C’est le médecin-chef de Lampedusa, la petite île italienne qui depuis les années ’90 a accueilli plus de 300.000 migrants, dont une majorité d’Africains. Pas un seul d’entre eux n’a pu débarquer sur ce confetti posé au beau milieu de la Mer Méditerranéenne, entre les côtes africaines et l’Italie, sans son autorisation. «Je les ai tous vus, tous secourus d’une manière ou d’une autre, et en 25 ans personne n’a été refoulé de notre île», explique Pietro Bartolo, médecin-gynécologue et responsable du centre médical de Lampedusa.
Dans cet entretien exclusif, le docteur Bartolo livre un témoignage bouleversant d’une vie totalement dédié à «des hommes, des femmes et des enfants qui ont eu l’immense courage de braver la mort, dans le désert et en mer, pour atteindre l’Europe». Bartolo est devenu célèbre à la suite du succès planétaire du documentaire Fuocoammare, Ours d’or au dernier Festival de Berlin et dont il est l’un des grands protagonistes. Après ce film, il a décidé de partager 25 ans d’expériences auprès des migrants à travers un livre – «Larmes de sel. Témoignage d’un médecin de Lampedusa entre douleur et espoir» - dont le point de départ est l’histoire d’un garçon qui se sauva par miracle à un naufrage lorsqu’il avait 16 ans. Ce garçon, c’était lui: Pietro Bartolo.
Docteur Bartolo, vous accueillez des migrants depuis plus de 25 ans. Depuis 1991, qu’est-ce qui a changé dans les flux migratoires que l’île de Lampedusa et l’Italie sont appelées à gérer dans l’urgence ?
Je me souviens des trois premières personnes à avoir débarqué à Lampedusa. C’était en 1991, il s’agissait de trois femmes qui s’étaient cachées dans un hôtel en construction. Quand le lendemain, les maçons les ont découverts, ils ont fui. Les habitants de l’Île pensaient que « les turcs étaient de retour ». C’est une vieille expression qui fait référence à l’arrivée de la flotte ottomane à Palerme, en Sicile, à la fin du XVIIème siècle. Depuis, elle est utilisée pour désigner l’étranger, mais il n’y a rien de péjoratif, rassurez-vous. Plus sérieusement, de 1991 à 1997, les migrants ont débarqué à Lampedusa de manière autonome par groupe de 40-50 personnes, à bord de petites embarcations. A partir de 1997, les flux se sont intensifiés et c’est là que l’Etat a décidé de créer un centre d’accueil pour accueillir les migrants dignement. Mais le grand tournant a eu lieu en 2011 avec le Printemps arabe. A partir de là, les flux sont devenus de plus en plus réguliers et de plus en plus intenses, avec la cohorte de souffrances que cela comporte. Les types de pathologies et le nombre de naufrages ont aussi augmenté.
Avec quel état esprit les habitants de Lampedusa font face aux flux migratoires ?
Lampedusa est une bouée de sauvetage sur la route entre l’Afrique et l’Italie, un confetti déposé par Dieu au beau milieu de la Méditerranée, et nos habitants n’ont jamais refusé un seul migrant. J’en suis fier. Et ce malgré l’image négative qu’a eu le phénomène migratoire sur l’île à travers les médias nationaux et internationaux a eu un impact négatif sur l’économie de l’île dont les recettes reposent à 90% sur le tourisme. Même au plus fort de la crise, à savoir les années 2014 et 2015, lorsque les touristes ont déserté notre île par la peur injustifiée de trouver des cadavres sur les plages, les Lampédusiens n’en n’ont jamais voulu aux migrants, mais à l’Europe qui n’a rien fait, et aux journalistes.
N’est-ce pas inévitable que les tragédies des migrants aient un impact sur l’image de Lampedusa ?
Personne ne peut nier les tragédies, mais lorsqu’un naufrage a lieu à 100 miles nautiques de notre île, les médias ne peuvent pas dire que ce même naufrage s’est produit à Lampedusa. Ce type de désinformation nous est insupportable. L’opinion publique est désormais convaincue que Lampedusa est devenue l’île de la mort, avec les conséquences que vous pouvez imaginer sur le plan touristique. Mais, nous faisons tout notre possible pour sauver des vies en mer, car pour un peuple marin comme le nôtre ne pas secourir des hommes, des femmes et des enfants est un déshonneur. En ce qui me concerne, je sauverai des vies jusqu’à ma mort.
Quel est le prix à payer d’un tel engagement ?
J’ai sur la conscience le poids d’avoir un peu abandonné ma femme et mes trois enfants, qui comprennent cependant la mission que Dieu m’a donnée. Je passe des nuits entières en dehors de mon domicile.
Les migrants africains en situation irrégulière sont l’objet de nombreuses discriminations. L’extrême droite européenne n’hésite pas à dénoncer les risques d’épidémies dont ils seraient porteurs. Que répondez-vous à ce genre d’accusations ?
C’est totalement absurde. En 25 ans d’expérience, nous n’avons jamais recensé parmi les migrants que nous avons sauvés ou accueillis des maladies contagieuses graves comme le choléra ou Ebola. Comment peut-on imaginer un seul instant qu’un migrant puisse parcourir des milliers de kilomètres avec de telles maladies ? Celles que nous traitons constituent les cas typiques de personnes qui voyagent dans des conditions extrêmement difficiles, à savoir la gale, la déshydratation, l’hypothermie, les traumas physiques ou psychologiques.
Quelles sont les épreuves les plus difficiles que vous avez du surmontées ?
Les cadavres. C’est quelque chose d’insupportable car les morts symbolisent la dimension la plus tragique des périls auxquels doivent faire face les migrants lorsqu’ils tentent de rejoindre l’Europe. C’est aussi un défi majeur car nous avons le devoir moral de leur rendre leur dignité, cela passe par un parcours d’identification des corps très complexe afin qu’ils puissent reposer en paix et de soulager la douleur de leurs proches que nous essayons à chaque fois de retracer et contacter.
Quel a été l’impact du documentaire Fuocoammare dans votre quotidien ?
J’ai compris que la sensibilisation de l’opinion publique sur le sort des migrants est aussi importante que sauver des vies humaines. Je suis prêt à tout pour ouvrir les yeux des Européens sur l’horreur du trafic des migrants. Le gouvernement italien aussi doit tout faire afin que toute l’UE se mobilise pour sauver des vies et mettre un terme aux tragédies qui ne cessent de s’accumuler dans la Mer Méditerranée. Si l’Europe ne fait rien, tôt ou tard elle devra répondre de ses actes aux futures générations.
Pourquoi avez-vous décider d’écrire un livre ?
C’est une sorte de catharsis des expériences que j’ai vécues auprès des migrants. On ne peut pas en sortir indemne. J’avais aussi le sentiment que les témoignages recueillis ne pouvaient rester pas sous silence, je sentais le besoin de raconter au monde ce que j’ai lu et entendu pendant toutes années. Mais cela a pris du temps car en révélant ces histoires, j’avais peur de trahir les migrants et mettre à mal leur pudeur. Mais n’est-ce pas aussi une trahison que celle de ne rien dénoncer publiquement et de garder tout pour soi ? Aujourd’hui, je suis prêt à tout afin que le livre soit traduit et diffusé dans toute l’Europe, et pourquoi pas en Afrique, au risque de ne pas percevoir d’argent, cela ne m’intéresse pas. A ce titre, je pense que les médias africains ont un rôle crucial à jouer pour dénoncer les conditions inhumaines auxquelles doivent faire face les migrants pendant leur parcours migratoire, les risques qu’ils encourent, les sévissent qu’ils subissent, les cas de maltraitance de la part de réseaux de passeurs sans foi ni loi.
Comment expliquez-vous cette difficulté de l’Union Européenne à résoudre la crise des migrants ?
Certes, le dossier est complexe, mais en toute honnêteté, je ne me l’explique pas. L’Europe est un continent qui vieillit rapidement, qui a un besoin désespéré de main d’œuvre. Or, les migrants qui débarquent à Lampedusa sont jeunes, forts, ils nous amènent une richesse culturelle d’une valeur inestimable dans l’ère de la globalisation. Mais, si nous refusons de les accueillir, alors il faut changer d’attitude en Afrique. On ne peut pas faire du business sur ce continent, voire être en partie à l’origine de certains conflits ou complice de l’exploitation du sous-sol africain, et ensuite tourner le dos à des hommes, des femmes et des enfants innocents qui fuient la guerre, les violences, les régimes autoritaires, la faim et la misère sociale. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas mettre tous les pays européens dans le même sac, mais peut-être que certains d’entre eux devraient réfléchir à deux fois avant de vouloir ériger des murs. De même, les leaders africains ont une grande responsabilité par rapport aux tragédies de la Méditerranée.
Vous avez accueilli plus de 300.000 migrants à Lampedusa, quels critères avez-vous utilisé pour publier certaines histoires et pas d’autres ?
J’ai publié celles qui m’ont le plus touché, il y a aussi des témoignages que j’ai eu le temps de recueillir et auxquels je me suis passionné. Je pense à ce petit bébé d’à peine neuf mois, Favour, que nous avons recueilli par miracle en mai 2016 et dont la mère d’origine nigériane est décédée durant la traversée de la mer suite aux brulures provoquées par un mélange létal d’eau et d’essence.
Dans votre livre vous évoquez cette maladie, parfois mortelle, qui ne touche que les femmes. De quoi s’agit-il ?
Je l’ai surnommé la « maladie du zodiac ». Vers 2015, nous avons constaté qu’un nombre toujours plus important de femmes migrantes, et uniquement des femmes, présentaient des brulures très graves sur leur peau. Nous avons mis un certain temps pour comprendre l’origine de cet étrange phénomène. En fait, depuis les lancements en fin 2014 de Triton, une opération de l’agence européenne Frontex, l’agence de surveillance des frontières extérieures de l’UE, et de l’opération militaire Sophia en 2015, dont le but est d’intercepter et interpeler les passeurs dans les eaux internationales et d’étendre cette action dans les eaux libyennes (jusqu’à 30 miles nautiques des cotes de la Libye, ndlr), les trafiquants ont changé les types d’embarcations dans lesquelles les migrants sont transportés. Fini les gros bateaux facilement repérables, ils sont passés à des zodiacs de piètre qualité, moins chers en termes d’investissements, où sont entassés au maximum une centaine de migrants. Autre changement majeur, les passeurs ont substitué le gasoil avec de l’essence, qui mélangé à l’eau de mer provoque des brulures jusqu’au 3ème degré de la peau.
Mais pourquoi seules les femmes sont touchées par ce fléau ?
Sur les zodiacs, les hommes se positionnent sur les bords afin d’éviter le risque que les femmes et les enfants, placées au centre, tombent en mer. Malheureusement, pendant la traversée de la Méditerranée, une partie de l’essence qui sert à renflouer le moteur se déverse dans le zodiac, et fini par se mélanger à l’eau de mer provenant des vagues. Et ce sont les femmes qui en subissent les pires conséquences. La mer n’est qu’une étape parmi beaucoup d’autres dans le parcours migratoire infernal des femmes migrantes. La majorité d’entre elles sont violées durant leur trajet qui dure en moyenne deux ans, certaines débarquent à Lampedusa enceintes. Les témoignages recueillis décrivent des voyages invraisemblables, notamment en Libye où les migrants sont traités pire que des animaux.
Comment les migrants sont accueillis à Lampedusa ?
Il y a une double approche : sanitaire bien sûr, car nous devons nous assurer que les cas les plus graves soient immédiatement transférés dans des structures adéquates, mais l’aspect humain est tout aussi important. Croyez-moi, après toutes les épreuves qu’ils ont endurées durant leur voyage, les migrants ont besoin d’humanité. Il suffit parfois d’un sourire, une caresse, une tape sur l’épaule pour leur arracher un sourire, les convaincre qu’ils sont arrivés dans un pays ami qui ne veut pas leur faire du mal. Mais ce n’est pas facile, car les souffrances psychologiques sont énormes. La possibilité d’instaurer un rapport de confiance entre nous et les migrants est cruciale car cela te permet de travailler plus aisément sur la phase d’accueil, surtout avec les femmes et les enfants.
Etes-vous encore en contact avec des migrants que vous avez secourus à Lampedusa ?
Certains m’écrivent pour me dire ce qu’ils deviennent. Pas plus tard qu’hier, un jeune homme d’origine camerounaise m’a envoyé des photos de Milan, il fait partie des nombreux naufragés que nous avons secourus. Sa survie fut un miracle, aujourd’hui il est marié, avec un enfant. J’en ai la chair de poule.
© Sud Quotidien (Sénégal), Les Echos (Mali), Le Calame (Mauritanie), Le Pays (Burkina Faso), L’Autre Quotidien (Bénin), Mutations (Cameroun), Le Nouveau Républicain (Niger), Le Confident (RCA), VITA/Afronline (Italie).
De Patrick Ndungidi et Joshua Massarenti
2 Commentaires
Ousseynou Ndiaye Gonzales
En Décembre, 2016 (19:07 PM)Ça va mal, tu crois que c'est normal ? J'ai décidé et rien ne m'empêcherait de franchir le cap qui est la mer, de quitter l'Afrique Terre Mère et de partir à l'Europe qui va être mon père. Arrivé là-bas, je suis un peu déçu mais c'est pas grave. J'ai pu surmonter le pire. T'inquiètes, suis brave. Va falloir rester fort comme un chien qui bave, avoir la détermination sur le chemin comme la lave.
A mon premier regard, j'ai vu des inconnus, des êtres qui me semblaient bizarre. Dès que je suis arrivé prés de la gare, j'ai vu des gars. L'un d'eux me regardait, l'autre dansait le Raggae. Putain, je connais personne ici. Faut que je trouve un abri. Où trouver des gens avec qui je cohabite ? La vie est dure et tu ne le sauras pas tant que t'es dans ta cour. Suis un étranger et je peux même pas faire un tour. J'ai peur qu'on m'entoure parce que j'ai pas de TAF, avec tous ces "Ahtays".
Ca me donne envie de les loger en entailles, dans les entrails. Putain, faut que je graille. Ca fait déjà des mois. Niques ta justice et leurs lois. J'ai plus peur qu'on me voie, ni qu'on m'aboie. C'est pas "easy" boy c'est comme du bois. Surtout si t'es un blédar, même si t'as plein d'art, savoir bien manier les choses. Saches que c'est toujours dard. Car on dirait que la souffrance me suit. Je sais pas là où j'en suis et je m'ennuie de jours en nuits. Dès fois même, je pense que suis détruit.
• Penses-tu au retour ?
• Bon, oui ! parce que je sais pas où aller, faut avoir la roue arrière.
Ici y'a que des pétasses, peu de femmes voilées. Ici les gens ne sont pas dans le "Diiné" mais dans le "Haraam". Le racisme est là, loin de chez moi dans le "Salaam"
Faut croire qu'espoir et désespoir font partie de mon histoire. L'Europe qui était mon miroir n'était qu'une ombre dans le noir, noir, rêve devenu cauchemar, marre, trêve de pleurs, prenons nos mouchoirs
Faut croire qu'espoir et désespoir font partie de mon histoire. L'Europe qui était mon miroir n'était qu'une ombre dans le noir, noir dans les couloirs et dans les tiroirs, marre du blanc qui a le coeur noir.
Ils sont venus en Afrique avec leurs armes et leur bible, prendre nos hommes forts. Nous imposer leur religion, c'était ça leur cible. On a tant souffert pendant que des années passèrent, en voyant traquer et capturer nos frères et sœurs. Tous leurs biens sont de nos morts. Noirs, Arabes, Métis ou Maures, soyons tous forts. Vieillards, Adultes ou Mômes. Parce qu'il est temps que nous devons faire face à l'Occident. Combattre le mal par la haine, oeil pour oeil, dent pour dent
Alors cependant, va falloir changer de comportement pour espèrer le développement. Ce n'est pas donc trop tard pour moi. Faudra y croire. On n'a pas encore perdu. C'est pas la fin, c'est la mi-temps. S'il y'a des "Thiounés" dans l'équipe, saches qu'il y'aura des remplacements pour espèrer le changement.
La moitié de nos dirigeants nous ment. C'est la cause maintenant que les jeunes ne veulent rester ici à souffrir. Alors ils pensent que la solution est de fuire pour se débarrasser des empires et finir les temps pires. Si tu me crois pas, bon tant pis. C'est pour sauver ma vie. Ce qui me donne l'envie d'obtenir la liberté et ça n'a pas de prix. Mon destin m'a pris, autant qu'il m'apprit à bien remonter le moral, à voir le bien dans le mal.
NB : « Ahtays » signifie brebis galeuses, « Diiné » signifie Religion, « Haraam signifie quelque chose d’illicite.
Anonyme
En Janvier, 2017 (23:16 PM)Participer à la Discussion