Veille 19 mars 2000[1], le Sénégal a rendez-vous avec son histoire ! Tel un adolescent amoureux qui patiente fiévreusement que sonne l’heure de la rencontre avec son désir, le sénégalais de partout trépigne, sautille, envahi par cet effervescence de l’enfant guettant l’arrivée de « Mame booy », le grand parent gâteux. Cette excitation pleinement exhibée, les Sénégalais la voulaient comme le manifeste d’une page qui se tournera, qui se tournera qu’il pleuve ou qu’il vente. La sentence était entendue depuis longtemps, l’histoire politique du Sénégal devait enregistrer la page du changement, celle de l’alternance politique.
Il faut dire que les Sénégalais avaient fini par éprouver une franche aversion du régime socialiste qui régnait sur le pays depuis son accession à la souveraineté, en 1960. De Léopold Sédar Senghor[2] à Abdou Diouf[3], les socialistes ont étendu leur arrogante suffisance et leur mépris des règles élémentaires de gestion des affaires et des deniers publics jusqu’aux espaces les plus intimes du peuple sénégalais. Le « goorgorlou[4] », étrillé par une vie de misère et mis au pas par les rigueurs des multiples plans d’ajustements structurels avait fini de succomber aux délires de l’espérance. Pas de l’espoir, mais de l’espérance ; celle-là dont les entrepreneurs de la foi, conscients du terrain favorable que constituait cette misère à ciel ouvert, se sont faits les chantres. Avant l’arrivée de Wade au pouvoir, les Sénégalais avaient tout perdu . . . sauf la foi. C’est justement à cet ultime bien que ce peuple doit d’avoir vécu l’alternance politique le 19 mars 2000. En effet, on aura beau gloser, mais l’explication de l’avènement de l’alternance politique au Sénégal réside éminemment dans sa mise en perspective comme résultant d’un acte de foi dont l’objet est le changement politique. Le slogan du « Sopi »[5], désormais concubine des rêves des citoyens sénégalais ainsi que les textes de rap des jeunes, à l’engagement courageux, ne sont certainement pas étrangers à l’ancrage de la foi dans le changement qui vigoureusement naissait dans chaque foyer sénégalais. Aussi, dès l’annonce du deuxième tour des élections présidentielles qui était programmé pour ce fameux 19 mars, il était entendu que le peuple allait enfin « se faire justice » en guillotinant tout bonnement ce terreau de corruption et de clientélisme qu’était le régime socialiste. C’est à partir de ce jour que de l’espérance et de la foi naquit l’espoir d’un Sénégal nouveau, arrimé au vent d’un optimisme justifié.
Abdoulaye Wade est donc arrivé au pouvoir par la force du contexte, porté qu’il fut par la volonté collective d’un peuple assoiffé de changement, un peuple résolument installé dans la barque de l’espoir, prêt à voguer vers des lendemains meilleurs. Il faut être clair, en 2000, ce qui a mené Maître Wade au pouvoir, c’est moins la force d’une représentativité qui lui serait conférée par une majorité de convaincus. Que non ! Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que le peuple sénégalais ne lui a jamais accordé sa confiance pendant plus de 26 ans d’opposition. C’est clairement la pression du contexte à l’époque qui a porté Wade au pouvoir. Il faut cependant reconnaître qu’il s’était hissé en deuxième place au premier tour des présidentielles. Ce mérite est le sien, même si de tous les scrutins antérieurs, Maître a toujours été deuxième ! Mais ce qui me paraît fondamental ici, c’est le fait que le peuple sénégalais était résolu à confier le changement à n’importe lequel des leaders politiques, pour ne pas dire à n’importe qui. La seule constante c’était l’espoir déjà enchâssé dans un inexorable changement de régime. Pour cette raison, l’unique mission assignée à Abdoulaye Wade par le peuple qui l’a élu était de donner âme, corps et vie à cet espoir de lendemains meilleurs et . . . il n’en fallait pas beaucoup pour avoir des lendemains meilleurs en vérité. Prendre la pleine mesure de tout cela c’est se rendre compte qu’au soir de son élection, d’opposant au crépuscule de sa gloire, ayant failli rater le coche en plus, Abdoulaye Wade est devenu le légitime président de tout un peuple qui, au-delà de la personne en elle-même voyait l’espoir en personne. Au « Sopi » maintenant réalisé s’est substitué « Le Sénégal qui gagne !» slogan qui, comme cette fameuse boisson énergisante dont raffolent les jeunes, a donné des ailes au « goorgorlou » nouvelle version. Pour la classe laborieuse d’après alternance demain est subitement devenu une belle promesse de santé, d’épargne, d’instruction, d’infrastructures (. . .) en plus.
Mal lui en prit au « goorgorlou » de rêvasser de son envol, doté qu’il est des ailes de l’espoir. Le rêve, c’était sans compter avec la justesse du vieil adage qui enseigne que « les promesses politiques (en Afrique particulièrement) n’engagent que ceux qui y croient ». Tout de même, il faut le reconnaître, après son installation au pouvoir Wade s’est essayé à témoigner une sorte de reconnaissance à son peuple. Mais, très tôt, il fallait déchanter. Gageons qu’à l’époque de ses promesses hardies, Maître ne soupçonnait nullement l’enivrant moelleux du fauteuil présidentiel. Sinon, hormis cette aveuglante euphorie que procure l’étreinte moelleuse du « luxe » présidentiel, comment comprendre ce changement si brusque de l’homme qui était devenu aux yeux de son peuple un grand-père bienveillant, un souffle d’optimisme sage ? La désillusion des Sénégalais a commencé avec un mécanisme insidieux de recrutement du personnel politique déjà vomi par le peuple : la transhumance. Le terme lui-même suffit pour comprendre les sales motivations de ceux qu’il faut, pour l’histoire, indexer comme les transhumants. Ce mécanisme a réinstallé au cœur du pouvoir les anciens manitous du régime socialiste, dont le peuple, au prix de sacrifices avait réussi à se défaire. Dès lors, la gangrène s’installe au cœur de la république, nourrie par des dispositions et compétences républicaines douteuses de la part des nouveaux tenants des reines. D’ailleurs cette outrageante promotion de la transhumance me paraît être de la fébrilité républicaine due simplement à un défaut de savoir et de savoir faire pour ce qui concerne la gestion de l’Etat ; il y avait urgence à avoir près de soi ceux qui ont eu par le passé l’habitude de l’Etat. Mais, le malheur, cette fois-ci, c’est que cette gangrène est sans foi ni loi, elle est adepte d’un arrogant et dangereux « je-m’en-foutisme » ; mais surtout elle est d’une voracité jamais soupçonnée jusque-là dans l’histoire de la gestion des affaires publiques du pays. Aujourd’hui au Sénégal, en guise de changement, le peuple est aux prises avec un mal-vivre ineffable. Les mots sont faibles pour dépeindre l’amertume généralisée des Sénégalais qui en sont, comble du désarroi, à regretter l’époque de Abdou Diouf et de ses pantins. La république est à genou à force de désacralisation des institutions, la justice assujettie . . . Un vent d’accaparement de TOUT s’est installé, solidement garanti par l’impunité instituée et l’accoutumance des responsables moraux, sociaux et autres aux délices du palais,. Une sorte d’immunité proprement scandaleuse enveloppe les fossoyeurs de l’espoir. Les Sénégalais vivent la plus grande inversion de la raison et de la morale qu’il ne leur a jamais été donné d’imaginer. La désillusion et la misère du peuple sénégalais aujourd’hui sont simplement sans qualificatif. Il faut y être pour prendre la pleine mesure de la révolte qui monte . . . qui monte dans les chaumières des petites gens affamés et qui perdent de plus en plus la raison. . . dans le noir. La pudeur commande d’en rester là pour ce qui est du chapelet de désespoir qui enserre la population sénégalaise. Et dire qu’elle voulait vaille que vaille changer ce 19 mars 2000 !
Aujourd’hui il apparaît clairement que le peuple sénégalais est de nouveau astreint à une historique nécessité de foi. Oui ; une nécessité de foi comme celle d’avant alternance. Il en va de la restauration de l’espoir de lendemains meilleurs. En effet, le propre de la foi réside moins dans sa capacité à faire sublimer des situations intenables de manière à les accepter au nom de la fatalité que dans la disposition qu’elle place en chacun d’agir pour accomplir un « idéal » sans même en connaître le contenu. Pourvu cette fois que le contenu du nécessaire nouveau « Sopi », qui doit être le nouvel objet de foi, soit connu de tous, désiré de tous et maîtrisable par ceux qui auront la tâche historique d’enfin faire entrer le Sénégal dans une véritable alternance politique ou plus souhaitablement dans l’ère d’une alternance dans la politique. Car, en vérité, la gestion de la Cité, plus qu’une question de nécessaire compétence, est éminemment une affaire d’éthique.
Par Cheikh . . .
[1] Le 19 mars 2000 est une date importante dans l’histoire politique du Sénégal car c’est le jour ou survint, pour la première fois dans ce pays, une alternance politique à la faveur de la débâcle au deuxième tour des élections présidentielles du Parti Socialiste (PS) face à une sorte de coalition citoyenne organisée autour du parti de Abdoulaye Wade, le parti démocratique sénégalais (PDS), un parti politique qui se réclame de l’idéologie libérale.
[2] Premier président de la république du Sénégal
[3] Deuxième président de la république du Sénégal. Avec Senghor, il a dirigé le PS.
[4] On appelle par ce terme, le sénégalais lambda (avec ou sans travail) qui se débat dans des difficultés quotidiennes pour assurer un repas à sa famille, en gros pour survivre. Le terme lui-même vient du Wolof et, veut dire « débrouillard ».
[5] Terme Wolof qui signifie « changement» ; utilisé comme slogan de campagne politique par Abdoulaye Wade pendant plus de 26 ans qu’il était dans l’opposition.
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