles au cours de quarante ans de règne sans partage à la tête de l’Etat sénégalais.
Cette stratégie d’endiguement ne saurait être complète sans usage abusif de la force sous ses différentes formes et sans explications. C’est dans ce registre que s’inscrivent l’agression du leader du parti Jëf jël, Talla Sylla, l’arrestation du directeur du journal Le Quotidien, les menaces à peine voilées au journaliste Abdou Latif Coulibaly pour ses publications, la fermeture momentanée de la Radio Sud-Fm, l’emprisonnement d'Idrissa Seck, la récente cabale contre le leader du Pit, Amath Dansokho pour ne citer que ces exemples illustratifs d’une liste interminable. (A suivre)
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