Youssou N’Dour. Figure de la chanson mondiale, la star de Dakar diversifie ses activités en homme d’affaires avisé. Prudent, il évite la politique et préfère l’humanitaire.
Il a grandi «enchevauché» entre deux maisons. Son père, parce qu’il avait épousé une fille de griot et n’était pas griot, avait dû quitter la «grande maison», celle où, dans la tradition de la caste, les faits et gestes du quotidien au même titre que l’histoire passée nourrissent les récits des poètes musiciens. A ses 10 ans, Youssou est réclamé par sa grand-mère maternelle. «J’ai dormi pendant cinq ans dans sa chambre, j’avais le privilège de l’écouter longuement avant de dormir. Et le matin, je me levais tôt pour aller lui chercher de l’eau.» Les canalisations n’étaient pas encore arrivées dans la Médina, quartier pauvre de Dakar, qu’il traversait le mercredi et le week-end pour aller rejoindre ses parents et l’atelier de ferraille paternel.
De leur mésalliance, il tire sa liberté et sa destinée. «Le griot, à l’époque, ne se faisait respecter que lorsqu’il chantait dans les mariages, les baptêmes. Sinon, il n’attirait pas l’attention dans la vie de chaque jour.» Entre les premières cérémonies, où il se produit à 13 ans, et ses tours de chauffe dans un théâtre avec son groupe de musiciens, où il découvre que «des gens sont prêts à payer un billet pour venir [les] écouter», Youssou N’Dour a choisi. Il sera un «griot moderne».
Porté par une voix à nulle autre pareille, où résonnent les anciens, l’envie de changer le monde et une touche de muezzin, il est monté au firmament. Vénéré au Sénégal pour sa réussite, admiré sur la scène musicale pour ses audaces, messager de l’Afrique auprès du G8, il a rejoint la caste des artistes planétaires. «C’est la plus belle voix du monde», avait dit son découvreur, Peter Gabriel qui l’avait lancé dans le circuit. «Il était venu me voir alors que je passais pour la première fois à Londres. Je ne connaissais même pas sa musique. Il m’a invité à venir chez lui où il préparait son album So. Nous avons passé deux jours extraordinaires à chanter… C’est amusant, je dois l’avoir justement au téléphone aujourd’hui, on se parle toujours de nos projets, des nouvelles technologies et de leur influence sur l’industrie de la musique.»
En ces années world music et bands aid, Youssou N’Dour aurait pu tourner en orbite, une maison à Londres, une autre à New York. Au lieu de quoi, s’il globe-trotte toujours d’un concert à une conférence sur le paludisme, il ne se pose qu’à Dakar, son territoire. Et s’il a beaucoup de biens, tous ont une seule adresse : le Sénégal. Siège de la Youssou Inc.
Car ce griot-là, grand et élégant, très sur son quant-à-soi, est un cas d’espèce. Un entrepreneur hors pair. Qui le voit, côté cuisine, dériver ses produits jusqu’à publier, les Recettes de ma mère. Et, côté justes causes, lancer, voilà quelques semaines, une société de microcrédit avec l’appui financier de Benetton, baptisée Birima, du nom d’un ancien roi du Sénégal généreux et mélomane. «Il n’avait qu’une parole et la respectait. Donc, l’idée de Birima, c’est que les gens redeviennent crédibles par la parole donnée.» La parole, en guise de garantie simplifiée.
«Il est loin de l’image des anciens musiciens qui se soûlaient la gueule. C’est foncièrement un businessman, ce qui ne retire rien à son talent artistique, résume le jeune rappeur sénégalais Didier Awadi. Toute sa vie, il a osé, en musique comme en affaires.»
A ses débuts, «You», comme le surnomme Dakar, fusionne salsa et tradition, réinvente le rythme Mbalax, il s’essaie au R’n’B, à la musique arabe dans son album Egypte qui vante un islam éclairé, il approche le jazz, convoque le blues… Toujours à sa guise. Il a assuré ses positions à Dakar depuis longtemps maintenant, avec un studio moderne nommé Xippi, un label, Jololi, sous lequel il produit les jeunes musiciens sénégalais. Et il possède plusieurs clubs, dont le Thiossane où, avec son groupe le Super Etoile, il fait danser jusqu’au petit matin.
Youssou tient son marché en mains, en homme avisé. Quand les majors se prennent à rêver d’avoir dégotté un Phil Collins noir, puis quand elles comprennent que la rentabilité d’un chanteur en langue wolof ne va pas de soi, il sait qu’il peut compter sur sa base arrière. Même le tube 7 Seconds, en duo avec Neneh Cherry, n’a pas dévié sa trajectoire. Anglais pour elle, Wolof pour lui. Il se veut artiste du monde, pour l’Afrique.
A Dakar, son pouvoir s’étend aussi à la communication. Son groupe de presse, qui compte une radio, Radio Futur Medias (RFM), et un quotidien, l’Observateur, qui revendique le premier tirage du pays (55 000 exemplaires), doit se doter d’une télévision. «Si les gens ne sont pas informés, ils ne peuvent pas décider par eux-mêmes. C’est comme ça que l’on voit encore dans des pays d’Afrique, des gens être achetés pour leurs votes. C’est terrible ! Souvenez-vous aussi du rôle des médias [comme la radio des 1 000 collines, ndlr] dans les massacres du Rwanda.»
Lui fait bon ménage avec le pouvoir en place au Sénégal. Un temps, vu son appétit tout-terrain, on l’a dit partant pour la politique. Il était flatté. Puis tenté. Aujourd’hui, il en a fini avec cette idée, prétend qu’il n’en a pas le talent: «Les gens avec moi mangeraient des pierres.» Sans doute a-t-il senti que ce pouvoir-là lui rognerait les ailes. Il lui préfère les combats humanitaires. En juillet, il sera au Japon pour le G8, avec Bono. «Nous sommes parvenus à créer une nouvelle diplomatie, à faire avancer les choses sur l’annulation de la dette, les objectifs du millénaire, la lutte contre le paludisme.»
Des chefs d’Etat et de gouvernement qu’il a rencontrés, il cite Tony Blair en premier pour avoir mis son poids dans la balance sur la dette. S’il réprouve Bush sur l’Irak et bien d’autres choses, il reconnaît «ses efforts» dans la lutte contre le paludisme et le sida. A la France, il préfère évoquer l’Union européenne qui a établi une relation «plus claire, plus crédible» avec l’Afrique. Quant à Nicolas Sarkozy, qui, dans son discours de Dakar, a eu des relents néocolonialistes, il glisse qu’il «aura d’autres occasions de rectifier sa maladresse».
Tempéré et rassembleur, Youssou N’Dour voudrait rééquilibrer les plateaux de la balance. «L’Afrique a eu ses idées, ses inventions, ses visions, il faut les faire resurgir. Nous avons beaucoup reçu de la part des pays développés mais nous nous souvenons que nous avons aussi beaucoup apporté.»
Demain soir, quand la lumière s’allumera sur Bercy, il n’aura plus ces accents missionnaires, cette distance d’homme d’affaires, cette voix neutre et froide qui déçoit. Alors, celle-ci s’élèvera, polychrome et virtuose, pour la fête de la diaspora sénégalaise. Un grand bal africain d’une nuit qu’il a institué, auquel il convie une soixantaine d’invités de Dakar comme on donne des étrennes, où la danse réunira ceux venus de Milan, de Bruxelles et de la région parisienne. Alors, il chantera pour toute la famille, des refrains d’amour pour les femmes, des histoires sociales pour les hommes et des messages pour tous.
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