A travers La révolution du plaisir, un livre-enquête passionnant sur la sexualité dans le monde arabe, Shereen El Feki analyse les évolutions sociales qui ont accompagné les soulèvements politiques en Tunisie et en Égypte. Elle répond aux questions de FigaroVox.
Titulaire d'une thèse en immunologie à Cambridge, ancienne correspondante santé pour The Economist, et chroniqueuse pour Al Jazeera, Shereen El Feki fut aussi vice-présidente de la Commission mondiale sur le VIH et les droits à l'ONU de 2010 à 2012. Elle vit aujourd'hui entre Le Caire et Londres et écrit régulièrement pour The Huffington Post et The Independant.
Elle publie La révolution du plaisir, une enquête sur la sexualité dans le monde arabe aux éditions autrement.
Votre livre s'intitule, La révolution du plaisir, les «printemps arabes» se sont-ils accompagnés d'une révolution sexuelle plus souterraine. Quels en sont les signes?
Shereen El Feki : Le titre du livre est assez ironique. En réalité, il s'agit davantage d'une évolution que d'une révolution. Les changements en matière de mœurs sont encore plus lents que sur le plan politique. Il y a néanmoins certains signes avant-coureurs encourageants en matière d'une ouverture dans le discours et même le comportement envers la sexualité. Jusqu'en 2007-2008, quand j'ai commencé mes recherches, le problème du harcèlement sexuel, un grand défi dans le monde arabe comme ailleurs, restait un sujet occulté. Après la médiatisation des viols en marge des manifestations place Tahrir en 2011, cette question est désormais présente dans le débat public. Grace au travail des ONG sur place, plus de femmes osent s'exprimer ouvertement sur ce sujet. La question de la violence conjugale est également abordée. Cela s'est même traduit par un changement dans la loi au Liban, où la violence domestique est désormais criminalisée, bien que cette loi soit seulement une étape sur le long chemin de changement sur le terrain. En Tunisie, une jeune femme tunisienne violée par des policiers, et qui risquait d'être inculpée pour atteinte à la pudeur, a finalement bénéficié d'un non-lieu. Ses agresseurs ont, eux, écopé de sept ans de prison. Une condamnation sans doute pas encore assez sévère, mais il y a quelques années, les policiers auraient probablement été relaxés. De manière générale, on constate de véritables progrès en matière de liberté d'expression. Les gens parlent malgré la répression des gouvernements. Les réseaux sociaux ont joué un grand rôle dans cette libération de la parole.
Comment les femmes peuvent-elles vraiment exercer leurs droits sur le plan politique ou économique quand leur corps—surtout leurs hymens—sont hors de leur contrôle, plutôt une affaire familiale qu'une affaire privé?
Révolution «sociale» et«révolution sexuelle» sont-elles liées? En quoi peuvent-elles se nourrir mutuellement?
Les comportements sexuels sont intimement liés à la religion, à la culture, à la tradition, à la politique et à l'économie, qui sont des paramètres à part entière de la sexualité. Dans ses Réflexions sur l'histoire de l'Occident, le philosophe Michel Foucault décrivait la sexualité comme un «point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir: entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre parents et progéniture, entre éducateurs et élèves, entre prêtres et laïcs, entre une administration et une population». Cela vaut aussi dans le monde arabe, si l'on veut vraiment connaître un peuple, il faut commencer par regarder dans sa chambre à coucher. Comment les femmes pourraient-elles s'exprimer dans l'espace public si elles ne peuvent pas le faire dans leur foyer et leur intimité? Comment peuvent-elles vraiment exercer leurs droits sur le plan politique ou économique quand leur corps—surtout leur hymen—est hors de leur contrôle, plutôt une affaire familiale qu'une affaire privée?
Certains observateurs sont allés jusqu'à affirmer que c'était l'énergie sexuelle de la jeunesse qui avait alimenté la révolte. Partagez-vous ce point de vue?
Je n'en suis pas sûre. J'ai souvent entendu des Egyptiens dire que leurs compatriotes passaient 99 ,9% de leur temps à penser au sexe, mais durant les jours grisants du début 2011, faire l'amour semblait, pour une fois, la dernière de leurs préoccupations. L'image de la jeunesse est liée au soulèvement. Pourtant, à mon sens, la révolution a été soutenue par les familles: les droits individuels étant faibles, les structures familiales demeurent prépondérantes dans le monde arabe. Les jeunes étaient présents car ils avaient l'appui (ou plutôt le manque d'opposition active) de leurs parents. Le manque de liberté sexuelle est l'une des multiples frustrations qui ont conduit au soulèvement, mais en aucun cas la première revendication.
Les révolutions en Tunisie et en Egypte ont été suivies d'une poussée de l'islam radical. On se souvient qu'en Iran, la révolution islamique avait été synonyme de profonde régression du droit des femmes. Votre livre n'est-il pas trop optimiste? N'est-on pas en train d'assister à un nouveau retour en arrière?
La sexualité est pratiquement impossible à contrôler. Si les règlements existent sur le papier, dans la pratique, les lignes bougent
En Egypte, les frères musulmans et les salifistes ont instrumentalisé la question de la sexualité en liant la religion et la politique à travers de nouvelles lois proposées comme la légalisation des mariages précoces ou la dépénalisation de l'excision. Au-delà même du fait religieux, les sociétés tunisiennes et égyptiennes sont marquées par l'ordre patriarcal. En Egypte, les militaires, bien que apparement laïques, ont eux aussi tenté d'utiliser la sexualité comme un instrument de contrôle social, notamment en soumettant les manifestantes à des examens de virginité. Ces tests ont été un moyen d'intimidation et ont servi de base à des accusations de prostitution. Mais la sexualité est pratiquement impossible à contrôler. Et si les règlements existent sur le papier, dans la pratique, les lignes bougent. Les gens commencent à poser des questions, à bousculer les tabous: politiques, religieux, mais aussi sexuels. Certaines ONG dans la région abordent des questions controversées: comment donner une éducation sexuelle aux jeunes? Comment améliorer les relations conjugales ou libéraliser les lois retrictives envers l'IVG? La question brûlante de l'homosexualité est également abordée.
La greffe du wahhabisme avec sa vison radicale de l'islam nous a enfermé dans une lecture de la religion plus étroite qu'il y a un millénaire. Ce mouvement de fermeture n'a pas seulement touché la sexualité, mais aussi la culture, la politique et l'économie.
Bien sûr, ces pionniers font face à beaucoup d'opposition et font un pas en arrière pour un pas en avant. Mais nous sommes dans une période transitoire : une dictature ne se transforme pas littéralement en démocratie d'un seul coup. Ce n'est pas réaliste. Comme l'une de ces pionnières maroccaines me l'a dit: «les droits de l'Homme au Maroc, c'est comme la pluie dans le désert : le changement doit se faire goutte par goutte pour nourrir le terrain…». Les progrès passeront par la négociation et non par la confrontation. Mon livre est une petite contribution pour sortir du statu quo et faire tomber la dernière ligne rouge que représente le sexe.
Les contes des Mille et Une Nuits écrit au XIIIe siècle montre que le monde arabe fut autrefois plus ouvert à tout l'éventail de la sexualité. Comment expliquez-vous cette régression?
C'est le résultat d'un processus historique très long et très compliqué. Ce n'est pas un hasard si les grandes oeuvres d'érotologie ont presque disparu au XIXe siècle durant la colonisation, tout comme en Inde et ailleurs dans les pays du Sud. L'influence du colonisateur européen, qui a importé un discours puritain, a été déterminante. Par la suite, l'islamisme a également joué ce rôle, notamment en imputant l'assujetissement des sociétés arabes à leur dérive de la loi islamique (la charia), y compris à la liberté qu'on donnait aux femmes. Dans les années 50, pendant la jeunesse de mon père au Caire, le monde arabe demeurait néanmoins plus à l'aise avec la sexualité qu'aujourd'hui. Les choses ont vraiment changé dans les années 80 avec la montée de l'intégrisme. La greffe du wahhabisme avec sa vison radicale de l'islam nous a enfermé dans une lecture de la religion plus étroite qu'il y a un millénaire. Ce mouvement de fermeture n'a pas seulement touché la sexualité, mais aussi la culture, la politique et l'économie.
Nous avons une histoire et une tradition propre que nous devons rédecouvrir. Nos ancêtres avaient réussi à conjuguer leur foi avec leurs besoins charnels.
En occident, la libéralisation économique a transformé le sexe en un bien de consommation comme un autre. La libération sexuelle a crée des esclaves du sexe. Le monde arabe doit-il forcément suivre le même chemin?
Le terme de «liberté sexuelle» n'a pas le même sens en Orient et en Occident. Par exemple, les revendications des hommes et femmes homosexuels sont très éloignées de l'activisme LGBT occidental. Ils ne réclament pas la liberté de faire leur «coming out», mais simplement la liberté de disposer de leur corps, une fois la porte fermée! L'échec des islamistes en Egypte et Tunisie a déclenché un débat sur l'islam et la place qu'il doit prendre dans la vie publique. Il y a des associations qui essaient d'ouvrir le débat sur l'IVG. Mais on ne parle pas de «légalisation» de l'avortement, plutôt de libéralisation dans des cas précis. Je crois qu'il ne faut pas chercher à affronter la société comme le font les Femen car cela déclenche la réaction des conservateurs, mais pas seulement. Les avant-gardes, qui étaient au cœur de la contestation politique, ont également rejeté ce mode d'action. Les gens doivent trouver leur voie petit à petit. Je crois que le chemin suivi par l'Occident n'est pas incontournable et il n'est pas obligatoire que nous arrivions à la même destination. Le défi est d'ancrer dans nos sociétés la liberté de choix individuel et d' informer. Nous avons une histoire et une tradition propre que nous devons rédecouvrir. Nos ancêtres avaient réussi à conjuguer leur foi avec leurs besoins charnels. Il faut recréer un modèle positif de sexualité adapté à notre époque.
5 Commentaires
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En Mai, 2014 (02:04 AM)Lolou moy aduna : Nous demandons Notre part ici bas et a l'au-delà. amine
Senegal En Danger
En Mai, 2014 (03:41 AM)Gnasset Ndoye
En Mai, 2014 (11:01 AM)@gnasset Ndoye
En Mai, 2014 (12:29 PM)Bro
En Mai, 2014 (15:42 PM)Par contre , il y a une sorte de banalisation , un manque d attrait par conséquent un manque de respect vis à vis d elles dans les pays ou elles se promènent avec une grande partie de leur anatomie exhibée .
Senegalaisement
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