Surprendre son conjoint en train de regarder un film à caractère pornographique peut susciter un sentiment de trahison pas toujours facile à dépasser. Pour des raisons aussi individuelles que sociales.
«Je me suis rendu compte en cherchant dans l'historique de la page que je lisais la veille qu'il y avait tout un historique porno qui s'était déroulé la nuit», se souvient Pénélope, 32 ans, qui travaille dans le milieu du spectacle. «J'ai été surprise, parce qu'on n'en avait jamais parlé, et j'ai été affectée.» Dans un couple hétérosexuel, découvrir par hasard que son conjoint regarde des contenus pornographiques (les hommes en visionnent en moyenne davantage que les femmes) laisse rarement indifférente. Comme l'indique, en se référant à des études, dans son mémoire sur la consommation solitaire de pornographie en couple la doctorante en psychologie Geneviève Bisson: «La découverte inopinée de la consommation du partenaire peut être traumatique et elle engendre souvent une grande détresse conjugale.»
Et ça n'a rien de très étonnant. «La pornographie en soi n'est pas un sujet neutre, ça engendre de fortes émotions, positives ou négatives, ça provoque certains questionnements, politiques et individuels, donc c'est vraiment un phénomène qui a une valence émotionnelle importante», décrit Simon Corneau, professeur permanent au département de sexologie de l'université du Québec à Montréal (Uqam) et spécialiste des questions de pornographie. «Ce n'est pas la même chose de découvrir que son conjoint mange des oranges!»
Interviewée dans un épisode de l'émission de France Culture «LSD, La série documentaire» sur le porno, la gynécologue-obstétricienne et sexologue Marie Veluire, et co-autrice de l'ouvrage Je, tu, nous… le couple, le sexe et l'amour, mentionnait «le nombre de femmes qui se sentent trahies parce qu'elles ont surpris leur mari en train de regarder un film porno». Comme si visionner du porno signifiait dans tous les sens de l'expression «aller voir ailleurs» (sur un écran, d'autres femmes et peut-être d'autres pratiques) et constituait donc une infidélité.
Malgré la tournure aussi imagée que consacrée «ce n'est pas parce qu'on est au régime qu'on n'a pas le droit de regarder la carte», c'est la perception qu'en a Blandine*, 51 ans, psychanalyste, qui a retrouvé au retour d'un voyage il y a vingt ans son désormais ex-mari au dernier étage de leur domicile en train de visionner du porno. «J'étais furieuse, j'étais blessée, j'étais horrifiée. Moi qui le croyais quand il me disait qu'il ne désirait que moi, j'ai senti qu'il y avait d'autres personnes dans nos relations sexuelles; ce n'était plus une relation exclusive et ça m'a fait beaucoup de mal. Je me suis sentie moins aimée et plus aussi attirée par lui parce que je savais qu'il était attiré par d'autres.» Un vif ressenti qui, s'il n'est pas systématique, a des raisons d'être et, qu'on ne s'y trompe pas, est loin de s'expliquer uniquement par une vision du porno comme d'un acte en soi répréhensible.
Comme le relève Geneviève Bisson, il est probable que le secret autour de la consommation solitaire de pornographie soit, peut-être même plus que le contenu explicite lui-même, à l'origine de ses effets potentiellement délétères sur le couple; d'ailleurs, expose-t-elle, «une meilleure communication reliée à la pornographie est associée positivement à la satisfaction sexuelle, et ce, tant chez les hommes que chez les femmes».
Jean-Luc*, 53 ans, qui travaille dans la formation professionnelle, a un jour découvert sur internet un site de petites vidéos X amateures; dans son salon, il en lance une par curiosité. «Et là, le son est à fond. Vous imaginez le bruit que ça fait tout d'un coup dans l'appartement! Ma femme passe une tête, elle me dit “Qu'est-ce que tu regardes?” et là je suis comme un gamin de 10 ans qui a fait une sacrée bêtise, je me sens complètement ridicule. C'était de la gêne et un peu un sentiment de culpabilité, de faire ça dans mon coin, en catimini.»
Dans son esprit, le secret, plus que l'acte en lui-même de visionner un film de ce genre, revenait en quelque sorte à ne pas faire preuve de sincérité envers sa conjointe. «C'est peut-être qu'on exclut sans raison son partenaire de la sexualité et de quelque chose qui touche à l'intimité, alors que l'épanouissement sexuel est un des ciments du couple. On ne se fait pas assez confiance à soi donc on ne fait pas confiance à l'autre pour être en capacité de pouvoir comprendre et échanger sur les sujets qui peuvent gêner et être de l'ordre du plus intime», poursuit cet homme pour élucider la «honte très désagréable» qu'il a ressentie.
Satisfaction de substitution
Le fait de se tourner vers le porno peut aussi être associé à une insatisfaction sexuelle conjugale, quantitative ou qualitative. Pour Pénélope, les sentiments négatifs liés à l'usage de vidéos X par son copain tenaient aussi à la représentation qu'elle avait de la sexualité, et notamment du désir masculin irrépressible que les femmes devraient combler. En 2019, d'après une enquête Ipsos réalisée pour l'association Mémoire traumatique et victimologie, 57% des Français·es (contre 63% en 2015) approuvaient que «pour un homme, c'est plus difficile de maîtriser son désir sexuel que pour une femme».
«On fait partie d'une génération qui pensait que l'homme a des “pulsions” vitales, qu'il faut qu'il se maîtrise. Et, à ce moment-là, dans ma vie, j'avais encore dans la tête cette vision patriarcale de la femme qui doit satisfaire l'homme. J'en étais encore au fait que, s'il avait besoin de porno, c'était peut-être qu'il n'était pas satisfait dans notre sexualité», raconte la jeune femme, qui était aussi peinée d'avoir échoué à bien remplir le «rôle» qu'elle s'imaginait être le sien.
En en discutant avec lui, elle a réalisé que ce n'était pas le cas. «Il m'a rassurée sur le fait que ce n'était pas une insatisfaction, quelque chose qui manquait ou qui n'allait pas. C'était plus une façon de s'occuper, ça faisait partie des divertissements qu'il avait et ça remettait rien en cause chez la personne avec qui il pouvait être. Je me suis rendu compte que ça n'avait rien à voir avec moi, que je n'étais pas du tout mise en danger. Du coup, j'étais tranquille.» Pas de concurrence pornographique, pas de fragilisation de son ego ni de remise en question de son couple pour cette raison. «Il y a plein de situations où on se sent affectées de suite, s'il regarde des filles, s'il a envie de se faire draguer, alors que c'est juste la vie de l'autre et juste des trucs qu'il aime, relativise-t-elle. Ça remet pas du tout en cause la personne que t'as en face de toi, c'est juste qu'elle peut pas tout nourrir.»
«Je pensais encore que, s'il avait besoin de porno, c'était peut-être qu'il n'était pas satisfait dans notre sexualité.»
Pénélope, 32 ans
Selon un sondage Ifop pour CAM4.fr mené en 2014 auprès de 1.050 personnes, 40% des hommes admettent avoir déjà eu plus l'envie de regarder un film porno que de faire l'amour avec leur partenaire. Pour Jean-Luc, ce n'est en rien «une sexualité de substitution». Il s'agit plutôt d'«enrichir la sexualité, les fantasmes, l'univers fantasmagorique». C'est ce qu'affirmait Marie Veluire au micro de France Culture. «Il faut comprendre que, la sexualité, ce n'est pas naturel, ça ne tombe pas du ciel, qu'une excitation sexuelle ça se nourrit; ça se nourrit par la relation, certes, mais ça se nourrit aussi par l'imaginaire et l'imaginaire peut passer par des outils qui vont l'alimenter, et chez les hommes, souvent, c'est des scènes de film porno. Ça doit rester à cet endroit-là, ce n'est en aucun cas une trahison.»
«Rupture de contrat»
Sauf qu'il ne s'agit pas toujours que de sexe. «Il m'avait promis qu'il ne le ferait pas, et donc je me suis sentie complètement trahie, accuse Blandine. Je me suis sentie trompée, mais surtout trompée sur la personne, sur la “marchandise”.» Elle n'avait pas de problème avec le fait que son mari se masturbe et puisse avoir une sexualité en dehors du lit conjugal. En revanche, le porno, c'était niet. «Le mariage, c'est un contrat avec quelqu'un qui décide que sa relation sexuelle ce sera exclusivement avec l'autre.» Or, poursuit-elle, «quand quelqu'un désire quelqu'un d'autre [ici des actrices pornos], il ne vous désire pas vous; la pornographie, c'est vraiment cracher à la gueule de l'amour». C'est donc sa conception personnelle du couple ainsi que la relation conjugale de confiance qui ont été mises à mal par le visionnage de films X. Voilà pourquoi elle parle de «rupture de contrat».
Comme le rappelle Simon Corneau, «on n'a pas à invalider ces émotions-là non plus, elles sont là». Et elles peuvent, glisse-t-il, être colorées par la perception que l'on a de la pornographie en général ainsi que par le type de pornographie que le conjoint visionne. «On ne va pas traiter de la pornographie comme une seule et même chose. S'agit-il par exemple de pornographie commerciale donc mainstream, de pornographie féministe, gonzo, amateur, interethnique…?» Suivant les caractéristiques et attributs physiques des acteurs, des actrices, suivant les actes sexuels spécifiques que l'on retrouve, suivant le caractère réaliste ou fictionnel (au travers d'un dessin animé par exemple) qui est à l'écran, les lignes bougent.
«La pornographie, c'est vraiment cracher à la gueule de l'amour.»
Blandine, 51 ans
«Il y a très peu de pornographie ou même carrément pas de pornographie que je ne trouve pas avilissante pour les femmes, analyse Blandine. Ça m'a fait réaliser que c'était un homme qui était dominateur et qui aimait voir des femmes objectifiées, malmenées, payées. J'ai compris que c'était quelqu'un qui avait une image de la femme qui me convenait pas du tout et ça m'a dégoûtée. Je me suis dit que c'était minable et que je ne voulais pas du tout m'avilir moi, me changer pour ce qui semblait l'intéresser à cette période-là.» Idem pour Pénélope, qui a aussi tiqué sur le visionnage de film explicite par son copain de l'époque parce qu'elle a «du mal avec la vision de la femme-objet et de l'homme puissant». Que son conjoint ait besoin de «consommer des femmes», quand bien même ce serait pour nourrir son excitation sexuelle, peut en gêner plus d'une.
Reproduction intime
«Le porno reste du virtuel», rapportait à LCI la sexologue Anne-Marie Lazartigues. Faut-il alors se rassurer en se disant qu'il s'agit là de fantasmes parfois transgressifs mais qui n'ont pas vocation à être mis en application? «Pas automatiquement», répond Simon Corneau, le spécialiste de pornographie à l'Uqam. «Il y a autant de recherches qui vont dire que certaines personnes vont aller chercher du matériel qu'elles souhaitent reproduire dans le réel que l'inverse.» Et d'illustrer son propos en signalant des études sur la pornographie bareback chez les hommes gays, où les rapports sexuels ne sont volontairement pas protégés: «Pour certains, cette érotisation du risque est vraiment un matériel fantasmatique, c'est excitant, c'est plus cru, c'est un peu plus “rough”, un peu plus agressif et passionné.» Pour d'autres, c'est une pratique sexuelle qu'ils ont ou cherchent à avoir dans la vie réelle. Le sondage Ifop de 2014 dévoilait également que les films X, leurs codes et leurs scénographies, pouvaient influencer le répertoire sexuel des Français·es: 47% des sondé·es avaient ainsi déjà essayé de reproduire des scènes ou des positions vues dans un film porno.
L'idée est donc, autant que possible, d'échanger sur le sujet, de savoir ce qui excite et ce que l'on souhaite emprunter pour la relation à deux. La consommation solitaire de X «peut être utilisée comme un outil, un catalyseur pour une étape ultérieure dans le développement du couple ou le développement de l'intimité», pointe Simon Corneau.
«Ce que tu vois, ça te plaît?» a ainsi demandé la femme de Jean-Luc à ce dernier, pris en flagrant (et bruyant) visionnage de scène de triolisme. «Et donc on a eu cette conversation-là. Il n'y a pas eu de récrimination, pas de cris, pas d'assiettes cassées, plaisante-t-il. Elle était beaucoup plus ouverte d'esprit et simple dans son approche de la sexualité que ce que moi-même je pouvais percevoir, en me faisant des nœuds au cerveau. J'ai la chance d'avoir une épouse avec laquelle j'ai une très forte complicité depuis des dizaines d'années, ça m'a fait réaliser ça. C'est peut-être dommage de se faire prendre pour en parler, mais j'en ai tiré quelque chose de bénéfique pour moi et pour mon couple.»
Discussion motivée
Et, en effet, d'après le sondage Ifop pour CAM4, 55% des hommes en couple regardant du X indiquent être transparents sur le sujet auprès de leur conjointe. Reste qu'il n'est pas facile ni donné à tout le monde d'aborder, spontanément ou non, mais avec franchise et sans aucun tabou ces questions de désir.
«Les sexologues et psychologues ont beaucoup parlé de l'importance de l'ouverture de soi, de la communication, d'être là avec ses désirs, mais une fois qu'on est là avec nos désirs, est-ce qu'on est capable de les nommer, de les verbaliser avec l'autre? Mais est-ce qu'on a vraiment tout ce qu'il faut pour être transparent avec nos partenaires? Est-ce que c'est si simple que ça dans la vie réelle? nuance le professeur à l'Uqam, qui a travaillé sur les impacts psychosociaux de consommation de pornographie. Si je me mets dans un contexte de couple où ça fait des années qu'ils sont ensemble et que ça n'a jamais été dit, est-ce que la personne ne va pas avoir peur du jugement de l'autre, de perdre l'autre? Ça ne va pas de soi, c'est un défi.»
55% des hommes en couple regardant du X indiquent être transparents sur le sujet auprès de leur conjointe.
D'autant que, souligne-t-il, il existe un tas de motivations pour recourir au porno. Celles-ci peuvent être intrinsèques, liées au plaisir inhérent trouvé dans sa réalisation –«entre autres le divertissement et l'exutoire, donc réduire le stress, tuer le temps, combler l'ennui; la satisfaction sexuelle également, donc un outil masturbatoire; et l'exploration de la fantasmatique, le développement de son imaginaire», liste le spécialiste. Elles peuvent aussi être extrinsèques, et servir «un but un peu plus instrumental, pragmatique», utilitaire en somme –«le renforcement du lien social et affectif dans le couple peut en faire partie», au travers par exemple de la consommation en couple de films X, tout comme «la validation de l'identité», outil de taille pour les minorités sexuelles, permettant de voir que l'on n'est pas seule à avoir telles ou telles préférences, «la motivation d'apprentissage et d'information, qui est la plus souvent relevée dans les recherches», mais aussi «la motivation de transgression, qui est la motivation la plus souvent relevée chez les femmes», ou encore celle de «se protéger contre les risques inhérents à la rencontre d'autrui».
Il serait donc tout aussi réducteur d'assimiler systématiquement le visionnage pornographique à une infidélité que d'en faire un banal outil d'excitation censé ne provoquer aucune réaction de la partenaire. Impossible de dire «circulez, il n'y a rien à voir». Le porno donne forcément à voir, et pas seulement des corps en action mais aussi des dynamiques conjugales comme sociétales.
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