« L’indécision en effet est
une solitude. Vous n’avez même pas
votre volonté avec vous »
Victor HUGO
Il faudrait renoncer aux paradigmes de l’analyse politique classique, pour comprendre le duel à mains nues auquel se livrent Abdoulaye Wade et son opposition. Pour penser l’avenir inquiétant de ce pays, il faudrait faire appel, non pas à son présent, mais à son passé lointain, saisir cet instant fatidique au cours duquel le surmoi de tout un peuple s’est effondré pour laisser émerger ses passions les plus bestiales. Je veux parler de cette haine viscérale qui charrie les discours et définit les liens entre deux acteurs qui devraient se battre pour exister ensemble et qui se mènent un combat à mort, le pouvoir et l’opposition. Abdoulaye Wade s’est évertué, dès son accession à la tête de ce pays, à faire de personnages secondaires, des personnalités de premier plan. D’où ces mélopées injurieuses enveloppées dans du papier toilette bas de gamme. On peut se poser des questions sur le véritable auteur de cette lettre, comme celle dans laquelle le président de la République accusait l’ancien régime d’enterrer des albinos vivants au palais de la République. Il reste que pour ce qui concerne Pape Diop, on ne peut espérer mieux d’un repris de Justice qui a avoué lui-même avoir menti sur son état-civil. Mais si nous voulons être justes, nous devons ajouter que l’homme aux binocles dorés et aux souliers argentés n’a rien inventé. Il trouve bien ancrée une tradition qui, si elle a pris une dimension inquiétante avec ce régime, ne constitue pas une nouveauté. Il y avait, à l’approche de l’an 2000, ce que nous appelions les mercredis d’Abdourahim Agne. Le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale entretenait son monde de l’état d’avancement du cancer de la prostate d’Abdoulaye Wade, de son retour improbable au Sénégal. Douze ans après, le président du Sénat dit lui aussi se fonder sur des « rumeurs ».
La médiation entamée par Abdoul Aziz Sy Jr s’en trouve plombée, mais le marabout lui-même n’est pas en terrain inconnu. Sur le registre de l’injure, le nouveau médiateur s’est fait une réputation que les journalistes connaissent bien. Avant eux, il avait déjà traité les Sénégalais qui ne votaient pas pour Abdou Diouf « d’imbéciles ».
Le discours religieux est volontairement pacifiste, nous en convenons. Mais nous sommes plus tributaires de notre passé monarchique ceddo que de notre islamisme confrérique. Les chefs religieux sont eux-mêmes empêtrés dans des querelles de leadership qui durent depuis des décennies. Ils peuvent faire la leçon aux politiques, mais ils n’ont jamais excellé dans l’entente cordiale. Dans la plupart des grandes familles religieuses du Sénégal se sont menés des joutes épiques pour le contrôle de la chefferie, réglés au fusil ou, au mieux, au poing. L’histoire de ce peuple est jalonnée de conflits à l’issue tragique. Quand le pouvoir théocratique s’est installé sur les ruines de la monarchie finissante, il en a pris les mauvaises habitudes. Les aristocrates déchus ont été les bienvenus dans les familles maraboutiques et n’ont souvent pas eu besoin de changer de religion. Ils y trouvaient déjà bien établie la religion du pouvoir, de l’argent et de la femme. Le même peuple a été soumis aux mêmes corvées hebdomadaires, à la même dîme, à la même logique héréditaire dans la transmission du pouvoir. Contrairement à une idée bien reçue, se cachent sous la molle couche fraternelle de ce peuple, des ressorts sanglants. Raison pour laquelle nous avons inventé les gladiateurs modernes, ces lutteurs payés tous les dimanches pour se donner des coups et saigner abondamment. Nous aimons les coups de sang et la mise à mort des vaincus. C’est pourquoi tant d’épopées sanglantes peuplent notre imaginaire.
L’éthique Ceddo a toujours pris le dessus sur la morale religieuse devrais-je dire, après celui qui fut mon professeur de sociologie, Malick Ndiaye. Les valeurs théocratiques appellent au renoncement, les valeurs aristocratiques au commandement. Le bestiaire politique wolof lui-même n’a jamais fait de mystère sur cette question : Nguur danu kay foxati. Nos marabouts ont d’ailleurs souvent été des hommes de cour et ont accompagné les monarques dans leur chute, s’ils ne sentent pas le vent changer de direction. La ferveur religieuse n’a jamais empêché l’attachement à la terre et à ses biens. Les promoteurs de la vie céleste sont de grands terriens qui aiment la luxure, les beaux habits et les belles femmes. Tout ce qui est bon sur terre, Dieu l’a fait pour ceux qui l’aiment, entendrez-vous dire. Ils aiment les égards et ne voyagent qu’avec des passeports diplomatiques. Le régime d’Abdoulaye Wade a apporté un trait nouveau à ce caractère commun, la violence avec laquelle il capture ces âmes sensibles. Il a ajouté à cette forfanterie un phénomène qui était déjà apparu sous une forme embryonnaire chez Diouf, la Cour. Il en découle que les plus puissants ne sont pas les ministres, mais la famille proche et les courtisans.
Peuple de Julofa, Regardez-vous donc ! Ne seriez-vous que ce que Ca’ Da Mosto a dit de vous il y a six siècles, des paresseux et des ivrognes ? La dénonciation de la faillite des élites, la lâcheté des intellectuels, la mesquinerie du nouveau régime, la complicité des marabouts ne doit pas être un alibi à la responsabilité que vous avez dans la faillite de votre propre pays. Vous avez, vous aussi, été les complices de votre propre malheur. Pour vous libérer des chaînes de l’asservissement, vous devez dénoncer cette alliance historique qui existe entre votre élite religieuse et celle politique. Quand vos gouvernants vous volent votre argent, ils vont se réfugier chez vos marabouts. Ils les entretiennent avec des cadeaux somptueux, des véhicules de luxe, mais c’est de votre argent qu’il s’agit. J’ai toujours parlé de la responsabilité des marabouts, des politiciens et des intellectuels dans l’affaissement moral de ce pays ; je veux maintenant parler de la vôtre. Vous avez une responsabilité face à votre propre destin. Ne cédez pas à la commisération. Regardez bien autour de vous, chez vos voisins Maliens, Guinéens, Ivoiriens, Nigériens ou Mauritaniens. Quand ces peuples que vous avez précédés sur le chemin de la libération démocratique ont voulu mettre un terme à l’asservissement dans lequel leurs élites les maintenaient, ils ont eu le courage de s’opposer.
La stabilité dont vous vous êtes toujours vantés finira-t-elle par devenir votre tare congénitale ? L’islam confrérique que vous chérissez tant, est-il devenu votre plus grand mal ? En mars 2000, vous avez pensé réaliser l’alternance, mais vous n’avez jamais été aussi loin de votre but, qui est votre libération. La même bande de politiciens et de marabouts véreux vous tient dans les fers. La paix, telle qu’elle est proposée depuis une décennie, est ce que vous pouvez obtenir en renonçant à toute idée de combattre ce régime. Abdoulaye Wade a déjà déclaré, en des termes méprisants, qu’il entend garder le pouvoir par tous les moyens, et ce qui sera sera. Il s’inscrit dans cette tradition aristocratique païenne dont il se dit l’héritier, rappelant avec fierté, sans jamais convaincre, que sa mère est arrivée dans le Cayor « avec ses esclaves ». C’est ce qui lui vaut cette apologie de la violence, en déclarant sans gêne que le Sénégal vit encore à l’époque moyenâgeuse, quand l’honneur se vengeait par le sang. C’est ce qui lui fait aimer la violence et adorer les putschistes.
Vous ne pouvez plus continuer à soutenir un homme qui s’est retourné contre vous en devenant la cause de tous vos malheurs. Si vous devez faire la paix avec lui, ce sera au prix de la liberté et demain, de la démocratie. Le despotisme d’un seul homme ne peut pas servir de prétexte au consentement de tout un peuple. Abdoulaye Wade, qui vous gouverne avec tant de cruauté, croit avoir pénétré votre secret intime. Vous seriez un peuple mystérieux qui tombe amoureux de ses bourreaux.
SJD
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