Face à des États-Unis inflexibles, le géant chinois des télécoms s'affaire à mettre au point des stratégies de résilience.
Plusieurs pays émergents tels que l'Inde ou le Vietnam ont déjà calqué la décision américaine de prendre leurs distances avec l'entreprise chinoise spécialiste des télécommunications Huawei, qui sera dorénavant privé des services de Google –un défi de plus pour le numéro deux sur le marché des smartphones.
Bercy semble prendre le pli. Ainsi, selon un article du journal les Échos du 22 juillet, «la France organise à son tour la sortie progressive de Huawei du marché de la 5G». De son côté, la Maison-Blanche a ajouté deux autres firmes chinoises, TikTok et WeChat, à sa liste noire.
Guerre commerciale
La stratégie de sécurité nationale américaine de 2017 cite la Chine (avec la Russie) comme un «concurrent stratégique» défiant la puissance, l'influence et la sécurité des États-Unis.
La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, déclenchée en mars 2018 avec des hausses significatives des droits de douane américains sur des produits chinois comme l'acier est rapidement suivie par des contre-mesures chinoises.
Le plan stratégique Made in China 2025, visant les technologies de pointe (pharmacie, IT, spatial, robotique, etc.), inquiète également les États-Unis, qui y voient une «agression économique» et une menace en matière de technologies et de propriété intellectuelle.
Huawei et ZTE, les leaders chinois des télécommunications, font l'objet depuis 2012 de commissions d'enquête parlementaires américaines, centrées sur les risques que leurs équipements pourraient faire courir à la sécurité nationale.
Un rapport annuel au Congrès en 2018 met aussi en relief les avancées des deux entreprises en matière de dépôt de brevets et de déploiement de réseaux 5G. Leur boycott est alors rapidement organisé par la Maison-Blanche, avec le soutien de la majorité du Congrès.
Le 1er décembre 2018, Meng Wanzhou, directrice financière et fille du fondateur de Huawei, est arrêtée à Vancouver à la demande d'un tribunal américain: la société est soupçonnée d'avoir violé les sanctions américaines contre l'Iran. Huawei aurait vendu des équipements télécoms à l'Iran par le biais de sa filiale Skycom.
Meng Wanzhou lors de son procès devant la Cour suprême de Colombie-Britannique, le 23 janvier 2020 à Vancouver.
En mai 2019, Huawei est placée sur la liste noire (Entity List) du département du Commerce, ce qui interdit aux entreprises américaines de travailler avec elle, sauf obtention préalable d'une licence.
Ces sanctions seront prorogées jusqu'en mai 2021, et les alliés des États-Unis sont invités à adopter des mesures similaires. Il s'agit en premier lieu des quatre autres pays de l'alliance des services de renseignement Five Eyes: l'Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni.
L'Union européenne, également sollicitée, a réagi avec des nuances: il n'y aurait pas d'embargo absolu mais le développement d'un ensemble de mesures techniques précises, la toolbox, visant à assurer la sécurité du déploiement des réseaux 5G.
L'effet extraterritorial des sanctions américaines permet d'élargir l'embargo aux entreprises étrangères utilisant du matériel ou des logiciels américains. Huawei perd ainsi l'accès au marché de la 5G aux États-Unis et dans une partie du monde, mais aussi l'un de ses plus grands fournisseurs de semi-conducteurs de dernière génération, la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), dont le siège social et la majorité des usines sont à Taïwan mais la clientèle est mondiale. La firme perd enfin le droit de se servir pour ses smartphones du Play Store de Google et de ses applications les plus populaires: Gmail, Maps, YouTube, etc.
Plan B
Au lendemain de la décision d'embargo en mai 2019, le fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, fait part de la nécessité pour l'entreprise de se mettre en ordre de bataille pour assurer sa survie.
Teresa He Tingbo, présidente de HiSilicon, la filiale semi-conducteurs de Huawei, mentionne de son côté l'existence d'un plan B et le début d'une «Longue Marche» pour rendre la firme indépendante des technologies américaines.
Huawei a d'abord négocié avec ses fournisseurs américains et internationaux pour préserver au maximum, à court terme, les transactions non encore couvertes par l'embargo.
Puis, dans le domaine des semi-conducteurs, ne pouvant plus être livré par TSMC, l'entreprise s'est tournée vers d'autres fournisseurs: le coréen Samsung, son concurrent dans les smartphones, et la Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC), leader chinois dans le secteur. SMIC, basée à Shanghai, est poussée à accroître très vite ses investissements dans le haut de gamme.
Atouts à jouer
Huawei a été obligée de construire pour sa nouvelle génération de smartphones P40 une suite d'applications propres concurrente de celles de Google Play Store et d'Apple.
Nommée AppGallery, elle n'offre pas pour le moment les applications très populaires en Europe comme Facebook, Instagram, Twitter ou WhatsApp, mais les développeurs d'application sont attirés par les quelque 700 millions de client·es de smartphones Huawei. On peut déjà noter déjà la présence dans AppGallery d'Adidas, Booking, Deliveroo, Deezer, JD Sports, Ryanair, Trainline, Opera, Viber et bien sûr Tik Tok.
Face aux sanctions américaines, Huawei, cinquième investisseur mondial en termes de R&D, s'appuie sur ses capacités propres d'innovation, mais aussi sur la motivation de ses équipes. Entreprise privée depuis sa création, elle appartient en totalité à ses employé·es. Il s'agit d'un actionnariat salarié du type Employee Stock Ownership Plan, qui existe aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Quelque 100.000 employé·es reçoivent des actions virtuelles de la société en fonction de leurs performances. La valeur de ces actions est calculée sur la valeur des actifs nets de Huawei et peut représenter des montants substantiels par rapport au salaire de base.
Au siège de Huawei à Shenzhen, le 19 mai 2020.
Pour défendre ses positions, Huawei compte enfin sur la qualité de ses relations avec les opérateurs téléphoniques internationaux et la confiance des usagèr·es.
La firme cherche à éviter au maximum d'être un enjeu de politique internationale, mais le chemin est étroit, car au niveau des gouvernements, la politique étrangère et les accords de défense peuvent facilement prendre le pas sur l'économie.
Opportunités et incertitudes
La stratégie globale de Huawei en 2018 et 2019 a permis à l'entreprise de continuer à croître sur le marché de la 5G en Chine et dans une série d'autres pays, comme l'Afrique du Sud, le Maroc, la Russie, le Kazakhstan, l'Arabie saoudite, la Turquie et l'Indonésie, à progresser sur le marché des smartphones face à Samsung et Apple grâce à ses nouveaux produits, et à élargir son portefeuille d'activités dans l'intelligence artificielle, le cloud ou la voiture connectée.
En 2019, Huawei a lancé la commercialisation d'une nouvelle génération de puces destinées aux serveurs informatiques, pour servir ses propres besoins et ceux de sa clientèle. La puce Ascend 910 est par exemple dédiée aux calculs des algorithmes d'intelligence artificielle dans les centres de données.
En matière de voitures connectées, l'entreprise travaille avec les grands industriels chinois, dont FAW, SAIC et Dongfeng Motors. Le groupe français PSA, qui collabore avec Huawei depuis 2017, a fait savoir en mars dernier qu'il pourrait revoir sa position si les États-Unis en faisaient une condition préalable à la fusion avec Fiat Chrysler.
Cependant, l'escalade des sanctions américaines en 2020 contre les firmes high-tech chinoises est une source de grande incertitude. S'agit-il d'une posture de l'administration américaine pour pouvoir négocier plus tard en position de force, ou au contraire d'une volonté radicale de rupture et de découplage des économies américaine et chinoise?
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