En voulant empêcher Sonko d’être candidat en 2024, le président a créé les conditions pour ne pas l’être lui-même. La vraie défaite des auteurs de l’affaire du Sweet Beauté, c’est cette clarification politique majeure.
Entretien avec Boubacar Boris Diop
Il y a juste un mois, nous recevions l’écrivain Boubacar Boris. De cette rencontre est sortie un entretien largement apprécié et plébiscité par nos lecteurs. La densité de la réflexion, la profondeur de l’analyse et la portée de la prospective avaient séduit. C’est pourquoi, dés l’éclatement de l’affaire Sonko/Adji Sarr, suivi par des manifestations aussi subites qu’immenses dans tout le Sénégal, cette phrase de Boris a fait tilt dans notre esprit: « les sociétés humaines peuvent n’avoir aucune conscience de leurs propres mutations ». Suffisant, pour qu’on décide de le rencontrer à nouveau. Avec une courtoisie marquante, le penseur s’est volontiers plié à notre jeu de questions/ réponses sur l’affaire Sonko et ses conséquences. Interview au pas de charge.
Kirinapost : Le feuilleton Oumane Sonko/Adji Sarr a déclenché une vague de manifestations monstre au Sénégal…l’ampleur a surpris…
Boubacar Boris Diop : Oui, les Sénégalais ont une certaine tendance à s’autoflageller, se décrivant volontiers comme un peuple aussi corrompu que ses dirigeants. Les événements en cours montrent que cette sévérité, c’est simplement du dépit amoureux. Chaque peuple souhaite le meilleur pour lui-même et essaie de placer le plus haut possible la barre de ses rêves. À mon avis, nos hommes politiques sont ceux qui le comprennent le moins. Wade et Sall, on les avait élus pour qu’ils mettent le pays au travail, réduisent les inégalités et montrent autant de respect pour les institutions démocratiques que pour les populations. En somme, le message était : « faites-nous souffrir au besoin, on va l’accepter car ce sera bénéfique pour les générations futures ». Cela impliquait, entre autres, de poser des actes symboliques forts dont ils se sont dispensés. Encore plus que Wade, son successeur a cru que l’on attendait de lui des aéroports, des stades ou ce TER qui a quelque chose de surréaliste. Si la jeunesse se reconnaît autant aujourd’hui dans le discours d’un Sankara ou d’un Cheikh Anta Diop, c’est qu’ils étaient à la hauteur de cette exigence d’éthique, d’équité et de souveraineté. Ousmane Sonko, à qui les événements en cours ont très vite donné une dimension nouvelle, s’inspire d’eux et cela en fait peu à peu un politique pas comme les autres. »
Dans une récente interview ici même, vous mettiez en exergue l’histoire de ce digne taximan qui avait restitué à un client tunisien l’argent qu’il avait oublié dans sa voiture. Et vous mettiez en évidence le fait que « les dérives des politiciens ne disent rien de l’âme d’un peuple. » Sous ce rapport on peut dire que vous n’avez pas été surpris de l’attitude de Ndeye Khady Ndiaye (propriétaire du salon de massage) et du Capitaine Oumar Touré (enquêteur)
Boubacar Boris Diop: « Oui, un taximan du nom de Bâ, qui a restitué au président d’une équipe tunisienne de foot, par ailleurs architecte, les sept millions oubliés dans sa voiture sur le trajet menant de l’aéroport de Yoff au Novotel. Une belle histoire, puisque les deux hommes ont tissé à partir de là une relation amicale très forte. Le « Tous pourris », est beaucoup trop simpliste, comme le montre cet exemple. De ce point de vue, le comportement du Capitaine Oumar Touré mérite réflexion. Un officier de gendarmerie qui était il y a seulement trois semaines de l’autre côté de la barrière s’est brusquement mis à critiquer publiquement le régime de Macky Sall au nom de sa conscience. Même s’il reste une exception, son cas illustre le profond malentendu entre nos dirigeants et nous. Cela reflète peut-être aussi un hiatus intergénérationnel. Le Capitaine Touré, né en 1988 ou 1989, s’identifie peut-être davantage aux protestataires pro-Sonko qu’à la vieille garde politicienne, toutes nuances idéologiques confondues. Les moments de fraternisation, notés au bout de quelques heures entre éléments des forces de l’ordre et manifestants disaient sans doute quelque chose ce hiatus. Cela devrait être médité par tous ceux qui aspirent à nous diriger. Les policiers, gendarmes et loyaux fonctionnaires ne sont plus une masse de manœuvre dont l’autorité politique peut disposer au détriment de l’ensemble de la population. On peut dire, même en refusant de se faire trop d’illusions, que c’est un pas dans la bonne direction…
…Quant à Ndèye Khady Ndiaye, la propriétaire du Sweet Beauté, je suis impressionné, chaque fois que je l’écoute, par la clarté et la fermeté de son témoignage. Ousmane Sonko lui doit une fière chandelle. Si elle avait accepté de jouer le jeu des comploteurs, la position du leader de Pastef aurait été intenable. Cela dit, elle est à mes yeux la principale victime de cette affaire, une jeune mère de famille qui essaie de gagner sa vie à la sueur de son front par le biais d’un commerce tout à fait légal et qui voit des années de labeur anéanties d’un moment à l’autre par des gens surtout aveuglés par leur haine de Sonko et qui prennent les Sénégalais pour des demeurés. Je crois que les défenseurs des droits des femmes – et des droits de l’homme en général – auraient dû se montrer plus sensibles au sort de Ndèye Khady Ndiaye. Sonko, lui au moins, sort renforcé de cette histoire et en tant qu’acteur politique de premier plan il est de toute façon préparé à recevoir des coups, mais cette dame, elle, sa vie a été injustement bouleversée, ce qui lui arrive est profondément injuste, insupportable. »
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