Wal Fadjri : Il y a quelques mois, vous publiez le livre d’Abdou Latif Coulibaly intitulé : Affaire Me Sèye, un meurtre sur commande. Si vous devez faire un bilan. Quel bilan tireriez-vous de cette publication ?
Babacar SALL : C’est un bilan positif. Mais le Sénégal vit aujourd’hui un moment où la liberté est en danger de mort et où le potentiel critique de notre société est en train d’être démantelé par une politique gouvernementale qui n’admet ni la diversité d’opinions, ni la contradiction, fondement de toute démocratie. Ce qui fait que la plupart de ceux qui devaient parler n’osent plus le faire par peur de représailles ou par nécessité de sauvegarde de leurs privilèges. Et pourtant leur rôle devrait être de sauvegarder, de défendre, quoi qu’il puisse advenir, la liberté de presse, la liberté d’opinions et de s’ériger en contre-pouvoirs du pouvoir gouvernemental pour l’encadrer et lui fixer, si besoin, des limites. Car des dérives, il y en a tous les jours et dans tous les domaines de la vie publique. Mais à force de laisser faire, un jour viendra où ce sera trop tard pour tout le monde, pour le pays et sa chance de survie dans l’avenir comme nation libre et démocratique.
Wal Fadjri : Le livre de Latif arrive donc pour réaffirmer une volonté de jouir de la liberté d'expression...
Babacar SALL : Aujourd’hui, c’est la démocratie qui est menacée. Cette menace frappe, au premier chef, les auteurs et les diffuseurs culturels. C’est pourquoi le livre d’Abdou Latif Coulibaly intervient comme un vecteur d’espérance et d’invariance qui indique ce qui ne doit pas changer : la pensée libre. C’est un livre qui met les plus hautes autorités de l’Etat face à une responsabilité, qui est grave, qui porte à la fois sur le détournement de fonds publics, le mensonge d’Etat, et l’assassinat d’une personnalité importante, le vice-président du Conseil constitutionnel, en l’occurrence Me Babacar Sèye. Le livre est grave, bouleversant et ne doit laisser aucun citoyen indifférent. Car si celui qui a la charge de notre pays se trouve interpellé à ce point de gravité, il doit en tirer les conséquences morales et fournir à la nation les preuves de son innocence pour que confiance lui soit renouvelée. S’il ne le fait pas et qu’on use par ailleurs, de manière insidieuse, de moyens d’Etat pour infléchir des porteurs de vérités, alors là on est en droit de ne pas céder et de continuer le travail d’exploration. C’est un livre qui a permis à la société de renouer avec le débat public et de pousser les politiques incriminés jusqu’au bout de leur retraite pour qu’ils se justifient, s’expliquent devant leurs concitoyens. Malheureusement, le livre n’a pas trouvé des interlocuteurs à la hauteur de l’engouement populaire. Cela veut dire qu’il y a des enjeux de vérité qui n’ont pas été saisis.
Wal Fadjri : Vous semblez dresser un bilan noir de la situation de la liberté au Sénégal. Pourtant la presse fonctionne bon à mal an, les organisations de la société civile également. Alors qu’est-ce qui vous permet de dire que la liberté, la démocratie et surtout la liberté de critique est en train de s’effriter au Sénégal ?
Babacar SALL : Aujourd’hui, mise à part une certaine presse privée qui fait un travail remarquable d’information citoyenne, de critique, de vigilance, on assiste à l’avènement d’une société de l’information sous contrôle où les récalcitrants, les professionnels sont châtiés sans aucune forme de procès. Vous n’avez qu’à constater ces trois dernières années, le nombre effarant de journalistes interpellés voire emprisonnés, d’organes de presse menacés dans leur économie fragile. Tout ce qui n’est pas du domaine de la Présidence, tout ce qui ne valorise pas l’action et la personnalité du président de la République est quasi-proscrit par les médias d’Etat. On aimerait, par exemple, après une intervention du chef de l’Etat avoir aussi les réactions des personnalités de l’Opposition et celles des professionnels du commentaire et de l’analyse que sont les spécialistes, les universitaires et les journalistes. Je vous signale le livre remarquable et courageux d’un journaliste de la Rts, Issa Thioro Guèye qui vient juste de sortir chez nous dans une collection que je dirige sous le titre : «Les médias sous contrôle : liberté et responsabilité des journalistes sénégalais». Cet ouvrage démonte les mécanismes de contrôle et de censure de l’information à l’intérieur des médias publics et l’exclusion de la diversité, de l’opposition et de la parole contradictoire. C’est un premier du genre.
Wal Fadjri : Pour revenir au livre de Latif Coulibaly, est-ce qu’il est bien vendu ?
Babacar SALL : Le livre a été bien vendu en France. Je ne vous donnerai pas de chiffres parce que nous n’avons pas encore eu le retour des libraires. Ce qui est sûr, en France, en Europe, dans la diaspora, y compris les Etats-Unis et les pays africains, il y a beaucoup de demandes qui affluent. Nous avons des difficultés particulières au Sénégal. Quand le président de la République a séjourné au mois de décembre dernier en France lors de la parution du livre, il avait dit que non seulement il ne porterait pas plainte, mais il n’interdirait pas le livre. Aujourd’hui, le livre est interdit de fait au Sénégal. Aucun libraire n’ose vendre le livre d’Abdou Latif Coulibaly. Personne, aucun libraire n’ose le faire (avec insistance, Ndlr). Il y a finalement une interdiction sournoise qui est instaurée partout. Il y a des descentes dans les librairies pour saisir les fonds résiduels dans les stocks. Nous avons eu des échos de ces libraires qui ont exprimé leur inquiétude et qui à force de pressions, de menaces, démissionnent. On est en face d’un totalitarisme qui ne dit pas son nom. Le pays est en voie de totalitarisation, mais il s’agit d’un totalitarisme qui manque de courage politique. Les autorités de l’Etat auraient dû faire paraître un arrêté et interdire le livre, faire en sorte que cette interdiction s’inscrive dans un cadre légal. A défaut d’un arrêté, toute action auprès des diffuseurs est illégale et pourrait être sujette à plainte ici ou ailleurs.
Wal Fadjri : Pourquoi ?
Babacar SALL : Parce que derrière l’action des fonctionnaires de l’Etat, il y a les plus hautes autorités de l’Etat. D’ailleurs, ironie du sort, tous les ouvrages qui parlent du président de la République en des termes critiques, ont disparu des rayons des librairies de Dakar.
Wal Fadjri : Comme quels ouvrages ?
Babacar SALL : Le livre de Mody Niang, par exemple. On a demandé à ce dernier de venir enlever ses ouvrages. Le livre en question a été publié au Sénégal et nous l’avons réédité ici en France. Tous les ouvrages qui parlent, de façon critique, du président de la République, même ceux qui sont sortis il y a deux ans, sont interdits au Sénégal. Les libraires n’osent même plus les afficher dans leurs rayons. Il y a une librairie à Dakar qui a apposé, au mois de janvier, sur son fronton une photo gigantesque du président de la République comme pour exorciser la colère du Prince. Lorsque la violence symbolique et physique - dont l’Etat a le monopole légal - s’exerce de manière injuste et illégitime sur les citoyens et leurs activités, la société, sous le régime de la peur, passe alors de la censure à l’auto-censure.
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