Monsieur le Premier Ministre Abdoul Mbaye, lors de sa déclaration de politique générale devant les élus du peuple, le 10 Septembre dernier, a bien souligné que l’un des problèmes dont souffre le secteur éducatif au Sénégal est « la faible intégration des modèles alternatifs d’éducation». Je ne peux que me réjouir, en tant qu’éducatrice, de cette observation pertinente, à ce niveau du gouvernement, et à l’occasion d’un discours aussi important. Mais, comme l’a si bien suggéré Monsieur le Premier Ministre, le plaidoyer de l’intégration des langues nationales à l’école, comme «modèle alternatif d’éducation», a pendant longtemps existé sans grands résultats.
Pour un modèle alternatif d’éducation avec les langues nationales, au moins trois arguments pédagogiques fondamentaux existent : l’argument identitaire, l’argument de soutien au développement psychomoteur, socio-émotionnel et cognitif de l’enfant, et enfin, l’argument de pourvoyeurs de contenus aux autres disciplines académiques. Les termes, "langues maternelles", "langues de terroirs" ou "langues parentales", seront utilisées ici d’une manière interchangeable pour référer aux différentes langues nationales parlées par les enfants chez eux, et qui peuvent correspondre aux langues d’enseignement à l’école. Elles se réfèrent donc aux six langues nationales retenues officiellement en 1978 : Wolof, Seereer, Pulaar, Diola, Mandinka, et Soninké (Programme Décennal de l’Education et de la Formation, 2000). Il faut dire aussi qu’à ces trois arguments, qui ne sont développés ici que brièvement, pour introduire l’aspect cognitif des langues, s’ajoutent beaucoup d’autres, aussi plausibles, pour montrer l’importance des langues nationales à l’école.
L’argument identitaire, le plus souvent avancé, met l’accent sur le besoin d’utiliser les langues nationales à l’école pour permettre aux élèves, dès la petite enfance, de s’approprier leur identité, ce qui leur permettra de mieux connaître leur culture et leur histoire. Cet argument constitue l’un des principaux motifs utilisés par les éducateurs, les politiques et les parents pour l’intégration des langues maternelles à l’école. Ainsi, il constitue le tronc commun de beaucoup de documents d’orientation de politiques générales avancées depuis les états généraux de l’éducation et de la formation de 1981 (PDEF, 2000). Le deuxième argument, l’argument du développement psychomoteur, socio- émotionnel et cognitif, soutient que l’enseignement des langues nationales supporte un développement équilibré de l’enfant. Le psychomoteur relève de tout ce qui ressort des fonctions psychiques et motrices travaillant ensemble, par exemple, dans la bonne coordination des yeux et de la main de l’enfant pour copier une information au tableau. Le socio-émotionnel se définit comme étant tout ce qui ressort des émotions, de l’affect et de la sensibilité de l’enfant par rapport à son milieu. Le cognitif relève de la faculté de connaître et des stratégies mises en place pour faciliter ce processus.
Ce deuxième argument est enraciné dans la philosophie socio-psychologique de Piaget (1929) et socio-culturelle de Vygostky (1978) du développement de l’enfant qui montre que le processus de développement et d’apprentissage est en partie psychologique et individuel, mais aussi, et surtout, social. Il est le résultat d’interactions entre l’enfant et son milieu, qui lui donne son équilibre et son sens d’être dans le monde. Il faut aussi dire que c’est sur ces bases théoriques et pratiques que beaucoup de recherches linguistiques ont confirmé que la maîtrise de sa langue maternelle aide considérablement la maîtrise d’une langue étrangère (Beardsmore, 1982 ; Poth, 1997). Le troisième argument, l’argument des langues nationales comme pourvoyeuses de contenus académiques, soutient l’idée que les langues nationales, de par le savoir-être, savoir-faire, et savoir-devenir qu’elles véhiculent des groupes d’individus qui les utilisent, peuvent aussi servir de contenus dans les différentes disciplines scolaires comme la science, la géographie, les mathématiques, etc. Cet argument aussi, n’est pas nouveau. Pendant longtemps, au lieu d’être directement lié au plaidoyer de l’utilisation des langues nationales à l’école, il a été principalement exprimé dans le compte d’une volonté de prouver des civilisations africaines, non seulement existantes, mais riches en contenus, au delà même des références occidentales (voir La philosophie morale des Wolof (1978), African Fractals : Modern computing and indigenous design (1999), Le vocabulaire scientifique dans les langues africaines (2008), etc).
Il faut dire que ces trois arguments sont extrêmement lies. En fait, les deux derniers arguments peuvent être considères comme des résultantes du premier. L’enracinement des élèves dans leur identité leur permet d’avoir le développement socio-émotionnel équilibré qu’il faut pour mieux s’affirmer, se connaître, et connaître le reste du monde à travers leurs disciplines académiques. De même, les sous-domaines du deuxième argument, à savoir le psychomoteur, le socio-affectif et le cognitif, sont aussi très interconnectés, au point qu’il s’avère presque impossible de les analyser séparément. Après tout, on sait que les émotions trouvent leur origine dans la pensée (Sylvester, 1998) et que les besoins physiques du développement de l’enfant sont conditionnés et accompagnés par ses besoins psychiques et émotionnels.
Néanmoins, comme dans toutes les sciences, la méthode rigoureuse se veut d’essayer d’isoler les éléments d’un phénomène à étudier aux plus petites particules pour mieux analyser leurs influences, les sciences de l’éducation, dont je me réclame, ne sont pas en reste. Je propose donc ici de revenir sur le deuxième argument, plus particulièrement, sur le domaine cognitif pour montrer comment les langues nationales peuvent supporter l’apprentissage des enfants à l’école. L’utilisation des langues nationales comme apports cognitifs repose sur le postulat que les langues nationales, parce qu’elles sont basées sur l’oralité et qu’elles correspondent aux langues que les enfants utilisent exclusivement avant leur scolarité, répondent pédagogiquement au processus cognitif d’acquisition d’information et aux stratégies cognitives dont dispose l’apprenant.
Le processus cognitif d’acquisition d’information et les stratégies cognitives constituent deux notions qui ont marqué, le résultat de la recherche dans les sciences cognitives des dernières décennies (voir Bransford et. al, 2000, dans le manifeste édité : How people learn: Brain, mind, experience, and school). Les propositions faites ici ne sont pas nouvelles. Elles renforcent les nombreuses utilisations déjà enregistrées avec les langues nationales. Mais, en attendant d’autres recherches, elles représentent des liens directs entre des idées pédagogiques déjà émises depuis longtemps pour l’utilisation des langues africaines dans le contexte scolaire (Poth, 1984; 1997) et les principes de bases des sciences cognitives. Je m’appuierais donc, principalement, d’une part, sur certains aspects des langues nationales, et d’autre part, sur la recherche dans les sciences cognitives qui regroupent la psychologie cognitive, la philosophie, les neurosciences, la linguistique, et l’intelligence artificielle. Un des aspects de l’oralité qui caractérise nos langues est qu’elle privilégie la parole au profit de l’image. L’empreinte de l’écriture n’est pas sur papier, elle est plutôt mentale, d’où la richesse de ces langues en imageries (Finnegan, 1970 ; 1994). Une autre caractéristique de l’oralité est l’économie des mots au profit de la pertinence du sens et le charme du verbe.
Cette caractéristique facilite la mémoire et explique la prolifération de proverbes, dictons, métaphores et analogies dans ces langues. Enfin, en véhiculant différentes visions du monde des populations qui les utilisent, les langues nationales, comme toute autre langue, regorgent d’un vaste savoir-être, savoir-faire, et savoir-devenir dans tous les domaines d’activités des populations (Cole et Scribiner, 1974). Plusieurs décennies de recherche et de pratique dans les sciences cognitives ont souligné des éléments fondamentaux sur la manière dont on apprend, en tant qu’êtres humains, au delà de toutes particularités individuelles ou culturelles. A cet effet, dans le domaine du processus cognitif d’acquisition d’information, deux concepts ont été mis en reliefs : l’importance des connaissances antérieures et l’importance du contexte dans l’acquisition de nouvelles connaissances.
Dans le domaine des stratégies cognitives disponibles à l’élève, la carte conceptuelle et la métacognition sont particulièrement importantes. Ces stratégies cognitives sont, chez l’apprenant, aussi bien des stratégies de représentation et de gestion que de régulation de connaissances (West, Farmer, Wolff, 1991; Anderson, 2000). 1) Les langues nationales permettent de capitaliser sur les connaissances antérieures des enfants à l’école. Les connaissances antérieures sont les connaissances que possèdent les élèves sur ou par rapport à un sujet donné avant le processus d’apprentissage d’un nouveau sujet. Le principe de base d’acquisition de nouvelles connaissances est que ces connaissances nouvelles, pour être efficaces, sont construites activement, par l’apprenant, par rapport aux connaissances antérieures.
Le processus cognitif se fait en engageant d’abord les connaissances antérieures sur le sujet à apprendre. Ensuite, c’est en les corrigeant et en les restructurant par rapport à ce sujet que l’apprenant établit des liens avec ce dernier. De nouvelles connaissances donc surgissent. Son apprentissage devient ainsi dynamique et efficace. Les connaissances antérieures de l’enfant peuvent donc être inadéquates, peu structurées, mal structurées ou totalement fausses au départ. Il convient de dire que beaucoup d’enfants ne savent pas encore parler adéquatement ni écrire leur langue maternelle ou parentale quand ils arrivent à l’école pour la première fois. Néanmoins, en ce moment, ils ont déjà emmagasiné beaucoup de connaissances dans ces langues, par rapport à leur vie de tous les jours. Pour emprunter l’expression de Joseph Poth (1997), en ce moment, ils ont enregistré beaucoup « d’élans d’expression spontanée » qui montrent leurs intérêts et expériences et qu’il ne faut pas négliger. Les langues nationales, parce qu’elles offrent une pléthore de connaissances antérieures propres aux enfants, permettent de les engager dans un processus de restructuration et de construction active des connaissances.
L’une des outils efficaces qui permet d’accéder aux connaissances antérieures des enfants, de les structurer ou de les corriger, est la carte conceptuelle (arbre conceptuel). La carte conceptuelle est aussi bien une stratégie cognitive de représentation de connaissances pour l’apprenant, qu’un outil d’accès et d’évaluation des connaissances antérieures de l’enfant pour l’enseignant. Elle permet une « représentation graphique d’un domaine de la connaissance tel que perçu par un ou plusieurs individus » en établissant des liens entres différents concepts (interconnexions) (Laflamme, 2000). La carte conceptuelle constitue donc un outil puissant d’accompagnement des langues nationales pour mettre à la disposition de l’enseignant les connaissances antérieures des enfants par rapport à un sujet donné. 2) Les langues nationales permettent d’avoir un enseignement riche de contexte à l’école.
Le contexte, comme les connaissances antérieures, est un autre élément très important dans tout apprentissage. Le contexte constitue un ancrage cognitif qui soutient l’apprentissage en facilitant la mémorisation, le rappel et le transfert de connaissances d’un contexte à l’autre (West et al. 1991). Les langues nationales, étant des langues du milieu des élèves, fournissent des contextes riches et variés en apportant les pratiques de tous les jours de la vie de l’enfant dans la salle de classe (Poth, 1997). Elles apportent, ainsi, à l’école le familier et le possible, tout en donnant aux enfants, l’opportunité et le recul nécessaire pour les manipuler et les transformer. On peut distinguer trois sortes de contextes avec les langues nationales : le contexte du milieu, le contexte des artefacts culturels et le contexte des événements culturels. Chacun de ces contextes peut être utilisé pour faciliter des apprentissages efficaces. Le contexte du milieu renvoie aux routines de tous les jours de la vie de l’enfant en dehors de l’école. Les enfants issus principalement du milieu de pêcheurs dans le nord du Sénégal bénéficieront plus si des scenarios de pêcheurs riches en contexte sont utilisés en classe pour leur apprendre, par exemple, la biologie marine, le travail d’équipe, l’orientation, la gestion du temps, etc.
Le contexte des artefacts culturels renvoie à des outils spécifiques comme les outils linguistiques (les proverbes), les outils musicaux (la flûte, le tama), etc. Les proverbes, par exemple, de par leurs formes courtes et poignantes, et leurs mnémoniques (techniques aidant la mémoire) peuvent être utilisés pour enseigner des connaissances procédurales ou civiques. De la même manière, les événements culturels comme la Tabaski, la Korité ou les Pâques, de par leur importance au Sénégal et leur richesse cérémoniale et rituelle, peuvent servir de plateformes pour enseigner la biologie animale, des techniques de conservation alimentaire, d’hygiène, etc. 3) Les langues nationales ajoutent au répertoire métacognitif des enfants des outils stratégiques puissants de connaissance de soi en tant qu’apprenants. La métacognition, comme le suffixe " méta " qui s’exerce sur la cognition l’indique, renvoie à la capacité de connaître que l’on connaît quelque chose et les techniques utilisées pour faciliter cette connaissance (Flavell, 1987).
Elle aide donc les élèves « à réfléchir à la façon dont ils apprennent, à ce qui se passe dans leur tète pendant qu’ils résolvent un problème, aux liens qu’ils établissent avec d’autres éléments de connaissance » (Virage, 2005). Elle représente ainsi un moyen de connaissance et de régulation de ses propres acquisitions. Les stratégies métacognitives peuvent varier d’un apprenant à l’autre, suivant ce qui marche chez chaque apprenant. Leur efficacité aussi varie d’une stratégie à l’autre et, donc peuvent bien être enseignées à l’élève. En effet, la recherche a montré que les enfants peuvent bien être introduits à des techniques métacognitives rudimentaires aussi tôt qu’à l’âge de 3 ans (Lai, 2011). Les langues nationales peuvent être des moyens efficaces pour les élèves d’utiliser cette stratégie. L’exposition préalable des élèves aux proverbes et dictons de leurs terroirs, par exemple, surtout la capacité à ces proverbes de simplifier la pensée, d’aider la mémoire, mais surtout d’établir un lien entre les connaissances populaires du terroir et les connaissances académiques, peut permettre aux élèves de les considérer dans leurs stratégies métacognitives. Un élève de l’élémentaire peut bien parvenir à dire un jour : « Je collectionne des proverbes sereers parce que je comprends mieux l’idée générale d’un livre à chaque fois que je peux la lier à un proverbe sereer ».
Dr. Seynabou Diop
Spécialisée dans les sciences cognitives, Sciences de l’Education
[email protected]
Bibliographie
Anderson (2000). Cognitive Science.
Bransford, Brown, Cooking (2000). How people learn: Brain, Mind, Experience, and School.
Beardsmore (1982). Bilingualism: Basic principles.
Cole (2003). Vygostsky and context. Where did the connection come from and what difference
does it make.
Cole & Scribiner (1974). Culture and thought.
Dikidiri (dir. 2008). Le vocabulaire scientifique dans les langues africaines : Pour une approche
culturelle de la terminologie.
Eglash (1999). African fractals: Modern computing and indegenous design.
Finnegan, R. (1970) Oral literature in Africa; (1994) Proverbs in Africa.
Flavell (1987). Speculation about the nature and development of metacognition.
Laflamme (2000). La carte conceptuelle: un outil pour soutenir l’acquisition des connaissances.
Lai (2011). Metacognition: A literature review.
Piaget (1929). The child’s conception of the world.
Poth (1984). Les langues nationales et la formation des maitres en Afrique.
Poth (1997). Fichier pédagogique pour l’utilisation des langues africaines en contexte scolaire
bilingue.
Programme décennal de l’éducation et de la formation (PDEF, 2000). Le bilinguisme dans le
système éducatif.
Sylla (1978). La philosophie morale des Wolof.
Sylvester (1998). Student brains.
Vigostsky (1978). Mind in society.
West, Farmer, Wolff (1991). Instructional Design: Implications from cognitive science.
6 Commentaires
Samba Gourel
En Octobre, 2012 (22:11 PM)L'africain
En Octobre, 2012 (10:01 AM)je reconnais la pertinence de votre choix, mais vos références me convainquent beaucoup moins. étant aussi un spécialiste de l'Education, je vous invite à voir plus profondément que la prise en charge des besoins psycho-socio-affectifs de l'enfant est tout d'abord une question de philosophie de l'homme, une conception qu'on se fait de lui et de son éducation. à part deux de vos sources ( Dikidiri et Sylla), toutes vos autres références sont européennes ou américaines. pourtant, il existe une littérature extraordinaire sur le thème de l'éducation, léguée par des africains, des sénégalais. je le dis parce que les conceptions sont fondamentalement différentes. je vous invite à lire nos guides (religieux et coutumiers) et nos historiens pour voir que le nectar qui peut servir durablement nos enfants ne peut provenir que de nos propres sources. sans celà nous ne ferons que reproduire des modèles inopérants car l'Education, c'est d'abord une question de culture et de civilisation. je ne saurais ne pas vous remercier encore une fois d'avoir posé un débat aussi actuel et profond.
Ouz
En Octobre, 2012 (10:50 AM)So
En Octobre, 2012 (10:54 AM)Pispaco
En Octobre, 2012 (10:39 AM)Sow
En Octobre, 2012 (16:38 PM)On ne peut pas être docteur et se baser simplement sur ses opinions pour engager un Etat sur une voie peut-être sans issue. Vivement de vraies études à caractrères scientifiques.
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