SYFIA - Dès 19 heures, toute la famille, à l’exception du papa, s’agglutine au salon devant le poste de télévision. Ce mercredi de fin juillet, dans une maison de Diacksao, en banlieue dakaroise, tous attendent impatiemment La fille du jardinier, une télénovela mexicaine qui passe sur une chaîne privée de la place. Trente minutes plus tard, juste après le générique de fin, une des jeunes filles se précipite sur la télécommande pour changer de chaîne. Une autre série, Marina, vient juste de commencer sur la Radiodiffusion télévision sénégalaise (Rts), la première chaîne publique. Toute la soirée, les filles de cette famille passeront ainsi d’une chaîne à l’autre pour voir le plus de séries possibles. ‘Ces films, j’en raffole. Tout m’y plaît : les personnages, les intrigues admirablement interprétées et les garçons y sont très beaux’, dit Fatoumata Samb, l’aînée, institutrice à l’école publique du quartier. Depuis près d’une décennie, les Sénégalais ont découvert ces télénovelas d'abord sur la télévision publique et depuis cinq ans sur les trois chaînes privées. Aujourd'hui, plus d'une cinquantaine de ces séries venues du Brésil, d'Argentine, du Mexique, de Colombie et du Pérou inondent l’espace audiovisuel sénégalais.
Vite rentabilisées…
Achetés très cher par les télévisions sénégalaises (entre 75 et 100 millions de F Cfa) pour tous les épisodes, ces téléfilms sud-américains occupent une place de choix dans leurs grilles des programmes. C’est ainsi que de lundi à vendredi, sans compter les rediffusions les après-midi, au moins trois télénovelas passent sur chaque chaîne dakaroise (Rts, 2Stv, Rdv et Walftv).
Toutes sont diffusées aux heures de grande audience, entre 19 et 20 heures, juste avant les journaux télévisés. Des millions de téléspectateurs les suivent, surtout les femmes. Ces séries attirent donc de très nombreux spots publicitaires, payés entre 300 et 500 000 F Cfa les 45 secondes, selon le directeur des programmes d’une de ces chaînes. Pour faire venir les annonceurs, c’est à qui en programmera le plus grand nombre. D'autres chaînes les passent en boucle l'après-midi. La concurrence entre elles est devenue redoutable. Ces histoires émouvantes d’amour, de loyauté, de fidélité ou de trahison font vibrer les cœurs. ‘Ces films sont très intéressants. Ils parlent d’amour, ce qui nous concerne en premier chef, nous, les filles’, résume Aïda Guèye, étudiante à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Marième Sène, une lycéenne de 18 ans, avoue, elle, que ce sont les vêtements des actrices qui l’intéressent le plus et, ajoute-t-elle, ‘le décor qu’on nous offre est magnifique’. D'ailleurs, depuis quelque temps, certaines demoiselles de la capitale se mettent à s’habiller et à se coiffer comme Marina, l’héroïne principale de la télénovela du même nom. L'actrice apparaît souvent en robe courte à fleurettes multicolores avec une coiffure en queue de cheval. Certaines filles sont tellement attachées à ces téléfilms qu’elles se mettent parfois à pleurer ou ressentent de la colère en regardant des scènes tristes, oubliant du coup le caractère imaginaire de l'histoire. ‘Je sais que c’est de la fiction, mais je ne peux m’empêcher d’exprimer mon émotion’, reconnaît Oumou Ndiaye, 20 ans.
’Des amortisseurs sociaux’
Pour Mme Thioye, la quarantaine, opératrice de saisie dans une rédaction, regarder ces séries lui permet de s’évader un peu et d’évacuer le stress. Mais elle se dit parfois choquée par les scènes obscènes et les nombreuses embrassades. Ce que décrie le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra) dans son rapport trimestriel de juillet 2009 : ‘Les télénovelas tuent la production nationale… et les valeurs culturelles traditionnelles.’ Comment expliquer que ces téléfilms venus de pays lointains gagnent le cœur des Sénégalais et occupent tant de place dans les programmes télévisés ? Jugés peu éducatifs, ils sont critiqués par les intellectuels et les personnes âgées qui y voient une incitation à la débauche. Pour le sociologue Djiby Diakhaté, professeur à l’université de Dakar, le faible niveau de la production locale, la crise économique et celle des valeurs culturelles expliquent leur succès. ‘Face à la crise, dit-il, l’Etat trouve dans ces séries des amortisseurs sociaux qui empêchent le [couvercle] de sauter’. Une chose est sûre, ces séries relèguent au second plan la production locale. De quoi pousser le cinéaste sénégalais Bouna Médoune Sèye à réclamer une plus grande implication des télévisions nationales dans la coproduction. Pour lui, en effet, ‘les chaînes sénégalaises investissent beaucoup pour diffuser ces télénovelas, alors que cet argent aurait pu servir à la production nationale’.
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