: Comment jugez-vous la décision du ministère congolais de la Communication de faire interdire la diffusion de "L’Homme qui réparait les femmes" en RDC ?
Thierry Michel : La réaction de Kinshasa est totalement disproportionnée et révèle un malaise profond des autorités congolaises par rapport à la réalité du pays. À aucun moment dans "L’Homme qui réparait les femmes", l’armée n’est mise en cause. Nous disons simplement que des éléments des FARDC [Forces armées de la RDC] ont commis des violences sexuelles dans l’est du pays. Ce n’est un secret pour personne puisque l’auditorat militaire lui-même a jugé et condamné des militaires violeurs, et pas seulement des soldats mais aussi des officiers supérieurs. Donc quand le ministre Lambert Mende dit que le film est calomnieux, les verdicts rendus par la justice congolaise doivent l’être aussi.
Pensiez-vous le sujet de votre film aussi sensible ?
Non, même si nous avions pris quelques précautions. Nous avons expurgé notre documentaire de tous les noms des violeurs présumés cités par les témoins. Nous l’avons fait pour protéger les victimes de viols et le docteur Denis Mukwege qui les soigne. Mais si nous avons fait œuvre d’autocensure volontaire, c’est aussi pour avoir la certitude qu’ils nous donneraient ainsi l’autorisation de diffuser le film. C’est peut-être journalistiquement discutable mais nous pensions que c’était moins l’enquête que la cause qu’il fallait d’abord défendre. Il faut savoir que les témoignages de femmes consignés dans le film, ce n’est rien par rapport au projet "Mapping" de l’ONU qui, en 2008 et 2009, a fait un travail énorme de recensement des victimes de viols durant les guerres au Congo (1993-2003). Pour tout dire, le rapport des Nations unies est beaucoup plus alarmant que ne l’est le film. Nous aurions pu être plus incisifs mais nous voulions éviter de faire un film polémique. On me reproche souvent cette neutralité, mais je considère que c’est au public de juger. Je ne suis ni juge ni procureur ni avocat, je suis un témoin et je transmets ce témoignage.
u’est-ce qui, chez le docteur Denis Mukwege, dérange tant les autorités congolaises ?
On lui reproche d’être allé devant les Nations unies pour dénoncer l’impunité dont jouissent les criminels en RDC. En un mot, sa parole gêne. Denis Mukwege a fait l’objet de tentatives d’assassinat, on a tué l’un de ses collaborateurs, il est depuis comme enfermé dans son hôpital sous protection de l’ONU. Quand il en sort, c’est sous escorte des Nations unies.
Je m’inquiète pour le docteur mais aussi pour les victimes qui ont témoigné. À partir du moment où on dit qu’il y a "calomnie" contre l’armée, cela ouvre la voie à de possibles poursuites judiciaires. On pourrait reprocher à leur parole de mettre en cause l’armée alors qu’ils ne font que relater ce qu’ils ont vécu. J’espère que la formulation "calomnie" n’a pas été choisie pour intimider les témoins. Les femmes des villages du fin fond du Kivu ne sont pas protégées. On ne peut pas mettre un militaire de l’ONU derrière chaque femme survivante des massacres ou des viols.
Avez-vous tout de même espoir que le film soit vu en RDC ?
On ne sait jamais. Tout à coup, les autorités peuvent se dire qu’interdire le film va finalement faire plus de bruit que le diffuser. Reste qu’en RDC, il n’y a pas de réseaux de salles. Et les télévisions ne l’auraient pas diffusé. Si bien que le film n’aurait été vu que dans de petits cercles, c’est-à-dire à l’hôpital de Panzi, où travaille le docteur Mukwege, à la Monusco [la Mission de l’ONU en RDC] et dans les ambassades étrangères. Mais cette interdiction n’est pas admissible dans l’idée.
Craignez-vous qu’il soit de plus en plus difficile de travailler en RDC ?
J’ai le sentiment d’avoir toujours bénéficié de la sympathie de la population congolaise. Mais avec les autorités, que ce soit du temps de Mobutu ou aujourd’hui, cela ne s’est vraiment jamais bien passé. Depuis 20 ans que je travaille au Congo, ce genre de choses est récurrent : j’ai été arrêté, incarcéré, accusé d’activités suspectes et d’intelligence avec des puissances étrangères, j’ai été expulsé à plusieurs reprises, mes films ont été interdits, j’ai été en procès. C’est une vieille querelle de famille. On s’aime et on se dispute.
Cela a toujours été difficile pour les journalistes en RDC. Et ça le sera encore plus à l’approche des élections, période durant laquelle les médias étrangers rencontrent davantage des difficultés, subissent des pressions. Étrangement, sur mon dernier film, nous n’avons pas eu de problèmes de tournage. Et pendant six semaines, ma collègue Colette Braeckman avait reçu une autorisation orale renouvelée. Le ministre lui-même le lui avait confirmé. Ce retournement est totalement surprenant.
2 Commentaires
Respect Dr.
En Septembre, 2015 (11:01 AM)Le viol n'a jamais autant ete une arme de guerre que dans ce pays.
Des gens comme ce medecin humanitaire congolais redonnent foi en l'humain. Puissiez vous continuer a exercer votre noble métier, en paix.
Anonyme
En Septembre, 2015 (11:29 AM)Participer à la Discussion