Identification d'un ennemi extérieur, repli identitaire, patriotisme émotionnel... sont souvent à l'origine du déclenchement d'une guerre.
Derrière l'apparente provocation que recèle cette question se cache une réflexion vieille de plus d'une décennie. Cette interrogation a été portée par l'un des plus grands sociologues anglais, Stephen Mennell, dans son ouvrage majeur The American Civilizing Process (Le processus américain de civilisation) qui se veut être la contrepartie nord-américaine des travaux de Norbert Elias, écrivain et sociologue allemand, sur l'Europe et son propre processus de civilisation.
La théorie de Norbert Elias s'inscrit dans le long terme et explique comment les individus ont progressivement intégré les contraintes et maîtrisé leurs pulsions sous l'effet de la construction de l'État moderne. Les préceptes éliassiens évoquent des fonctions relatives à l'économie et au savoir, et aussi au contrôle de la violence et à l'acquisition de l'autocontrôle.
Si l'on fait, comme certains de ses contempteurs, une lecture partielle de l'œuvre, on serait tenté de croire que les sociétés humaines adoptent un processus unilinéaire de pacification. Une controverse sociologique mis en cause par les thèses du sociologue allemand au regard de la montée du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale. Norbert Elias, qui avait perdu sa mère à Auschwitz, n'ignorait évidemment rien de la monstruosité du nazisme et c'est dans Studien über die Deutschen (Les Allemands: Lutte de pouvoir et développement de l'habitus aux XIXe et XXe siècles) qu'il introduit le concept de décivilisation. Dans son ouvrage, similairement, Stephen Mennell émet une hypothèse lourde de conséquences pour les États-Unis et le reste du monde…
La république de Weimar face à la décivilisation
Pour comprendre le phénomène de décivilisation qui a frappé l'Allemagne post 1918, Norbert Elias resitue les événements dans le temps long de l'histoire du pays. Il rappelle que, morcelée en une myriade d'États, l'Allemagne ne pesait que très peu dans le jeu des nations européennes. Une réalité qui a contribué à enraciner un profond sentiment d'infériorité dans la population. Son unité, en 1871, s'est faite par la guerre sous l'impulsion de la noblesse et non de la moyenne bourgeoisie. Cette dernière fut reléguée à une place de second rang, mais le nationalisme et la fierté d'une Allemagne, aspirant à un premier rôle européen sinon mondial, la restaura dans une vocation continentale et planétaire hégémonique.
Les codes aristocratiques, dont le militarisme le plus exacerbé, imprégnèrent progressivement la société tandis que ses partisans tenaient les rennes de la haute administration et de la hiérarchie militaire. Norbert Elias, qui vécut sous le Kaiserreich (le Reich allemand est le régime politique de l'Allemagne de 1871 à 1918), savait sans doute mieux que quiconque à quel point la guerre et la violence étaient portées aux nues par le régime wilhelmien conduit par l'empereur Guillaume II.
Universitaires, corporations étudiantes, femmes et hommes écrivains de littérature populaire furent aux avant-postes. Cette vision de l'Allemagne fut portée par les jeunes soldats de 1914, jusqu'au moment où, à bout de souffle, l'Allemagne du Kaiser s'effondra. Ce qui entraîna la totalité de son establishment dans sa chute et laissa les groupes sociaux et politiques qui le soutenaient nourrir une terrible rancune contre la République parlementaire et contre les groupes subalternes –dont la population juive– qui prenaient une part active à la nouvelle vie démocratique.
À l'origine du mal
Sur les décombres de l'ancien empire pullulent alors les Corps francs, groupes civils ou militaires de combattants, qui vont assassiner les militants Spartakistes –de gauche mais aussi parlementaires, parfois libéraux. Les milieux estudiantins fournirent, avec le milieu des officiers, le gros des troupes de ces Corps francs. Répudiant une république parlementaire incapable de prévenir, à leurs yeux, le danger d'une révolution bolchévique, danger dont la perception est décisive dans le destin de l'Allemagne, ils tentèrent un coup d'État puis menèrent une guérilla sanglante sur la Baltique contre les bolchéviques. Ils léguèrent à l'Allemagne des années 20 et 30 une barbarisation et une brutalisation sans commune mesure, installant dans les esprits qu'un ennemi de l'Allemagne devait simplement être éliminé.
Le pire, en l'occurrence Hitler, n'est possible qu'au terme d'un long processus.
Norbert Elias démontre, in fine, que le pire –en l'occurrence Hitler– n'est possible qu'au terme d'un long processus. Les codes de l'Allemagne wilhelmienne furent reconvertis, extrapolés et investis d'abord dans une violence extra-étatique d'une rare intensité par des individus ou des groupes sociaux qui se seraient contentés, en cas de victoire, de soutenir avec discipline l'ordre existant. Au lieu de cela, les nationaux allemands firent l'apologie du meurtre.
C'est cependant l'immense peur du danger bolchévique et révolutionnaire qui fit émerger des codes qui furent récupérer par les nazis.
De la défiance au patriotisme
Stephen Mennell, qui est, rappelons-le, l'un des membres les plus éminents de l'école sociologique éliassienne, ne manque pas de faire le parallèle entre l'Allemagne de 1919 et… les États-Unis post-11 septembre 2001. Le mirage de l'immédiateté fait souvent penser que tout aurait commencé avec l'élection de Donald Trump en 2016, or l'actuel président a simplement su capter une forme de honte rageuse d'une partie du peuple américain quant au danger considéré comme imminent et imprévisible planant sur les États-Unis.
On remarquera évidemment qu'en avant-garde du trumpisme ce sont les classes moyennes américaines qui furent les plus impliquées dans les Tea Parties, ces groupes enclins à un nationalisme empreint d'isolationnisme et d'idéologie libertarienne, considérant Washington DC comme un repère de traître. On reconnaît ici les traits qui furent caractéristiques de la moyenne bourgeoisie allemande jugeant la république parlementaire née à Weimar comme un foyer de traîtrise et de honte pour le pays. Évidemment, le processus de civilisation américain est radicalement différent de celui que nous avons connu en Europe de l'Ouest, impliquant un habitus lui aussi foncièrement différent de celui que portent les habitant·es de nos pays.
L'individu américain s'est trouvé d'abord pleinement acteur de la construction nationale des États-Unis, avec ce que cela comprend de crimes commis contre les indigènes préalablement établis sur le territoire. Puis le processus s'est poursuivi avec une forme de domination exercée sur de larges pans du monde. La place de l'individualisme, extrêmement valorisé depuis les origines du pays et davantage encore depuis les années Reagan, a eu pour mérite d'équilibrer les rapports gouvernants-gouvernés. Cependant, il a aussi permis à une forte minorité d'Américain·es de se rétracter sur leur propriété et leur famille (au sens des Tea Parties) et de faire preuve de défiance à l'égard de l'État. Dans le même temps, le patriotisme américain s'est avéré particulièrement émotionnel, voire presque seulement émotionnel. Or, comme l'avait déjà montré Stephen Mennell, ce type de patriotisme est celui qu'on retrouve dans la plupart des guerres civiles.
Effondrement
Le 11 septembre 2001 a signifié au sein de groupes toujours plus nombreux l'essor d'une rage honteuse. Un sentiment liée à l'émergence d'un danger extérieur jusqu'alors non envisagé et à des peurs soustrayant la confiance de beaucoup de citoyen·es américain·es en leur État et en le destin de leur pays, pourtant éléments fondamentaux depuis les origines des États-Unis. La réaction de la présidence Bush fut, on le sait, spectaculaire. Si l'intervention en Afghanistan se justifiait par la complicité du régime taliban avec Al-Qaïda, l'adoption de la stratégie de défense nationale marqua une rupture dans l'histoire des États-Unis.
À partir du 11 septembre 2011, plusieurs phases de brutalisation des codes communs à la population américaine et de l'action extérieure des États-Unis ont pavé de bons sentiments néo-conservateurs aux pratiques dramatiquement néfastes sur le chemin du trumpisme. Les néo-conservateurs jouent un rôle important dans cette aventure alors qu'ils préfèrent désormais Biden à Trump. Du très belliciste Robert Kagan, glorifiant une Amérique «Mars» et flétrissant une Europe «Vénus» à Norman Podhoretz, apôtre de la «IVe guerre mondiale» en passant par Bill Kristol, intellectuel engagé contre Trump, tous s'engagent contre le président élu en 2016, sans faire amende honorable sur leurs choix respectifs.
Le 11 septembre 2001 a signifié au sein de groupes toujours plus nombreux l'essor d'une rage honteuse.
Ainsi, l'expérience Trump, fondée sur les dérives –compréhensibles au regard de l'histoire du pays– de nombre de Républicains et de Démocrates, ainsi que sur l'évolution d'une partie importante de la société américaine, survivra-t-elle en tant que facteur premier de décivilisation à la présidence? Il reste aux partenaires et aux amis historiques des États-Unis d'en prendre la mesure.
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