Si l'examen du texte a été repoussé sine die, l'idée d'un "passeport sanitaire" reste dans l'air du temps, au grand dam de tous ceux qui dénoncent l'avènement d'une "dictature sanitaire". Pour ses détracteurs, la mesure reviendrait à rendre obligatoire un vaccin dont le gouvernement n'a pourtant cessé de répéter qu'il ne le serait pas ; il contreviendrait aussi au respect des libertés, voire des données personnelles. Mais ce "passeport vaccinal" pourrait-il seulement voir le jour légalement en France ? En pleine épidémie, le sujet est d'autant plus explosif que 59% des Français n'ont pas l'intention de se faire vacciner, selon un sondage Ifop réalisé fin novembre pour Le JDD.
Peut-on imaginer conditionner l'accès à certains lieux ou à certains services à l'obligation d'être vacciné contre le Covid-19 ? "En l'état actuel du droit, la réponse est oui pour les moyens de transports", juge Xavier Bioy, professeur de droit public à l'université de Toulouse. "Dans le cadre de l'état d'urgence, la disposition qui est dans le Code de la santé dit que le Premier ministre peut régler l'accès aux transports publics. Sans autres précisions. Pour le reste, dans le droit actuel, il n'y a rien."
Pour instaurer ce "passeport vaccinal", il faudrait donc passer par une nouvelle loi. Nicolas Hervieu, juriste en droit public et enseignant à Sciences Po et à l'université d'Evry, n'y voit "pas d'obstacles juridiques majeurs", même s'il reconnaît que la question fait débat au sein de la communauté des juristes. Serge Slama, professeur de droit public à l'université de Grenoble-Alpes, considère lui aussi qu'une telle mesure pourrait être "conforme aux droits fondamentaux, mais à certaines conditions assez exigeantes".
"Le principe même de conditionner l'accès à certains services ou à certains lieux au fait d'être obligatoirement vacciné est possible dans notre droit."
Nicolas Hervieu, juriste en droit public
"Les obligations vaccinales dans certains domaines sont admises par la jurisprudence", rappelle Serge Slama. Que ce soit par le Conseil constitutionnel ou par le Conseil d'Etat. Pour être inscrits à l'école, les enfants doivent ainsi être vaccinés contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite. De même, la vaccination contre la fièvre jaune est obligatoire pour se rendre ou pour vivre en Guyane. L'exercice de certaines professions médicales est également soumis à une obligation vaccinale pour l'hépatite B, la typhoïde, la diphtérie, le tétanos ou la poliomyélite.
"On peut envisager une telle obligation pour le Covid-19, estime Nicolas Hervieu. On a subi ces derniers mois des restrictions de libertés massives liées à l'épidémie, mais ce serait la première qui toucherait à l'intégrité physique, parce qu'elle forcerait indirectement des personnes à se faire vacciner. Les garanties doivent donc être beaucoup plus strictes." "L'une des conditions posées est d'être très clairement informé sur les risques du vaccin. Il doit y avoir un rapport bénéfice-risque très clair", objecte toutefois Serge Slama. Selon lui, ce point pourrait donner lieu à des débats juridiques concernant les nouveaux vaccins développés pour combattre le Covid-19.
La création d'un "passeport sanitaire" se heurte toutefois à un premier obstacle de taille. "Interdire l'accès à une longue liste de lieux ou de services – sans distinguer d'ailleurs services publics et lieux privés – à toute personne non vaccinée, cela revient à créer une obligation vaccinale", résume Xavier Bioy. Problème : le vaccin contre le Covid-19 n'est pas obligatoire. Or, "il faut d'abord décider qu'un vaccin est obligatoire pour décider ensuite qu'il y a des sanctions pour ceux qui ne se font pas vacciner".
Au lendemain de la présentation du projet de loi, Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille, y voyait lui aussi une "incohérence" juridique de taille. "Les actes quotidiens de la vie vont requérir le vaccin, si bien que, en réalité, il sera obligatoire sans le dire. C'est cette incohérence, ou le caractère excessif des restrictions de la liberté d'aller et venir et de la liberté individuelle, qui pose problème dans cet article" du projet de loi.
Deuxième écueil sur sa route : le "passeport sanitaire" ne peut être instauré tant qu'il existe une inégalité des citoyens face à l'accès au vaccin. Or la stratégie adoptée par le gouvernement pour sa campagne de vaccination donne la priorité aux personnes âgées dépendantes, puis aux personnes présentant des facteurs de risques liés à leur âge ou à leur pathologie chronique, puis au reste de la population, en fonction des tranches d'âge, le tout s'échelonnant sur plusieurs mois.
"Il faudrait que le vaccin soit réellement accessible à tous et toutes, fait observer Serge Slama. Tant que ce n'est pas le cas, les pouvoirs publics ne peuvent décider de permettre le retour à la vie normale à ceux qui sont vaccinés ou immunisés, alors que les autres resteraient privés d'activités collectives, sous couvre-feu ou confinés." "Ce serait trop discriminatoire", appuie Nicolas Hervieu.
Troisième contrainte : "Il faut prévoir des dérogations pour ceux qui, médicalement parlant, ne peuvent pas se faire vacciner, parce qu'ils ont des contre-indications", pointe Nicolas Hervieu. "Il ne faudrait pas les défavoriser. ll y aurait un risque de rupture d'égalité à leur égard", confirme Serge Slama. "Par principe, on ne peut pas interdire l'accès à un service pour des raisons de santé ou une question de handicap", rappelle Xavier Bioy.
"Il ne faut pas confondre le droit commun avec le régime d'exception dans lequel nous vivons, nuance toutefois l'universitaire. Rien ne dit que l'état d'urgence en vigueur jusqu'en avril 2021 ne sera pas prorogé une nouvelle fois et, dans ce cadre-là, la discrimination est bien secondaire." Le projet de loi du gouvernement tente en outre de créer un autre régime que l'état d'urgence sanitaire, celui des urgences sanitaires, qui lui permettrait de conserver des mesures d'exception, relève Xavier Bioy.
Quatrième chausse-trappe : le champ d'application. Il ne suffit pas qu'une loi dise qu'on peut exiger d'un usager ou d'un client qu'il présente la preuve de sa vaccination, encore faut-il qu'un décret détermine la liste précise des lieux et services autorisés à le faire. S'agirait-il des lieux culturels, des administrations, des transports, de tous les commerces "essentiels" comme "non essentiels" ? Dans ce dernier cas, "ce serait impossible", tranche Nicolas Hervieu. "Vous empêcheriez des gens de subvenir à des besoins fondamentaux parce qu'ils ne sont pas vaccinés, donc vous les contraignez à se faire vacciner." Or, une fois de plus, ce vaccin n'est pas obligatoire.
Le Conseil d'Etat serait immanquablement saisi du décret d'application de la loi et pourrait le retoquer, remarque Xavier Bioy. Dans un avis rendu sur le projet de loi, la plus haute juridiction administrative a d'ailleurs déjà prévenu que "sans être par elle-même assimilable à une obligation de soins, une telle mesure peut, si notamment elle conditionne la possibilité de sortir de son domicile, avoir des effets équivalents et justifie, à ce titre, un strict examen préalable de nécessité et de proportionnalité, dans son principe comme dans son étendue et ses modalités de mise en œuvre, au vu des données scientifiques disponibles". Et elle invite "à préciser la nature des activités ou lieux concernés", ainsi que les "catégories de personnes (...) concernées".
Cinquième limite : les modalités de contrôle. "Comment, concrètement, prouve-t-on qu'on est vacciné et qui peut le contrôler ? interroge Nicolas Hervieu. Cela touche à des données personnelles de santé qui sont particulièrement protégées. Cela pose la question de savoir si le moindre commerçant pourra s'ingérer dans votre vie personnelle pour déterminer si vous êtes vacciné ou non et, si vous ne l'êtes pas, pour quelle raison."
Le juriste met en garde contre le caractère "très intrusif" d'une telle mesure et contre les "grands risques de discriminations fondées sur la situation de santé" auxquels elle expose les Français. "Si vous n'êtes pas vacciné, vous pourriez être contraint d'indiquer au commerçant que vous avez une contre-indication, ce qui peut révéler un état de santé défaillant, qui peut conduire le commerçant à adopter un certain comportement." Sur ce point, c'est la justice administrative qui serait saisie par des personnes s'estimant discriminées, prédit Xavier Bioy. "Cela fait quand même beaucoup de si", constate-t-il.
De son côté, Nicolas Hervieu avertit le législateur : "C'est un terrain miné juridiquement. C'est très dangereux." Sans même parler du risque politique d'une mesure si décriée.
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