L'explosion du port de Beyrouth, au Liban, le 4 août 2020, a exacerbé une crise économique et financière d'une ampleur inédite. Un an plus tard, alors que de nombreuses familles plongent dans la précarité, la tentation de quitter le pays se fait de plus en plus forte. Témoignages.
À la fin du mois d'août, Fouad et sa famille quitteront le Liban pour Paris. Cet entrepreneur dans les nouvelles technologies a pris sa décision il y a un an, le 4 août 2020. Ce jour-là, 2 750 tonnes de nitrate ont explosé dans le port de la capitale, Beyrouth. En quelques secondes, l'onde de choc a fait 218 morts, 7 000 blessés, et détruit une grande partie de la ville.
Peu après la déflagration, Fouad, secouriste volontaire pour la Croix-Rouge depuis plus de 30 ans, avait accouru pour apporter son aide dans le quartier de Gemmayzé, cœur culturel très fréquenté de la ville, situé à seulement quelques mètres du lieu du drame.
Au moment où il recherchait les survivants dans les décombres et aidait à soigner les blessés, il explique avoir eu une "révélation". "J'ai compris que rien, ici, ne changerait jamais", témoigne-t-il, auprès de France 24. "Cette explosion a été le coup de grâce".
Âgé de 51 ans, ce père de trois enfants a grandi pendant la guerre civile qui a frappé le pays entre 1975 et 2000. "Toute mon enfance, j'ai entendu mes parents dire que la situation allait s'améliorer, 'la semaine prochaine', 'l'année prochaine', que 'ce délégué international était venu', que 'les Nations unies étaient venues', ou que je ne sais pas 'quelle armée était venue' et 'qu'on allait retrouver notre Liban'", raconte-t-il. Et de marteler : "On ne peut pas faire vivre à nos enfants ce que nous avons vécu pendant ces années de guerre."
La crise économique et financière actuelle est la plus grave depuis 150 ans selon la Banque mondiale. Tandis que le pays connaît un taux de chômage record, la livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur face au dollar, entraînant une envolée des prix des produits de consommation. Selon la Banque mondiale, plus d'une personne sur deux vit ainsi désormais sous le seuil de pauvreté.
Depuis un an, le quotidien de Fouad est ainsi rythmé par des files d'attente interminables pour récupérer de l'essence ou des médicaments. Les coupures de courant sont quasi quotidiennes.
"Beaucoup envisageaient déjà de partir avant le 4 août 2020, mais l'explosion aura été l'élément déclencheur décisif", explique-t-il. "Ceux qui en ont les moyens l'ont déjà fait. Les autres suivront bientôt", estime-t-il.
"Sans compter que les professeurs et les médecins partent aussi. Cela veut dire que les services de santé et le système scolaire vont continuer à se dégrader", plaide-t-il encore.
"On manque de tout"
Chaque jour, la page Facebook, LibanTroc, créée par Hala Dahrouge, est inondée de témoignages de personnes qui n'ont plus d'accès à l'électricité, qui ne parviennent plus à nourrir leur famille ou qui sont expulsées de chez elles car elles ne peuvent plus payer leur loyer. "C'est affreux, c'est horrible ce qu'il se passe… On manque de tout", raconte-t-elle à France 24.
En décembre 2019, après quelques mois de crise économique, cette femme de 42 ans avait lancé un groupe de troc sur le réseau social. Au départ destiné principalement à contourner les taux de change exorbitants entre les dollars américains et les livres libanaises, il n'a cessé de gagner en popularité, représentant un dernier recours pour certaines familles incapables de joindre les deux bouts.
Hala Dahrouge, 42, créatrice d'un réseau de troc en ligne, LibanTroc
Le groupe, qui comptabilise maintenant pas moins de 73 000 membres selon Hala, ne se cantonne plus uniquement au troc de biens de consommations. Grâce à un réseau de volontaires et des dons, majoritairement de Libanais expatriés, le réseau peut, par exemple, aider à trouver du travail, donner des conseils pour lancer son commerce ou encore offrir de l'aide à des sans-abri.
"LibanTroc, c'est ma dose quotidienne de positivité", affirme Hala. Mais depuis quelque temps, cette mère de famille de trois enfants confie, elle aussi, penser à quitter le pays, fatiguée de cette crise qui n'en finit pas. Ancienne rédactrice et productrice de contenus dans la publicité, elle a progressivement perdu tous ses clients à cause de la crise. Alors, parfois, elle envisage d'envoyer son CV pour trouver un travail à l'étranger.
"Tout le monde est déprimé et épuisé. On est tous en mode survie. On ne voit pas la lumière au bout du tunnel", témoigne-t-elle, avant de déplorer : "mais dès que je pense à quitter le Liban, je veux pleurer. J'aime mon pays. J'aime les Libanais…"
Cependant, quand bien même elle prendrait cette décision, cela semble concrètement impossible. Pour cause, toutes ses économies, mises de côté pour l'éducation de ses enfants, sont bloquées sur ses comptes, sa banque n'ayant plus les réserves nécessaires pour les lui rendre. Elle ne peut ainsi retirer qu'une petite quantité d'argent liquide par mois.
"Un état dépouillé"
Des histoires comme celle de Fouad et Hala, il en existe des milliers dans la classe moyenne libanaise. La crise financière n'a cessé de creuser les inégalités dans le pays : les personnes payées en livres libanaises plongent progressivement dans la précarité tandis que l'élite payée en dollars reste dans une bulle dorée. De plus, les dirigeants libanais ont fait sortir clandestinement leur argent du pays au moment où la crise économique a démarré.
"Ils voyagent, profitent des vacances et de grands mariages à l'étranger alors que la population fouille les poubelles", raconte Hala avec dégout. "Ce sont des monstres".
L'argent est dans des banques, aux États-Unis, en France ou en Suisse. Rendez-nous notre argent !", s'énerve Maya Ibrahimchac, 48 ans, fondatrice de l'ONG Beit el Baraka, située à Beyrouth.
"Le Liban n'est pas un état en faillite, c'est un état dépouillé de son argent."
Maya Chams Ibrahimchah, créatrice de l'ONG Beit el Baraka en février 2019
En février 2019, cette ONG locale avait mis en place un petit supermarché gratuit pour les personnes défavorisées. À son ouverture, elle aidait 228 familles. Six mois plus tard, le chiffre avait grimpé à 175 000 personnes. "Les gens tombaient comme des mouches", se souvient Maya Ibrahimchac. "C'était horrible. On voyait les gens perdre leurs revenus, leur dignité, tomber dans la précarité alimentaire… Et ce n'était que le début."
Au lendemain de l'explosion à Beyrouth, l'ONG s'était immédiatement engagée dans une course contre la montre pour réhabiliter des logements et soutenir la population. Au total, à elle seule, elle a permis la reconstruction de 3 011 domiciles.
Grâce à l’aide d’associations comme celle-ci, certains sinistrés ont pu rebâtir leur maison et des commerces ont pu rouvrir. De quoi pallier un État aux abonnés absents qui n'a adopté aucun plan de reconstruction de la capitale. "La société civile a compensé un gouvernement défaillant", estime Maya.
Si elle comprend que certaines familles envisagent de partir "pour sauver leur vie", elle regrette que d'autres, plus aisées, prennent la même décision. "Pourquoi ne pas attendre un an ? Nous devrions avoir des élections en juin, ou en juillet si elles sont décalées. Pourquoi ne pas attendre quelques mois ?" interroge-t-elle, assurant qu'elle, pour sa part, "n'ira nulle part".
"La citoyenneté, c'est comme le mariage. C'est pour le meilleur et pour le pire. Et lorsqu'on est dans le pire, il faut essayer d'améliorer les choses." Et de conclure : "Comment va-t-on réparer ce foutu pays si tout le monde s'en va ?"
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